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Valse

        Elle y était retournée dans ce pays ensoleillé de ses jeunes années et elle en revenait émerveillée, elle avait retrouvé cet amant du passé à qui elle s’était donnée sans pudeur mais paradoxalement sans désir et qui pourtant l’avait aimée, follement.

       Elle y était retournée avec lui, son nouveau fiancé, un avocat – ça lui plaisait un avocat, ça faisait homme du monde -, qui n’ayant jamais quitté sa petite ville de province fut facilement séduit non seulement par son charme mais par ses multiples morceaux de vie sous les tropiques ou en Afrique, d’autant qu’elle avait un bagout assez irrésistible et un reste d’enfance exquis. Il était fier d’être présenté comme son fiancé mais ignorait qu’elle n’arrêtait pas d‘en changer, persuadée pourtant que le dernier serait le bon tellement il lui plaisait, tellement avec lui c’était à chaque fois le paradis, les portes qui s’ouvraient vous apaisant sensuellement, tendrement et puis vous emportant vers une clarté chaude dont les rayons vous traversaient le ventre, le secouant, le soulevant comme en musique quand la mélodie monte, s’accélère, on voudrait respirer, l’arrêter, on ralentit pour l’écouter pour savourer la douceur caressante et glissante des doigts sur les touches, de chaque note son pointé et puis les triolets perçants comme avec une vrille qui entortille et ça vous galvanise et ça vous précipite le cœur et les lèvres gourmandes vers des délices inouïs dont votre corps voudrait éternellement se nourrir. Avec lui, c’était immense disait-elle toujours, les yeux luisants, ça ne prévenait pas, il vous prenait soudain, léchant vos lèvres palpitantes il ouvrait votre bouche buvant la tiédeur de sa gorge, ses doigts jouaient à l’intérieur, tendu par le désir il vous contemplait succombée, donnée, offerte déjà éplorée de plaisir et de joie sous les perles de pluie, et puis enfin vaincu, trouvait le chemin de votre accueillante demeure. Jamais elle n’avait connu ça se plaisait-elle à répéter, ce bonheur cet amour, elle n’en revenait pas de ce nouvel amant et se moquait de ses amies qui souriaient lui rappelant l’avant dernier, les incroyables jouissances dont il la gratifiait, dont elle se délectait, comme jamais. A chaque fois elle semblait avoir oublié. Elle en était attendrissante même si agaçante, mais on lui pardonnait à cause de sa candeur, et de la sincérité de toutes ses aventures.

       Elle voulait l’emmener au soleil, lui faire connaître ses îles tropicales où elle avait vécu et travaillé plusieurs années mais où aucun travail ne peut vous détourner des charmes ensorcelants du bleu intense des horizons marins, du blond doré des étendues de sable qui invitent les corps à s’étaler mouillés après le bain et puis à s’enlacer, s’y réchauffer et s’y rouler comme sur un tapis de velours tendre ou délicat comme un morceau de soie. Après une nuit d’amour ils s’envolèrent vers cette île de rêve, heureux et insouciants comme des amoureux adolescents. Le soleil escompté manqua au rendez-vous. La pluie les accueillit, elle avait oublié qu’en effet on était en pleine saison des pluies. Mais peu importe lui dit-elle niaisement de sa voix enfantine, le soleil, nous l’avons dans les cœurs. Impatiente de retrouver les lieux de sa première vie, comme elle disait, elle le mena d’abord dans cette ville de province, celle de ses folies, celle de ses découvertes, elle s’y était en effet dévergondée, désolant un mari austère et ennuyeux qu’elle fut heureuse de tromper sans vouloir pourtant le blesser. Les soirées en sa compagnie étaient tristes et mornes autant que loin de lui les journées étaient drôles et gaies, il avait toujours une humeur maussade. Il n’était pas méchant mais la vie avec lui n’avait rien d’attrayant ni de piquant et elle avait envie de fantaisie.

       Elle avait hâte de retrouver les lieux, le lycée, sa maison celles de ses amants qui la recevaient quelquefois dans le lit de leur femme, en son absence évidemment, elle n’était pas à ce point délurée. Mais auparavant, elle décida d’un repos langoureux savoureux et suave dans leur petite chambre de l’hôtel Miramar, avec vue sur la mer, elle n’avait rien laissé au hasard, hélas, la moiteur du climat le surprit, il avait chaud, trop chaud pour le désir, il avait envie de dormir, dormir, elle, n’avait qu’une envie, jouir. Au nom de cet amour immense qu’elle croyait vivre et pour toujours, elle ne s’en fâcha pas, il n’avait jamais beaucoup voyagé, alors elle le laissa dormir mais ne put résister à l’envie d’aller se caresser. La salle de bains lui parut une alcôve idéale. Assise comme pour un grand départ, elle ferma les yeux, rien avant, rien après, le temps s’arrêtait là, dans ce moment sublime où alanguie elle s’évadait vers les rivages du plaisir, abandonnée comme sur un bateau à la douceur des flots, vous glissez, ça tangue un peu et puis on craint de dériver, le souffle court on se cramponne, les vagues vous agitent, elles montent plus fortes de plus en plus fortes, elles vous submergent et le bateau chavire et vous coulez au fond des flots, ça vous aspire cet élément liquide et vous vous y noyez dans un grand cri et c’est fini.

