Mondes pacifiques

Genres et généricité dans la poésie seychelloise contemporaine

SOMMAIRE

Dans cet article, je me propose d’analyser la production poétique dans une perspective comparative. Comment est-ce qu’on peut définir le concept de genres poétiques dans le contexte plurilingue seychellois ? Est-ce que la notion de genre est une entité mentale archétypique qui préexiste à toute complexification ratiocinative et qui prend diverses formes lors de sa manifestation textuelle, ou s’agit-il plutôt du produit d’une activité taxinomique rétrospective qui opère à partir d’une pluralité littéraire constituée par des œuvres littéraires antérieures à la classification ? Quels peuvent être les enjeux d’une analyse générique de la poésie lyrique dans le cas d’une littérature en devenir, d’une littérature insulaire trilingue dans le contexte indianocéanien ? Le corpus de mon étude est constitué de textes poétiques publiés dans la revue littéraire seychelloise, SIPAY et sur le site du journal Seychelles Nation Online. Au lieu de circonscrire une éidétique constante, une approche qui traite de l’essence liée aux phénomènes (dans une optique fixe), je propose d’élargir l’horizon en impliquant un niveau analytique qui se focalise sur la processualité, les mouvements de la prise de forme et de la réalisation du texte (dans une optique dynamique).

 

GENRES ET GÉNÉRICITÉ DANS LA POÉSIE SEYCHELLOISE CONTEMPORAINE[i]

 

« you have taken from me days and nights

but have given me eternity

you have taken from me a few space

but have given me the world »[ii]

 

1. Champ analytique

Les Seychelles (Sesel, Repiblik Sesel) sont un archipel de 115 îles au cœur de l’océan Indien. Depuis 1976, les îles forment une République indépendante, membre du Commonwealth et de la Francophonie (GUÉBOURG, 2004 : 46). Les langues officielles du pays et les langues de la littérature seychelloise sont le français, l’anglais et le créole seychellois.

Dans cet article, je me propose d’analyser la production poétique dans une perspective comparative. Comment est-ce qu’on peut définir le concept de genres poétiques dans le contexte plurilingue seychellois[iii] ? Est-ce que la notion de genre est une entité mentale archétypique qui préexiste à toute complexification ratiocinative[iv] et qui prend diverses formes lors de sa manifestation textuelle, ou s’agit-il plutôt du produit d’une activité taxinomique rétrospective qui opère à partir d’une pluralité littéraire constituée par des œuvres littéraires antérieures à la classification ? Quels peuvent être les enjeux d’une analyse générique de la poésie lyrique dans le cas d’une littérature en devenir, d’une littérature insulaire trilingue dans le contexte indianocéanien ? Le corpus de mon étude est constitué de textes poétiques publiés dans la revue littéraire seychelloise, SIPAY et sur le site du journal Seychelles Nation Online. Au lieu de circonscrire une éidétique constante, une approche qui traite de l’essence liée aux phénomènes (dans une optique fixe), je propose d’élargir l’horizon en impliquant un niveau analytique qui se focalise sur la processualité, les mouvements de la prise de forme et de la réalisation du texte (dans une optique dynamique).

Pour atteindre à une vision objective et pertinente, il faut définir les règles de la juxtaposition, de l’interpénétration et de la superposition de la critique générique de la création littéraire,  l’approche systémique et la phénoménologie et l’épistémologie des singularités et particularités qui doivent prendre en considération les caractéristiques de chaque œuvre unique (CONTE, 1993 : 59-79). Ainsi, l’étude théorique des genres ne peut s’imaginer que dans une perspective de transférabilité. Pour pouvoir établir des matrices, des modèles génériques, il faut prendre en compte les hétérogénéités des langues, des imaginaires, de l’incarnation textuelle qui est l’écriture. On peut parler d’une incarnation phénoménologique interprétée comme la manifestation de contenus mentaux sous forme de texte objectivé[v]. Il s’agit aussi d’une incarnation épistémologique : dans une œuvre littéraire donnée opère un processus de concrétisation et de singularisation lors duquel le texte (analysé comme système élémentaire) fait une sélection à partir d’un ensemble d’entités mentales disponibles (l’imaginaire collectif, individuel). L’incarnation textuelle est une transition réalisée comme réduction/restriction de perspective d’un champ prépotentiel dans la direction de la prise de valeur et de forme (saturation, idéogenèse, morphogenèse). La notion de champ prépotentiel, dans le sens de matrice de puisage, peut s’avérer être un opérateur de fonctions riches une fois appliquée dans la théorie générique. Dans cette optique processuelle (qui se concentre donc essentiellement sur les processus de devenir et de prise de forme et non pas sur la notion-produit achevée, close et finalisée), suivant les dynamismes de l’analyse transcendant les régions thématiques et notionnelles figées, j’esquisse les contours d’un modèle d’un continuum de déterminités, d’un schéma qui transcende les cadres d’un formalisme rigide des genres.

