Événements

Constructions de la modernité au Québec

Ces actes d’un colloque tenu à Montréal en 2003 rassemblent une vingtaine de contributions autour d’un thème qui peut sembler périlleux : la modernité. Cette notion autant incontournable qu’insondable, Élisabeth Nardout-Lafarge, Ginette Michaud et leurs collaborateurs entreprennent d’en faire apparaître les mécanismes de construction, les processus historiques et discursifs qui soutiennent et orientent sa lisibilité, au sein de l’ensemble culturel et politique québécois du xxe siècle.

Le projet est d’autant plus ambitieux qu’il entend embrasser un large éventail de phénomènes pour lesquels le « moderne » fait sens : historiens de l’art, philosophes, spécialistes du littéraire, mais aussi du politique se retrouvent ainsi autour d’un vaste chantier disciplinaire dont l’objectif est de mettre à distance (et mettre en lumière) les fondements des multiples modernités qui ont pu s’énoncer au Québec. C’est ce souci presque archéologique, plutôt que les traditionnels cloisonnements disciplinaires, qui commande la répartition des articles en cinq grandes sections. La première aborde les « récits, mythes, lieux communs de la modernité », la deuxième traite de ses « figures, emblèmes, icônes », la troisième envisage les rapports entre « modernité et politique », la quatrième se penche sur les « discours critiques », enfin la dernière questionne le paradigme « modernité » à la lumière de son successeur « postmoderne ».

L’audace d’un tel décloisonnement est globalement payante. La confrontation des points de vue entre littéraires et historiens de l’art au sujet de la portée du fameux manifeste Refus global apporte notamment un éclairage intéressant sur le poids des conditionnements disciplinaires. De même, la réflexion philosophique permet de nouer le projet esthétique de la modernité aux conditions politiques de sa formulation et de sa revendication. Il demeure cependant que l’ensemble des travaux rassemblés manque parfois de cohérence et que les sauts entre plusieurs niveaux d’analyse sont sans doute trop fréquents pour conférer à l’entreprise critique une véritable homogénéité. On soulignera par exemple le statut ambigu de la figure d’Hubert Aquin, omniprésent dans les analyses, tantôt en tant qu’acteur du processus historique de la modernité québécoise, tantôt en tant que penseur du concept de modernité et partenaire d’une réflexion philosophique qu’on cherche à « reloader » (p. 318). Par ailleurs, l’écart est parfois grand entre les spéculations philosophiques et essayistes que proposent, entre autres, Catherine Mavrikakis ou Ginette Michaud et les études plus ponctuelles, portées par une méthodologie historique ou littéraire.

On retiendra essentiellement de ce recueil la tension vers une perspective méta-disciplinaire, qui anime la plupart des articles et constitue sans aucun doute la principale originalité de la réflexion d’ensemble proposée. Ainsi, Yvan Lamonde entreprend de sonder les différentes traditions (artistiques, politiques, philosophiques) où a pu se formuler un discours sur la modernité. Il en fait apparaître les conditions de possibilité, mais aussi les blocages de sens ; son travail débouche sur une réflexion épistémologique sur le rapport au passé qu’entretient tout analyste de la modernité. Esther Trépanier examine quant à elle les postulats de la recherche en histoire de l’art du Québec, essentiellement dans les années soixante et septante. Son propos démêle ainsi les amalgames notionnels qui ont conduit à ériger Refus global en mythe fondateur d’une modernité dont on pourrait trouver les traces, nous dit l’auteur, dès l’entre-deux-guerres.

Toujours selon cette même perspective métacritique, Gilles Lapointe retrace, en quelques étapes, le fil des lectures dont a pu faire l’objet Refus global dans la critique contemporaine, de la revendication antinationaliste à la mise en avant d’une fonction identitaire, en passant par l’approche immanente. C’est encore le discours critique qui est pris pour objet dans les contributions de Martine-Emmanuelle Lapointe et d’Élisabeth Nardout-Lafarge. La première envisage la fortune critique du motif des « deux solitudes » dans les travaux de littérature comparée et les débats sur l’identité culturelle anglo-québécoise. À travers les différentes postures comparatistes isolées, elle met en évidence les stratégies mises en place par les critiques littéraires et les objectifs visés par leur discours. Son analyse s’achève sur le cas particulier de la littérature anglo-québécoise, qui oblige à postuler d’autres paradigmes herméneutiques, tel celui de la « pluralité culturelle ». Quant à Élisabeth Nardout-Lafarge, elle rend admirablement compte du fonctionnement de la « valeur modernité », comme « brevet de légitimité littéraire ». Son examen des discours critiques de 1977 à 2001 met particulièrement en lumière les présupposés et les raccourcis conceptuels (par exemple celui entre « modernité » et « modernisation ») à l’œuvre dans ces discours, portés notamment par le souci d’une lisibilité française de la modernité québécoise.

L’intérêt d’une telle approche métacritique apparaît également dans les contributions de Janet M. Paterson et de Frances Fortier et Francis Langevin, qui articulent l’analyse de grands paradigmes herméneutiques – tels « modernité », « postmodernisme » ou « pensée migrante » – à un examen des textes de création : Janet M. Paterson démontre ainsi que le postmodernisme peut fonctionner comme recours tout à la fois épistémologique et esthétique du texte migrant ; Frances Fortier et Francis Langevin s’attachent quant à eux à l’œuvre de Nicole Brossard, lue et scandée en fonction d’un dialogue entre l’écriture de la romancière et les interprétations dont elle a successivement fait l’objet.

