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Maldonne

Elle aimait le théâtre. Elle avait joué pas avec les plus grands, comme on dit, mais pour elle, petite actrice de province, c’était des grands, récoltant quelques jolis succès et puis au bout d’un certain temps s’était lassée, lassée d’interpréter les autres. Elle avait alors décidé de modifier ses contrats, d’écrire ses textes et de les mettre en scène et finalement elle s’était mise en scène, aucune autre qu’elle ne pouvant mieux  « jouer » ce qu’elle avait à dire et justement parce qu’il n’y avait rien à jouer. Il n’y avait qu’à le dire, qu’à raconter, non pas se raconter mais dire, le dire en racontant, et elle pensait naïvement se faire entendre, rétive aux discours convenus qui vous font exister « je suis j’existe parce que je suis branché », ou aux jolies histoires qui vous font saliver  « je suis j’existe, vos yeux me trouvent sympathique». Elle se voulait autodidacte et tenait à sa liberté, ce qui la contraignait à s’éloigner des modes et de tous ces discours piégés où l’amour propre remplace l’amour de soi et où chacun croyant parler à l’autre, ne dit que ce qu’il veut entendre au grand plaisir de son ego. Elle avait cependant pour consigne, d’écrire et de jouer des histoires de vie, des histoires d’amour. C’était finalement un peu flou et l’amour comme la vie étant la chose du monde la mieux partagée, on lui avait laissé toute latitude. Elle se lança un peu à l’aveuglette comme elle avait toujours agi sans penser que ce thème risquait de mener le public là où parfois il n’aurait pas envie d’aller ou au contraire ailleurs que dans les lieux où elle aurait souhaité le conduire. Cela elle ne pouvait l’imaginer ni même que sa vie même puisse en être changée.

La vie ne l’avait pas gâtée, l’amour non plus. Elle raconta elle transposa, égrena ses amours illicites, leurs couleurs angoissées ou faussement frivoles, les situant ici où là, cela changeait la mise en scène, la mise en place mais finalement c’était toujours la même histoire, seul variait l’éclairage, il y avait celui ensoleillé des îles tropicales, l’autre plus triste mais aussi implacable des lampes  poussiéreuses de ses chambres de bonne, enfin, de baise, de bonne baise, et pour finir l’éclat blafard des chambres de clinique où la lumière jaune du néon au plafond défigure vos yeux mis à vif par la blancheur terrible des blouses et des murs.