 

2. Ensembles, sauts qualitatifs, domaines multiples

Je propose d’envisager les genres dans une perspective systémique. On peut classer les modes poétiques, les attitudes du poète, les formes préexistantes de l’expression, les formes individuelles, les caractéristiques nationales, les autres éléments formels et contentuels dans une matrice complexe dans laquelle figurent les formes et les contenus possibles de la généricité (VIËTOR, 1986 : 11-17). Je trouve qu’en situant l’œuvre dans un schéma libre et productif qui comprend (comme système ou ensemble de base stochastique[vi]) les éléments génériques envisageables, on peut arriver à des définitions, approximations plus flexibles, non-monolithiques. Prenons comme point de départ l’ensemble G qui contient la totalité des composantes génériques. L’œuvre représente une singularité saturée, une consistance locale (CL), qui est un domaine de cristallisation de certaines contraintes génériques sélectionnées à partir de G. En termes de groupes et de sous-groupes, on peut envisager cette relation d’inclusion et de particularisation de la manière suivante[vii] : G{…CL1, CL2…CLn…}. Vu les genres épiques, lyriques et dramatiques dans un modèle de continuum, une conception renouvelée de genre et de l’œuvre prend forme. Un genre ou plutôt, du point de vue de l’œuvre unique et singulier, une constellation générique n’est autre qu’une convergence distributionnelle (KUSHNER & DUPUIS, 1992 : 3). Au lieu donc de voir en l’œuvre les marques d’une univocité, on la conçoit comme un sous-ensemble qui représente une convergence dans l’espace des phases générique (KOROLYUK, 1999 : 1-2). L’espace des phases, dans le cas du modèle générique présenté, peut être défini, comme un ensemble qui contient toutes les phases possibles d’un système. Dans ce cas, c’est une matrice, un tableau de termes opérationnels qui inclut toutes les formes possibles des trois grands domaines poétiques. Il s’agit d’un espace d’état qui nous permet d’établir une matrice et de modeler ainsi l’œuvre, qui est interprétée ici comme un système dynamique. Placée dans une matrice générique superpositionnelle (qui juxtapose chaque élément caractéristique possible de tous les genres), l’herméneutique de l’œuvre littéraire peut sortir de la déterminité réductrice imposée par les taxinomies séparatives qui essaient d’établir des appartenances typologiques strictes (épiques, lyriques, dramatiques). Dans mon interprétation, l’appartenance générique de chaque texte est représentée par des termes de la théorie des groupes où chaque œuvre est un ensemble, qui, lors de la prise de forme, de l’écriture, prend des traits formels et contentuels qui peuvent être associés à certains genres. Néanmoins, l’œuvre littéraire ne cesse pas de rester dans cet espace dynamique qui se situe toujours dans l’intergénérique, c’est-à-dire qui continue à conserver l’ouverture du texte, qui est lu et interprété comme un flux permanent, comme phénoménalité saisie sans concepts génériques (pré)définis disponibles (RICHIR, 1987 : 19-20).

Dans cette optique, chaque trait spécifique qui peut dénoter l’appartenance à une type générique est considéré comme vecteur, un paramètre de base, qui dénote les directions principales selon lesquelles on peut interpréter les rapports de l’œuvre à des genres. Vu depuis un schème conceptuel générique, l’œuvre doit conserver sa structure fondamentale ouverte. Dans l’univers G, l’espace représenté par une œuvre donnée est délimité par des frontières, qui ne représentent pas de distinctions nettes et démarcatives, mais laisse se pénétrer par des différents éléments textuels (mots, phrases, paragraphes, chapitres), par des vecteurs qui peuvent indiquer des interpénétrations génériques.