       Elle avait cru le voyage infini, juré que ça devait durer toujours, ou bien de repartir dès l’arrivée mais son corps était lassé comme à l’accoutumée  de ces merveilles traversées. Apaisée elle revint à pas feutrés se glisser dans le lit où il dormait encore et elle s’en réjouit n’ayant aucune envie d’embarquer pour un nouveau plaisir. A son réveil elle repoussa ses mains coquines, elle avait faim.

       Elle l’emmena dîner où, sans trop vouloir se l’avouer, elle savait pouvoir retrouver certains de ses admirateurs. Un silence chuchoté salua leur arrivée. Elle fut troublée de ne pas en éprouver de fierté pour leur couple, qu’on disait beau, mais une vanité personnelle comme au temps de ses jeunes années, d’ailleurs l’idée la traversa qu’il pouvait être là cet amant du passé qui l’avait tant aimée… Il revenait parfois pour quelque conférence à l’université. Ne le voyant pas, elle se trouva stupide de penser retrouver le temps passé, c’était un temps perdu mais sa stupidité l’affecta moins que l’imposture du songe de ces retrouvailles. Elle était venue là pour son fiancé, son amour pour toujours, comment pourrait-elle le trahir, même en rêve ? Elle fut si troublée qu’elle détourna ses yeux de l’assistance, l’entraînant prestement vers une table à l’écart des regards dont elle voulait éviter de subir le pouvoir bien loin de penser qu’il était déjà sous le charme de certains sourires métissés dont la malice invitait à découvrir des bonheurs insoupçonnés. Il en avait repéré deux qui murmurant sur son passage avaient maintenant changé de place pour mieux le dévisager et lui faire envisager les plaisirs qui pourraient suivre. Il savait les autochtones « faciles », au moins d’après ce qu’on disait mais il s’en voulut d’y rêver en sa présence, et s’efforça de masquer son émoi en lui prenant les mains comme pour lui envoyer le désir qu’il sentait monter en lui mais dont elle n’était pas la destinataire. D’ailleurs le contact de sa peau le fit débander en un sourire plus ou moins grimaçant dont elle crut qu’il lui était adressé et à son tour elle composa une grimace se voulant  amoureusement drôle. Avant de dîner elle lui fit goûter au sublime punch coco, dont elle avait souvent abusé. Ça se buvait comme du petit lait et les effets ne venaient qu’après. Il adora ce mélange dangereusement sirupeux, et soutenu par les regards allumés et les sourires enflammés des brunes autochtones but jusqu’au vertige l’entrainant dans son ivresse qui les plongea dans une allégresse éperdue. Sans retenue et après avoir peu mangé ils se risquèrent sur la piste de danse où naturellement leur couple se défit chacun se laissant aguicher par un partenaire inconnu mais d’autant plus séduisant, lui par une métisse chinoise, petite et fine comme une poupée, le teint légèrement halé, les cheveux ondulés noir comme du jais, les yeux étirés en amande à la fois malicieux et sérieux, qui balançait ses hanches souples dès qu’elle marchait, ou bien c’était l’alcool qui lui donnait cette démarche chaloupée, en tout cas il était sous le charme et l’enlaça en la faisant glisser à petits pas pendant qu’elle, se laissait entreprendre par un américain qui devait ordinairement être austère mais que l’endroit dévergondait avantageusement et délicieusement. De temps en temps leurs nouveaux couples se croisaient, chacun d’eux s’envoyait un baiser comme pour désamorcer ce qui subrepticement s’infiltrait, un désir d’aventures qui détruirait leur bel amour, mais chacun s’aveuglait, ils étaient là pour s’amuser et même s’ils flirtaient vaguement, ce n’était pas sérieux. Il était pourtant au bord de la jouissance tant sa petite métisse le collait, lui léchait le cou, lui frictionnait adroitement le sexe avec le haut de son ventre tout en lui lançant des coups d’œil langoureux.  Elle, s’était dégrisée, et le sentant ensorcelé, s’échappa des bras de son américain pour l’attirer à elle avant qu’il ne succombe. Ils dansèrent quelques instants puis rentrèrent à l’hôtel épuisés.