C’était toujours la même histoire, l’histoire d’une fillette, enfin d’une femme-enfant ayant gardé le corps d’une fille de douze ans comme disait son « diable » qui en avait la beauté et dont l’image chaque jour revenait la hanter, le corps, l’esprit aussi. Traînant le regard implorant de ses rêves d’enfant pleurés le soir où lovée dans son lit scrutant les bruits de pas ou les chuchotements, elle espérait maman mais se trompait ou alors elle passait à coté dire bonsoir à ses sœurs et les pas s’en allaient, elle s’était jetée en pâture aux mâles affamés, de sexe, et en avait été flétrie sans en avoir joui. On ne sait bien donner que ce qui vous a manqué, aussi tout ce qu’ils disaient elle le faisait, elle s’appliquait, à leur plaire, peut être qu’après tout elle avait une dette, elle avait mal rêvé, croyant mériter d’être aimée elle oubliait d’aimer alors il fallait l’en punir ou enfin l’enrôler, D’une représentation à l’autre dans la tragi-comédie de l’amour. Ainsi comme pour l’exorciser elle jouait tous les soirs cette comédie triste en essayant d’en rire à son corps défendant, c’était le cas de le dire, et elle n’esquivait rien sinon elle se serait trahie, tout y passait, les commandes gourmandes de ses doigts maladroits sur leur sexe impatient des doigts affriolant leurs bourses grenelés obéissant presque instinctivement aux mouvements roulés faisant gicler sur ses joues étonnées comme un gras tapioca ou de sa langue méticuleusement guidée là vers le haut sur la petite fente, en reprenant les doigts, elle fermait les yeux et quand c’était fini les regardait, se rhabiller, « viens si tu veux, si tu es trop seule, au fond de la rue là-bas, c’est là-bas qu’on habite». Elle mimait tout ça, laissant échapper quelques mots seulement. D’une représentation à l’autre, les réactions variaient, sarcastiques gênées ou grossièrement émoustillées. Ceux qui étaient gênés, elle comprenait, l’étant aussi au point de craindre que ses textes et son « show » arrivent aux oreilles de ceux qu’elles voulaient préserver. Ceux qui gloussaient ou ricanaient la révulsaient.  Au récit bien coquin des caresses quelquefois consenties à ces bourdons velus, les réactions étaient souvent plus unanimes, elle figurait une fleur en bouton dont le pistil s’ouvrait puis une fleur radieuse épanouie lumineuse et légère comme un papillon envolé vers un paradis aux couleurs infinis un paradis aux sons tonitruants, glorieux comme des carillons chantant victoire. Elle n’aimait pas qu’ils aiment ça, ses jouissances, expression inversée d’un amour torturé, d’un amour qui s’absente bien qu’il fasse grimace. Il fallait cependant aller au bout de ses histoires, elle en sentait l’urgence. Si elle se fourvoyait pourtant une deuxième fois en replongeant dans ce vécu où elle s’était égarée, trompée par tous, aussi bien ceux qui avaient cru l’aimer que ceux qui en avaient abusée ? Elle ne pouvait se satisfaire ni d’avoir un succès mitigé ni d’avoir bien ou mal joué. Qu’elle joue bien ou mal, c’était perdu d’avance, provoquant ou  la gêne ou les sarcasmes ou les vulgaires gloussements, une deuxième fois elle était méconnue, piétinée, une deuxième fois ils se trompaient sur ses minauderies d’enfant au cœur inassouvi ou ses airs effarés, ce qu’elle était, une nouvelle fois leur échappait comme si finalement elle devait être sanctionnée ne l’ayant pas été assez. Inversement si  « on aimait » elle se retrouvait divisée entre ce désir là et le dégoût d’elle-même, doutant que lui fut adressée une compréhension pour ce dégoût, comme elle l’aurait voulu, et elle restait dans la morosité d’une mélancolie résignée. Dès qu’elle parlait de sexe, et aussi peu qu’elle en parlait, elle se sentait piégée mais se persuadait, ça l’avait tellement abîmée, qu’il fallait en parler, au lieu de l’éluder et même si elle avait mal, mal d’en parler comme elle en avait eu de le manipuler. Le dire c’était se libérer mais prendre aussi le risque de choquer et d’être rejetée, ou de sombrer en convenant au plus grand nombre plus ou moins obsédé, dans la douleur de plaire par où on l’avait défoncée. Ceux-là d’ailleurs qui la flattaient de savoir si bien dire ne lui pardonnaient pas pourtant ou tout au moins le regrettaient, on venait souvent le lui dire en coulisses, de se montrer si triste, révoltée presque ou méprisante, enfin, antipathique. Et là tout s’effondrait, elle aurait tant voulu se montrer sympathique mais une victime a toutes les raisons de se montrer antipathique à moins d’avoir le cœur au pardon, mais c’est une autre affaire. Nombreux étaient ceux qui n’adhéraient pas aux histoires trop dures et préféraient à la grisaille de l’éclairage poussiéreux des chambres où les « bonnes » se donnent, où à l’entêtement blafard des néons de clinique voyant naître et mourir comme leurs héros exsangues, des amours pâles et tristes, le charme, même au soleil couchant, des îles tropicales. Le soleil alanguit donne envie de dire oui de chanter et danser corps à corps, elle en avait joué les accords harmonieux dans une ou deux histoires appréciées du public, la belle sur le sable allongée, le corps luisant ou bien assise les yeux faussement rivés vers l’infini bleuté de l’horizon, suivant sans résistance, poussée par un désir irrésistible l’inconnu don Juan qui de son seul regard savait faire fondre ses défenses. Pour ces histoires frivoles au jeu desquelles elle s’amusait, c’est vrai avec malice, les applaudissements pleuvaient, pourtant elle n’aimait pas le personnage féminin et s’étonnait de l’acquiescement du public, de sa faveur pour le désir et la conquête si facile et de sa préférence pour l’absence moins de prudence que de raison au nom de la valeur et de l’instinct et des pulsions. Elle se plaisait pourtant à les jouer pour réparer peut-être de n’avoir pu aimer ces abandons langoureux et coupables, et pour apprendre à les aimer, mais finalement elle n’en sortait pas, elle n’en sortirait pas de ce décalage entre elle même et ses actes à moins d’admettre s’être méprise ou d’accepter son refoulé, mais ça elle ne pouvait l’entendre ou pas encore.