En établissant un modèle abstrait de l’œuvre, on peut constater que chaque œuvre présente des processus de translation, dans lesquels la transférabilité (TAKLE, 2007 : 375-384) (entre les différents niveaux d’abstraction, entre les champs sémantiques, entre les notions sollicités, des langages et des langues, des cultures) joue un rôle essentiel. La non-définitude des systèmes stochastiques apparaît au niveau de l’intertextualité, de l’interculturalité, dans l’intergénérique qui caractérise certaines œuvres, au niveau du style et de la langue. Il faut souligner que tout en gardant la tripartition normative épique-lyrique-dramatique, ces groupes typologiques servent plutôt de « catalogues classificateurs », qui englobent les formes génériques concevables (JAUSS, 1986 : 37-76). L’œuvre littéraire est un réseau, un ensemble qui est lui-même sous-groupe (p. ex. de la triade générique classique) et groupe (elle unit les caractéristiques élémentaires, p. ex. traits stylistiques). Pour représenter le texte, en tant que système complexe, et pour décomposer l’universalité normative de la classification générique, on peut assigner des désignateurs symboliques aux éléments textuels, aux vecteurs, aux fonctions élémentaires. Ainsi, l’œuvre (consistance locale, CL, qui est une convergence, une matrice) est sous-groupe et élément de l’espace des phases générique (G, univers superpositionnel, matrice à son tour ([G{CL{…{}]).

La structuration interne de l’œuvre s’établit à partir de la stratification, de la phénoménalisation, de la saturation des éléments textuels qui tissent le corps du texte dans leur séquentialité : les lettres, les mots, les phrases, les paragraphes, les chapitres s’intègrent dans l’ensemble (systémique) de l’œuvre comme les constituants d’un schème spatio-temporel ; il s’agit d’un processus continu de création et de réalisation (écriture-lecture) qui peut être représenté par des systèmes formels. En effet, l’étude du texte, en tant que phénomène objectivé, est une interrogation, une quête qui s’interroge sur la phénoménalité (RICHIR, 1988 : 9-18) du texte (et de ses particules élémentaires) par une analyse du texte formalisé. Le défi de l’approche élémentaire de la textualité réside dans la mobilisation de notre capacité de penser en dehors des méchanismes automatiques de l’identification et de l’attribution génériques.

 

3. Groupes formalisés

La saturation du groupe formalisé (le texte, l’œuvre) par des éléments constitutifs peut être schématisée de la manière suivante : l’œuvre (CL) qui se situe dans l’espace matriciel des genres (G), est lue comme un assemblage, comme une succession de signes formalisés. Ces signes sont des éléments textuels, des particules qui contribuent à la complexification du texte, qui le constituent et qui, en tant que particules élémentaires, sont à leur tour des assemblages (BOURBAKI, 2006 : 1-14). Ces éléments sont des composantes valancielles, car ils sont porteurs de valeurs sémantiques, et ils sont des vecteurs, car ils désignent les directions de la formation de sens. Chaque élément est donc une différenciation, un reconditionnement du texte entier. Cette complexité est valable au niveau de l’appartenance générique également : en analysant le texte au niveau élémentaire, on constate que la structure locale et l’ensemble d’une œuvre ne présentent pas de traits génériques et des formes inconvertibles, figées, unilatérales, mais que chaque élément constitutif est un saut qualitatif (et générique), qui s’intègre dans la séquence de l’œuvre non pas comme une constante, mais comme une variable cumulative. De cette manière, on se rend compte plus facilement du caractère multidimensionnel des textes littéraires, ainsi que de la polygenèse générique : chaque variante, chaque vecteur, chaque élément textuel influe sur l’appartenance générique. De cette façon, le cheminement unidirectionnel logocentrique des schémas formulaires peut être remis en question.