Enfin, même la philosophie est évaluée en tant que discipline, particulièrement silencieuse dans les années septante et peu réceptive aux échos de la modernité que proclamaient alors les arts plastiques et la littérature. L’exposé de Georges Leroux revient sur les raisons de ce silence et isole quelques figures d’exception qui, tels Jacques Lavigne et Michel Morin, ont vu leur parole philosophique privée d’audience jusqu’il y a peu.

Cette mise à distance des traditions et des outils disciplinaires ouvre ainsi un chantier historiographique où sont renégociées les grandes scansions de l’histoire culturelle du Québec et réhistoricisés les concepts-étendards qui, comme celui de modernité, avaient fini par imposer leur évidence à un ensemble de discours. De ce chantier historiographique, on retiendra essentiellement l’abandon d’un paradigme de la rupture au profit d’un paradigme de la continuité, qui inscrit le moment des années cinquante et soixante dans le fil d’une tradition qui, pour Jocelyn Létourneau, peut remonter jusqu’au xvie siècle.

Dès lors, de nouvelles figures, de nouvelles instances, de nouveaux principes interprétatifs sont mobilisés pour évoquer, toujours, la modernité. Robert Schwartzwald expose ainsi le rôle de premier plan joué par un clerc dominicain et anti-Vichy, le père Marie-Alain Couturier, dans la rénovation artistique que connaît le Québec de 1950. Éric Méchoulan se penche lui aussi sur une figure peu familière du label « modernité » et évalue le cas de l’historien Maurice Séguin, l’un des premiers à fonder ses analyses de la société québécoise sur les données de l’histoire économique. Francine Couture retrace quant à elle le singulier processus de valorisation symbolique dont a fait l’objet l’œuvre de l’artiste Jean-Paul Mousseau. Par une proximité avec les techniques industrielles et la collaboration avec une Société d’État, cette œuvre peu conforme aux postulats de l’automatisme s’est vue doter d’une valeur patrimoniale en tant qu’« icône d’entreprise ». Robert Dion propose lui aussi une clé de lecture relativement inédite : à travers les essais de André Belleau, Fernand Ouellette et Jean Larose, il démontre la prégnance du modèle du Romantisme allemand dans les formulations québécoises d’un projet culturel et politique.

Pas même le classique des classiques, le sommet du panthéon littéraire québécois, n’échappe à ce déplacement du canon et à cette remise en perspective des principes interprétatifs. Michel Biron entreprend en effet de lire Maria Chapdelaine, de Louis Hémon, en se focalisant sur la figure marginale du père Chapdelaine. Celui-ci est replacé dans une « dynastie de déserteurs et d’évadés » (p. 214) qui, des œuvres de Gabrielle Roy à celles de Réjean Ducharme, dessine les contours d’une modernité québécoise caractérisée par la pulsion de la solitude et l’absence de conflit.

C’est donc finalement, aussi, la question d’une spécificité québécoise qui est abordée par ces réflexions sur la construction de la modernité. Outre la réflexion de Ginette Michaud, qui applique la pensée de Derrida à l’examen des fondements de la souveraineté (politique autant que poétique) au Québec, certaines contributions s’attachent ainsi à des « cas » particulièrement saillants de la réalité culturelle québécoise : Karim Larose réinterroge les revendications d’unilinguisme, Brigitte Faivre-Duboz tente de décortiquer la structure conceptuelle de la « révolution » selon Aquin, Frédérique Bernier relit certains motifs caractéristiques de la poésie de Saint-Denys Garneau selon le double paradigme interprétatif du moderne et du religieux. Ces études présentent l’intérêt de renouveler des approches parfois sclérosées d’objet canoniques de la québécité et de proposer de nouveaux traits caractéristiques de la modernité québécoise. Elles auraient sans doute encore gagné à s’appuyer sur une démarche comparatiste, remettant en perspective ces traits caractéristiques et évitant ainsi le risque de les essentialiser, à nouveau. Le comparatisme est le parti pris par Jean-Pierre Bertrand, qui confronte deux stratégies de condamnation d’un certain modernisme littéraire, promu à la fin du xixe siècle dans les champs littéraires belge d’une part, canadien-français d’autre part. Son propos met ainsi en évidence la différence d’enjeux entre une position conservatrice belge soucieuse de pureté littéraire et son équivalente canadienne-française, portée par le projet (progressiste, lui) d’une fondation nationale.

En conclusion, ces actes proposent une salutaire réflexion sur des paradigmes critiques dont l’usage, au-delà de leur simple valeur heuristique, touche plus largement au fonctionnement d’une société et aux représentations du politique et du culturel qui y prévalent. Le choix de ce type de démarche obligeait à un décloisonnement disciplinaire. Celui-ci peut parfois sembler trop radical ou mal équilibré, mais, au final, il permet de mettre à distance les outils méthodologiques et le poids des traditions épistémologiques. À ce titre, on peut dire que les différentes contributions ont atteint un objectif important : celui de démontrer la fécondité du propos métacritique pour la recherche actuelle en sciences humaines. Quant au cas québécois, la question de sa modernité est loin d’avoir été tranchée. Tant mieux, serait-on tenté de dire : à coups de déplacements du canon et de mise en question des opérations de légitimation culturelle, les actes ici rassemblés ouvrent un important chantier historiographique, où l’art et la littérature québécois seraient resitués non seulement dans leur propre histoire, mais aussi dans une histoire des concepts qui embrasserait d’autres territoires, tant disciplinaires que géographiques.