       Eux qui passaient leur temps au lit n’avaient pas fait l’amour depuis leur arrivée. Au lendemain de cette soirée, le soleil était revenu et invitait à la beauté des lieux. Pourtant une ombre imperceptible planait sur leurs amours. Chacun le ressentait vaguement tout en faisant semblant, elle, faisait l’enfant comme toujours, jouant à l’ingénue sincère et passionnée, débordante d’un amour aussi beau qu’innocent, lui se montrait un chevalier servant attentionné mais aussi homme ouvert à toutes les curiosités de ce lieu qu’elle lui avait vanté.

       Elle l’emmena à la plage la grande plage où le dimanche, et on était dimanche, les coopérants se réunissaient, où leurs couples se faisaient se défaisaient et la semaine qui venait allait bon train pour les rumeurs de qui couchait avec qui. Plusieurs couples se pavanaient ou bavardaient, les enfants jouaient ou se baignaient mais il eut été difficile de certifier que chaque homme batifolait avec sa femme, on pouvait observer en effet un ballet d’allées et venues ou même remarquer des regards croisés, des têtes tournées. Il se jouait certainement de charmants secrets le dimanche.

       Ils mangèrent au bord de l’eau sous une paillote fréquentée aussi par des autochtones parmi lesquels il remarqua des petites splendeurs coquines semblables à sa métisse chinoise de la veille, certaines avaient l’air encore plus déluré d’autant qu’elles étaient à peine vêtues, la poitrine débordant d’un soutien gorge chatoyant, les fesses bien rondes donnant envie d’y mordre. Les coopérants se mêlaient joyeusement à elles sous le regard parfois pincé de leurs épouses. Il pensait à l’insouciance de ces gens et avait du mal à imaginer leur vie dans cette ambiance vacancière, leur sérieux au travail mais aussi la solidité de leur couple et de leur famille. Pour lui tout était ici une invite aux aventures en tout genre, ce lieu paradisiaque favorisait l’éphémère, il eût même été criminel de passer outre. C’est comme ces  belles tables, où ces immenses buffets où l’on ne peut se retenir de goûter à chacun des plats abondants et colorés et qui sont là devant vous exigeant d’être dégustés, chacun promettant une saveur inconnue, inoubliable, si vous en manquez un il vous semble manquer le meilleur. D’ailleurs il y avait là des couples mixtes, des couples reconstitués sans doute après que l’homme, ce père de famille si « bien », cet époux si attentionné se soit laissé envouté par une de ces beautés, se lassant de ce que désormais il appelait sa petite vie d’avant. Il fut pris de panique.  S’il voulait rester amoureux de son ingénue, il fallait quitter les lieux. Il lui proposa de retourner à l’hôtel pour s’y reposer un peu. Il voulait lui faire l’amour pour oublier cette tempête de désirs que ce dépaysement tropical soulevait en lui. Elle aimait l’amour, qu’il faisait divinement, alors, sa faim étant rassasiée, ils s’étaient régalés  de gambas et autres fruits de mer, elle l’embrassa goulûment pour lui signifier son envie partagée. Il l’épuisa de plaisir sans même penser au sien. Il savait ce qu’elle aimait, écarter les cuisses et y caresser ses cheveux bouclés pendant que sa langue parcourait sa fente entrait dans son vestibule ou excitait son bourgeon qui s’ouvrait, faisant jaillir des jets tièdes qui mouillaient le drap et pour prolonger le plaisir elle lui demandait de basculer sur le coté et de la caresser avec ses doigts pour mieux l’ouvrir, sortir et faire jaillir, elle le guidait parfois avec ses doigts à elle et ses gémissements puis ses chants l’avertissaient, il savait quand il fallait ralentir ou continuer, vite, plus vite pour ne pas briser la jouissance qui venait. Au milieu de la nuit il recommença mais cette fois, après qu’elle eût joui, la pénétra en pensant rageusement à sa jolie métisse. Pour se désenvouter, c’était raté.