Une œuvre, présentant des éléments de traits génériques différents (Tl, Té, Td pour désigner les traits lyriques, épiques et dramatiques) peut être modelée de la façon suivante : CL{…Tl …Té …Td …}. En décomposant et en subdivisant l’assemblage, qui est l’œuvre, en sous-domaines possibles,  on voit que tout texte se compose de constructions formatives divergentes qui dénotent un continuum générique de possibilités modales[viii]. Les éléments[ix] (Ét – élément textuel), en relation étroite, forment un réseau. Si l’on admet que les modes et les modalités (M) représentent une valeur intrinsèque plus unitaire que les genres et les types génériques (SCHOLES, 1986 : 77-88), on peut accéder à une conceptualité différentielle et différentiable, ouverte aux possibilités coextensives et simultanées[x]. Ainsi, l’œuvre (CL), qui se compose d’éléments textuels (Ét) qui peuvent présenter des traits génériques (T = Tl, Té, Td), à l’intérieur desquels on peut distinguer des modalités génériques plus différenciées (M), se situe dans l’espace des phases générique (G qui nous sert, pour la présente tentative, d’ensemble de base [G]). Le schéma formalisé de l’œuvre en termes d’ensembles et d’appartenances sera la suivante : [G{CL{Ét{T{M}}}}]. Bien évidemment, l’espace superpositionnel générique (G) peut contenir un nombre théoriquement illimité (n) de textes (CL), qui peuvent à leur tour contenir un nombre théoriquement illimité d’éléments textuels (Ét), chacun présentant des traits génériques (T), décomposables en modalités ou vecteurs génériques élémentaires (M) :

[G{…CLn-1{…Étn-1{…Tn-1{…Mn-1…}, CLn{…Étn{…Tn{…Mn}}}]

4. Articulations locales

L’« Attente torturée » de Daniel ALLY (2011) nous présente la texture des entrelacements des langues française et créole, une herméneutique de la sonorité et des vécus seychellois.

« Le feu de bois ne roucoule plus

Je n’entends plus le “makalapo” se lamenter […]

Sur la colline tout est silencieux

Moi, je ne chante que pour être heureux

Sans toi mon “zez” n’a plus son ré […]

Je te promets un baiser

Comme auparavant sous le majestueux “mouloupa” »

Le « makalapo » est un instrument à cordes dont la caisse de résonance, une boîte métallique, est enterrée (BOLLÉE, 2000 : 278). Le makalapo est une objectivation substantielle de l’identité en mouvement, du discours dynamisé qui symbolise la liaison entre le Même et l’Autre, le sujet et l’objet, entre la complémentarité de la terre, qui a sa position épistémologique fondamentale en tant que base réifiée et matérielle de toute ontologie et de toute tradition, et les sons des représentations de la diversité identitaire et noétique[xi]. Cet instrument représente l’alliance circulaire entre les objets intentionnels, les apparences, les paradigmes spatio-temporels et les actualisations vibrationnelles des contenus immatériels communiqués à la terre par les résonances de la caisse métallique. En remplissant la fonction de lien transférentiel, le makalapo remédie aux coupures des dichotomies épistémologiques de continuité/discontinuité, Moi/Autre, superficialité/profondeur, singularité/universalité et relie les matrices essentielles structuratrices de toute textualité, de toute communication intermentale, de toute perspective psycho-philosophique : la terre (origine, début, matière première, source des réalisations formelles et contenuelles) et l’existence incarnée, la langue (différenciation des êtres, actualisation des processus de signification, transition vers la pluralité) (KRISTEVA, 1972 : 207-234).

Au silence de la colline se juxtaposent l’absence des sons et des vibrations des mots que le makalapo ne fait plus résonner dans la terre. L’image de la résonance revient avec le « zez », cordophone[xii] endémique aux Seychelles qui fait partie du patrimoine musical de l’archipel. Le silence se concurrence par l’univers de la sonorité qui, même si textuellement privé de la plénitude des sons, se surajoute à la non-sonorité postulée par le texte, à cette privation prescrite. Cette dimension de privation‒non-présence/actualisation‒être-là se complète par la réification typologique du texte, par le corps textuel qui s’installe comme présence textuelle physique. Tout tourne autour du rythme ; le silence n’est qu’une projection rétrospective qui peut être lue ici comme un dynamisme inhérent à la musicalité, comme une phénoménalité propre de la textualité, de la sonorité, comme un champ intermédiaire ou encore comme préalable absolu de tout être et de toute ontologie (SCHAEFFER, 1986).