 Restaient ceux qui en coulisses ou d’après leur courrier se confiaient et se disaient touchés en préférant comme elle une manière d’évoquer où les mots les soupirs et les cris de la chose auraient pu s’absenter. Mais il aurait fallu aimer et être aimé, c’eût été un autre spectacle. L’amour ça ne s’invente pas leur disait-elle, et les mots pour le dire non plus. C’est par ces mots d’ailleurs qu’au bout d’un certain temps elle prit l’habitude d’achever son spectacle et certains ricanaient de ses vues rétrécies sur la beauté du sexe et la joyeuseté à ne pas bouder des invitations adultères.

Elle avait remarqué, au premier rang un spectateur assis devant, invariablement tous les soirs. Elle ne distinguait pas ses traits ni même le sens de ses vagues sourires, s’ils acquiesçaient ou se moquaient, elle savait seulement, elle le voyait, que jamais il n’applaudissait. C’était son droit et en dépit de ce que certains pouvaient en dire elle était bien trop peu infatuée d’elle-même pour s’en fâcher.

Un soir après avoir rangé ses accessoires et bavardé avec les uns, les autres, elle quitta enfin le théâtre. Contre la porte, il était là, une écharpe négligemment jetée sur les épaules, ça lui donnait des airs d’adolescent bien qu’il fût d’âge mur. Elle le reconnut aussitôt. Elle eut un vrai frisson, c’est-à-dire pas de froid mais de brusque émotion et tressaillit d’une joie qu’elle aurait voulu contenir mais en vain. Elle ne s’expliquait pas ce qui soudain la débordait. Son silence et sa présence tous les soirs avaient peut-être été l’aveu espéré, attendu,  même si jamais elle n’avait désiré l’élucider. Mais sa présence maintenant parlait pour lui, pour ces applaudissements refusés afin de n’en pas galvauder le message en se mêlant à tous les autres. Il était là pour elle, pour l’enlever, pour l’emmener très loin vers ce pays dont on ne finit pas de s’approcher, vers cette pluie d’étoiles dont les rayons vous brûlent. Et il la regardait. Elle eut peur un moment de faillir, de devenir cette femme frivole dont elle avait conté l’histoire et sans mot dire de suivre prestement cet ensorceleur enchanteur. Elle le suivrait pourtant elle le savait, mais pas comme ça, pas sans un mot, pas comme font dans les romans les amants bienvenus, venus on ne sait d’où et on ne sait comment mais les voilà soudain, tout à l’heure inconnus et déjà frémissant d’une main sur l’épaule posée, et au détour de leur visage les yeux englués de désir attirés l’un vers l’autre comme l’abeille vers le miel, divin hasard, ils chavirent et tombent dans la glue du plaisir. Non elle ne voulait pas de ce bonheur facile et faux, de ces petits plaisirs même si immenses, elle avait eu son compte, de ces frissons qu’on se raconte pour enjoliver l’ordinaire, mais comment résister et après tout si ça pouvait durer… Elle en était là de ses songes furtifs quand il lui prit le bras, non il ne fallait pas, pas chez lui, faire durer, d’abord aller dîner. Elle osa, dire qu’elle avait faim, mais lui aussi et de ce pas il l’emmenait dîner. Elle fut rassérénée, mais presque trop, comme si ce fût dommage, son mari était loin, c’était souvent, parti en voyages d’affaires, de quelles affaires, elle ne savait pas trop alors finalement pourquoi pas, mais non il était bien fini le temps de ses frivolités, avec lui elle serait fidèle, même s’il ne l’était pas, et après tout elle n’en savait rien et lui de son côté désirait qu’elle le soit, alors, oui, on dînerait, on parlerait et on se quitterait.