       Ils descendirent boire un verre au bord de la piscine de l’hôtel et là, soudain, elle le vit, lui, cet amant du passé qui l’avait follement aimée. Oui c’était lui, c’était bien lui, encore plus beau qu’avant se dit-elle, dix ans de plus c’est ce qui lui manquait pour avoir l’allure d’un homme. Elle avait les yeux rivés sur lui qui ne la voyait pas, pendant que son fiancé avait le regard aimanté par une opulente africaine sortant de l’eau la peau luisante, les cheveux d’ébène ruisselants, le sourire éclatant, les hanches généreuses, les fesses éperdument rebondies. Il était interdit, proche de défaillir ou de succomber. Il se sentait incapable de résister longtemps à ces charmes ensorceleurs, il voulait fuir, fuir cet endroit et revenir avec elle dans sa petite ville de province, rester son beau fiancé qu’elle continuerait de présenter un peu naïvement à ses amies. Il en était là de ses pensées lorsqu’il la vit se lever et taper sur l’épaule d’un grand homme blanc à la barbe fournie, dont le visage s’illumina dès qu’il la vit. Elle lui avait bien parlé de quelques amants mais il avait cru comprendre qu’elle s’était lassée depuis longtemps de cette vie aventurière après avoir pleuré une longue solitude à son retour en France, avant de le rencontrer, si bien qu’il était sûr de l’avoir conquis pour toujours. C’était une femme enfant dont l’innocence l’avait ému, elle répétait à l’envi qu’il était l’homme providentiel, son dernier homme, son amour pour toujours  et il s’était juré de la protéger et de la rendre heureuse enfin, s’imaginant des déceptions terribles. Il la vit s’asseoir à la table de l’homme, ils ne se quittaient pas des yeux et parlaient, parlaient en riant, il s’agissait visiblement de retrouvailles, il s’approcha, elle ne fut ni gênée ni surprise les présentant l’un à l’autre fièrement, très à l’aise, elle avait le beau rôle, aussi à l’aise qu’il se sentait en trop mais répugnant à paraitre jaloux, il s’efforça d’être enjoué, plaisantant sur l’insouciance et la légèreté à laquelle la magie des lieux conviait comme pour déjouer ainsi la vraisemblance d’une intrigue dont il pressentait confusément l’issue. Pourtant il refusait d’y croire. Sa candeur défiait toutes les méfiances et vous dégoûtait d’avoir osé la soupçonner. D’ailleurs elle-même se gaussait en rappelant le bon vieux temps insistant sur l’inconscience des frasques de cette époque, et cela le rassurait. Après une petite heure de conversation à la fois badine et nostalgique, ils se séparèrent en promettant de se revoir un jour prochain, au bord de la piscine où il venait souvent se détendre après ses conférences. Elle confia à son fiancé qu’il s’agissait en effet d’un professeur d’université qui venait plusieurs mois par an faire des conférences ou donner quelques cours. Elle l’avait connu dix ans auparavant, il n’avait pas changé, pas pris une ride, elle en était époustouflée, à moins que ce soit de l’avoir retrouvé.

       D’un commun accord, ils revinrent dîner au restaurant dancing de la veille. La soirée était douce et ils choisirent une paillote à l’extérieur donnant sur la baie qui se découpait au loin. L’obscurité crépusculaire fendue par la lumière des bateaux comme des bougies sur l’eau invitait aux chuchotements, aux caresses des yeux et des mains  comme aux préliminaires des alanguissements impatients de tous les amoureux. Ils chuchotèrent mais leur cœur était ailleurs. Elle avait cet air rêveur des jours où elle lui racontait ses amours du passé mais sans la tristesse qui d’ordinaire accompagnait son récit. Elle était dans un ailleurs inconnu interdit qui le ramenait à sa platitude de petit avocat de province, égaré, dépassé  par l’exotisme des lieux. Il se sentait stupide et maladroit et malheureux surtout de comprendre qu’il n’avait eu affaire qu’à une petite poupée, à une coquette jouant les esseulées.

       Tout à coup, il les vit, les deux métisses de la veille qui lui souriaient, assises à la table à coté. Il était fasciné, tellement qu’il la laissa parler sans l’écouter, il n’y avait d’ailleurs rien à répondre. Image étrange d’un couple dont la femme murmure des souvenirs, perdue dans le songe troublant de ses amours volages pendant que son compagnon, désarçonné ne peut détourner son regard des yeux de braise de créatures étrangères. Avant même que le repas soit servi, la musique réunit les danseurs sur la piste et n’y tenant plus il s’avança vers la table voisine mais déjà la plus pulpeuse de ses occupantes se levait, le prenait par la main puis la taille, l’entrainant dans une danse irrésistiblement lascive et d’autant plus pour un petit avocat de province. Pendant ce temps, le professeur d’université auquel il comprit qu’en secret elle avait donné rendez-vous, s’attablait non loin de là et il les aperçut peu après s’éloignant bras dessus bras dessous en s’esclaffant. La valse des fiancés continuait.

       Elle ne revit jamais son avocat qui rentra au pays avec une jolie métisse qui fit bien des envieux et elle, présenta à son retour des îles son nouveau fiancé.