Le « mouloumpa » désigne une danse et un instrument en bambou (D’OFFAY & LIONNET, 1982 : 272). Leur origine africaine assure la continuité traditionnelle transnationale, le fondement des particularisations, la forme interne. Les narratives personnalisées, les fragments identitaires s’attachent dans une épistémologie de connexion et de connectivité, dans les formes d’expression polyrythmiques qui évoquent la simultanéité, l’adjacence et l’équivalence des parties rythmiques, l’entrelacement sans subordination (COLLINS, 2003 : 47-72).

Voyons les configurations structurelles particulières dans le cas d’un extrait de la poétesse seychelloise Marie-Flora Ben David Nourrice :

« Dan mon rev, mon pronmnen

Lo fler ou bann lans

Pour retrouv ou vizaz

Enprimen lo plafon mon leker »[xiii]

L’étude des éléments textuels relève d’une théorie descriptive qui présente une structure isotopique[xiv] (séquentialité des particules textuelles), lors de laquelle il faut souligner les micro-univers divers, les hétéromorphies encodées par les éléments. La schématisation micro-articulatoire[xv] nous présente la structure suivante :

[CLOrewar mon zil, me pa en adye extrait{ÉtDan, Étmon, Étrev, Étmon, Étpronmnen, ÉtLo, Étfler, Étou, Étbann, Étlans, ÉtPour,  Étretrouv,  Étou,  Étvizaz, ÉtEnprimen,  Étlo,  Étplafon,  Étmon,  Étleker}}]

Après une formalisation, généralisation et contraction, on peut résumer l’ossature structurelle de la façon suivante : [CL{Ét1-19}]. Les éléments, les combinaisons des éléments peuvent présenter des traits génériques, modaux, thématiques. À part une valorisation explicite, opérée au niveau de l’entièreté de l’œuvre, certains traits génériques, des différences modales, thématiques, tonales peuvent être codées dans la structure profonde, au niveau structurel  intrinsèque et interne (verses, strophes, phrases, paragraphes). Les éléments de l’extrait présenté sont des spécificateurs thématiques, désignant des réalités disctinctes (GENETTE, 1986 : 103-109), possédant des champs sémantiques différents et (une fois soustraits à la logologie généralisante de l’attribution des genres) ayant la capacité de représenter des changements et déplacements tonals, des énonciations différentielles, des moments distributionnels particuliers[xvi] dans le tissu générique continu  du texte. Intégrés dans l’ensemble des vers et des strophes, ces éléments contribuent à la croissance de l’hétérogénéité, à la multiréférentialité et au nuancement générique. Le choix de la langue créole seychelloise (seselwa) apparaît comme un opérateur métastructurel. Même si cet élément n’a pas de corporéité textuelle explicite proprement dite[xvii], les éléments textuels n’auraient qu’une présence vide, ininterprétable sans être situés dans l’espace théorique d’une langue précise, dans son univers codique (GUILLÉN, 1969 : 54-57). La langue est ainsi un composant préstructurel, paradigmatique, qui définit le champ de l’interprétation.  Elle apparaît comme un opérateur préséquentiel, ou protoséquentiel (OP) qui précède, au niveau théorique, toute séquence d’éléments textuels. La définition de cet opérateur protoséquentiel est inévitable pour toute analyse, voire pour toute attribution de sens aux chaînes d’éléments textuels (à l’œuvre). L’analyse noologique[xviii] ne peut être réalisée qu’après la fixation de ce critère de base. De cette manière, l’opérateur protoséquentiel (la langue/les langues du texte – OP) est un critère de base. Ce critère est donc à la base de toute action idéique[xix], c’est l’éidétique[xx] même de l’étude générique. La formule schématisée de l’extrait se complexifie de la façon suivante : [OPcréole seychellois{CLOrewar mon zil, me pa en adye extrait{ÉtDan, Étmon, Étrev, Étmon, Étpronmnen, ÉtLo, Étfler, Étou, Étbann, Étlans, ÉtPour,  Étretrouv,  Étou,  Étvizaz, ÉtEnprimen,  Étlo,  Étplafon,  Étmon,  Étleker}}] =  [OP{CL{Ét1-19}}].