Ils dinèrent, délicieusement, il la félicita pour son spectacle, sans en dire davantage sans évoquer sa présence assidue, elle n’osa rien demander, alors ils parlèrent, très évasivement, de la vie, de l’amour et elle songeait de ce qu’un jour de tout cela elle pourrait dire et voulant  éviter de raconter qu’ensuite ils s’étaient de leurs yeux dévorés, elle esquivait au mieux ce regard doux mais enflammé qui la poussait très loin au fond d’elle-même. Mais non elle n’était pas ces créatures de roman ou bien de cinéma, qui pour le seul plaisir du spectateur ou du lecteur, l’écouterait bouche bée ou même en cœur, la langue au bord des lèvres, les yeux émerveillés ou bien distraits les mains caressant la nappe, rouge, l’air inspiré en ayant l’air surtout de ne pas avoir l’air, l’air d’y penser, regard ailleurs plongé dans des abîmes irrésistiblement attrayants mais secrets, regard ailleurs mais soudain attiré vers ses yeux enfiévrés s’approchant au plus près et de plus en plus près. Non, elle n’allait pas succomber. Elle savait tout de ce qu’elle aurait pu faire, de ce qu’elle voulait faire, mais comme dans ses récits et ses spectacles, elle se sentait piégée écartelée prise entre deux désirs et choisir l’un ou l’autre était un mauvais choix. Il fallait bien conclure pourtant alors elle le força à se livrer, ce qu’il fit, sans entrain, elle regrettait presque d’avoir brisé le charme, il était veuf ! lui dit-il tristement, elle fut triste aussi mais de ne pas y croire et de se dire, il y a maldonne, comme toujours, on n’est même plus dans le roman, c’est un roman de gare ! Et cependant il parlait sobrement et paraissait sincère. C’était une sale histoire, mais la vie, aussi, et la vie continuait, bien sûr cela l’avait changé et c’était la raison, peut-être, de sa quotidienne présence, enfin il y venait pensait-elle ! Songeur il expliqua que ses histoires lui permettaient de relativiser et puis surtout, surtout – il hésitait à continuer – de se nourrir non pas vraiment pas seulement de ses histoires mais essentiellement de sa voix, de ses modulations et puis de ses regards tantôt gais tantôt fous tantôt brouillés, de ce qu’ils diffusaient ces joies ces effrois ces chagrins pour vivre une deuxième fois imaginer une vie mille autres vies pour sortir de la sienne et il lui avoua enfin, mais c’était sans plagiat qu’il s’amusait en rentrant du théâtre à noircir des cahiers qu’il réservait pour ses enfants lorsqu’ils seraient très grands et lui, très vieux pour leur laisser un peu de sa folie, de ses amours imaginaires.  Elle frémit mal à l’aise, encore un de ces rêveurs sombres, au mal de vivre lancinant, réfugié dans les plis de sa tête, elle n’en voulait pas il lui ressemblait trop elle voulait vivre rire aimer. Le café bu, le serveur apporta des liqueurs pour prolonger, qui sait, leur tête à tête qui devait sembler bien étrange.

Il fallut bien pourtant que leurs yeux se rencontrent, et disent le désir, le délire des sens  trop longtemps retenu.

Une fois encore elle serait infidèle, elle le serait souvent, à chaque voyage d’affaires et ce serait comme ce premier soir une fête soyeuse joyeuse radieuse et mélodieuse, ils rêveraient et glisseraient ensemble sur des tapis de mousse, et inlassablement se baigneraient dans des rivières profondes et tièdes, enivrés du parfum des nénuphars épanouis ou excités par le vol de bourdons ou d’insectes velus se plantant victorieux dans un cœur attendri.

Et si c’était toujours comme ce premier soir, il n’y aurait pas maldonne quand ils feraient l’amour.