L’extrait nous situe dans le rêve, où figure la notion de fleur, le verbe « retrouver », le visage, le cœur. Les éléments et les séquences d’éléments ont une fonction d’opérateur. Par les champs sémantiques des mots utilisés, le lecteur est confronté aux intensités sinon génériques, au moins stylistiques et modales. La langue créole seychelloise installe déjà le texte dans un univers de genres, de modalités possibles, de possibles esthétiques.

« Me!… kot leker i desire

Napa parol ki pa koule

Lontan mon’n aprann gran frer

Ki ou lalang in delire avek lavlalang »[xxi]

 

Le « désir dans le cœur », les « paroles », le « grand frère » et la « langue » dans le texte de Daniel Ally sont d’une oscillation qui diffère de celle de l’œuvre  de Marie-Flora Ben David Nourrice. La langue, le langage, les paroles font référence au statut linguistique pluriel, où toute articulation se vêt d’une dimension multiple, d’une référentialité plurifacette : dans la littérature seychelloise, le « je » est une conscience plurielle.

« I get son paran

avek en regar trouble

zanmen in war en moman

trankil pou li viv ere

son lizye ranpli avek larm

ki koul tousle

son paran i dispit

konmsi i pa egziste »[xxii]

 

5. Formes intermédiaires, passages liminaux

Situés dans la catégorie générique de la poésie lyrique, les poèmes des auteurs seychellois constituent un vaste répertoire sous-générique en incarnant des formes intermédiaires entre les états liminaux de ce type de poésie (STALLONI, 2000 : 89-103). Dans ces œuvres palpitent les divers genres de la tradition orale : contes, proverbes, énigmes, chansons (GUÉNARD).  Ces formes hétéroclites sont des paramètres reconfiguratifs, des approximations génériques, des itérations, des interprétations modales et stylistiques, des sauts génériques, des genres en processus d’interrelation, de reparamétrisation, de renormalisation (PALLAI, 2010).

La présence événementielle de la nature et son rôle directionnel dans l’ontologie personnelle et dans l’espace expérientiel se présente aussi comme une possibilité fondamentale du connaître (NANCY, 1982 : 23) dans l’œuvre de Magie Faure-Vidot. Le sujet, la conscience de soi s’articule dans l’appartenance, dans la rencontre, dans une mutualité dans laquelle la substance du sujet s’articule comme relation, comme interprétation participative.

« Je te cherche dans chaque grain de sable

Et aux sophistes, je lègue tout mon savoir

Pour savourer une beauté intarissable

Et dans chaque goutte d’eau des pétales, te voir »[xxiii]

Le firmament, le feuillage, la brise, les pétales et les vagues font partie du « rêve créolisé » (FAURE-VIDOT, 2011 : 29). Le mot « karkasay »[xxiv] matérialise une intention, une finalité qui est l’exploration des profondeurs, un vecteur qui indique la volonté d’étudier le flot de variétés infinies de l’intérieur mental et de conjuguer la multiplicité des manifestations qui prennent des formes sensibles et intelligibles à partir de ce complexe.

« Et désirant jouer avec les karkasay

J’ouvre mes bras aux sipay

Pour redire bonjour beauté

Rêve créolisé »[xxv]

Dans « Un vieux rocher » (ibid. : 31) apparaissent les rochers qui abritent les animaux après une croisée d’océans. Ils sont des lieux-signes de recommencements, d’engendrements, les inscriptions d’un espace-temps organique et continu de la nature, des localisations transférentielles du passage mer-terre, des mosaïques d’images maritimes rassemblant les mouvements de flux et d’influx.

Paul Derjâcques nous présente une attitude, une disposition mentale dont les extensions conceptuelles, qui dénotent des catégories submodales et des spécifications pragmatiques, représentent un élément thématique et stylistique unique :

« O dawn

Where do you hide your paint at night

That cool breath, that scent

With which you sweeten the early air »[xxvi]

La langue anglaise ouvre un autre champ générique, auquel appartiennent les genres fondamentaux, définis dans une perspective historique, ainsi que les spécifications et variations sous-génériques, modales, submodales, stylistiques, déterminées par les genres existants et possibles dans la catégorie paradigmatique de cette langue. À part des ces formations notionnelles historiques, il faut prendre en considération les variantes transhistoriques des caractéristiques formelles, modales et thématiques, les modes génériques qui n’entrent pas dans une diachronicité cumulative[xxvii]. Ces variantes font partie de l’esthétique de la singularisation, d’une généricité dans le cadre duquel l’accomplissement d’une œuvre (et sa réception et attribution génériques) se réalise par des transitions (STEMPEL, 1986 : 168-171), reconfigurations et (ré)actualisations incessantes, dans un schème flexible, ouvert à une réinterprétation stochastique de nos concepts des genres. Les apports d’une approche élémentaire de la textualité et de la généricité se résument dans la démarche d’établir une analytique générique qui relève à la fois de la sémiotique, de la théorie systémique, de l’analyse thématique et stylistique littéraires. Le but de l’étude est de décomposer les définitions classificatoires closes (SCHAEFFER, 1986 : 185-193), de fléchir et transgresser les frontières théoriques des genres et de définir ainsi une phénoménalité propre au textuel, une lecture générique qui actualise les aspects transtextuels, en ayant recours à des éléments contextuels et qui remet en question les divisions et les classifications des textes. Dans une telle démarche, la présente étude représente la partie initiale de la schématisation et de la formalisation pour établir une théorie herméneutique systémique.

 

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TAKLE Eugene S. (2007), Transferability intercomparison, Bulletin of the American Meteorological Society (88), p. 375-384., article disponible en ligne (consulté le 12 août 2012) : [http://journals.ametsoc.org/doi/pdf/10.1175/BAMS-88-3-375]

VIËTOR Karl (1986), L’histoire des genres littéraires, Théorie des genres, Paris, Seuil, p. 9-35.

 

 

SUMMARY

 

The psycho-philosophical and epistemological complexity of identity structures and the diversity of the forms of creolization contribute to a constant redefinition and micro-analysis of genres and signifying practices in the trilingual poetical corpus of the contemporary Seychellois literature. Genre theory, philosophy and system theory can provide a crossover interpretation in accordance with the in-between, transitional, hybridized phases of identity, of linguistic transgression and transfer (French-English-Creole) characterizing the literary production of the Seychelles. The hermeneutic field of the Seychelles represent a multiple matrix where the coexistence and interpenetration of the diverse discourses of identity, alterity and inter-linguistic dialogicity can be traced in the permanent renegotiation of generic forms and themes that results in unique expressions of self-articulation and an open-ended space of textual diversification counteracti


[i] Je remercie Dr. Réka Tóth, ma directrice de thèse de ses encouragements, de sa disponibilité permanente et de son investissement constant. Je suis reconnaissant à Dr. István Cseppentő de ses remarques et conseils. Je remercie également la poétesse seychelloise, Magie Faure-Vidot pour son amitié, pour ses éclaircissements sur le créole seychellois, pour son enthousiasme et pour les manuscrits mis à ma disposition. La bourse doctorale TÁMOP-4.2.2/B-10/1-2010-0030/1.4 (Tendances des changements d’identités langagières et culturelles) me permet de consacrer le plus clair de mon temps à la recherche.

[ii] tu m’as pris des jours et des nuits / mais (tu) m’as donné l’éternité / tu m’as pris de l’espace / mais (tu) m’as donné le monde. LESPOIR (s.a.).

[iii] En parlant d’un trilinguisme constitutionnel, il faut faire la distinction entre « status » et « corpus », c’est-à-dire entre le caractère officiel d’une langue (rôle dans l’usage institutionnel, système éducatif, représentations sociales, possibilités économiques) et « la production langagière en dehors des contextes officielles ». Grâce à l’étude de Fabrice Barthelemy, on peut constater que l’anglais est la langue la plus dominante (67,14%) au niveau de l’usage institutionnel, de l’éducation, de la communication de masse et des potentialités économiques. Dans le cas du « corpus » par contre, le créole est nettement supérieur (81,06%), ainsi que dans l’édition (2,67 par rapport à l’anglais, 1,665 et le français, 0,665). Cf. BARTHELEMY (2009).

[iv] qui a rapport au raisonnement

[v] sur l’incarnation dans la poésie Cf. GUILLÉN (1969 : 17-19).

[vi] On appelle stochastique un système dont le comportement est intrinsèquement non-déterminé. Ce caractère de probabilités initiales et de formulations approximatives est apte à s’intégrer dans la vue d’ensemble flexible de la théorie développée ici. Cf. KUSHNER & DUPUIS (1992 : 1-5).

[vii] Désignons chaque œuvre comme des éléments numérotés d’une séquence de consistances locales CL1, CL2… CLn

[viii] Au lieu d’hypostasier des (super)catégories génériques fondamentaux (épique-lyrique-dramatique), parler de modes et d’orientations génériques semble plus pertinante pour conserver une classification générique non facticielle, mais plus libre et pluridimensionnelle.

[ix] constructions formatives, consistances locales dans le continuum stochastique de l’espace des phases générique

[x] notamment de pouvoir parler d’appartenantces génériques multiples, ou au moins de traits caractéristiques de différentes modalités génériques

[xi] Noème désigne l’objet de conscience, l’entité intentionnelle de la pensée. Dans un sens plus large, le terme fait référence ici aux contenus idéiques de l’imaginaire.

[xii] On retrouve les versions différentes de cet instrument monocorde sur les îles de Mayotte, de Maurice, de Célèbes, à Madagascar et dans plusieurs pays africains. Cf. BOLLÉE (2000 : 564).

[xiii] Dans mon rêve, je me promène / Sur la fleur ou dans des anses / Pour retrouver ton visage / Imprimé sur le plafond de mon cœur. NOURRICE (2010).

[xiv] Isotopie désigne ici l’itération, la translation et la saturation par lesquelles les unités ou les champs des éléments textuels se remplissent.

[xv] Cette schématisation vise de décrire la complexification des particules textuelles élémentaires et d’expliciter les niveaux textuels constitutifs inclus et inhérents de l’œuvre.

[xvi] Il s’agit de mots, de syntagmes, de d’autres éléments textuels qui, par leurs univers sémantiques (et psychosystémiques : associations conscientes, inconscientes) représentent une densification verticale dans la séquentialité horizontale de la prise de forme et de l’actualisation de l’œuvre. Cf. GENETTE (1986 : 117-122).

[xvii] et localisable en tant qu’élément, comme objet textuel compact comparé aux éléments textuels

[xviii] qui s’occupe des phénomènes mentaux, de l’étude des idées, de leur création, émergence et généalogie

[xix] qui se rapporte aux idées, au processus de leur formation (l’idéation)

[xx] qui concerne l’essence des choses

[xxi] Mais ! … où le cœur est désiré / Il n’y a pas de parole qui ne coule pas / Longtemps, j’ai appris grand frère / Que ta langue a déliré avec du lave-langue. ALLY (2010).

[xxii] Elle guette ses parents / Avec un regard troublé / Elle n’a jamais vu un moment / Tranquil pour qu’elle vive heureuse / Ses yeux sont remplis de larmes / Qui coulent toutes seules / Ses parents disputent / Comme si elle n’existait pas. MARCEL (2010).

[xxiii] FAURE-VIDOT (2011 : 28).

[xxiv] « Karkasay » ou « krap karkasay » désigne un crabe cénobite, le « Coenobita rugosus », qui vit sur les rochers. Cette espèce est présente de l’océan Indien au Pacifique. Cf. BOLLÉE (2000 : 218), BURGGREN & MCMAHON (1988 : 15)

[xxv] Le mot « sipay » fait référence au crabe de cocotier ou « krab koko ». Le « Birgus latro » est capable de casser des noix de coco avec ses pinces. Cette espèce se répartit dans les îles de l’océan Indien et du Pacifique. Cf. BOLLÉE (2000 : 442).

[xxvi] Ô l’aube / Où caches-tu ta peinture la nuit / Ce souffle frais, ce parfum / Avec lesquels tu adoucis l’air du matin. DERJÂCQUES (s.a.).

[xxvii] où les caractéristiques génériques et sous-génériques s’ajoutent les unes aux autres