On est loin avec des livres comme L’Amour ou La Femme d’une conception ensorcelante de la femme. Le proto-féminisme du Michelet de La Sorcière a des limites, et au milieu de ce beau siècle de progrès, l’heure n’est plus au dérèglement de tous les sens. Arrachée aux tortionnaires cléricaux qui la poussaient aux messes noires, la femme devient idéale mère de famille bourgeoise dans les mains du pédagogue national, et ceci, avec la bénédiction du médecin. Complice autrefois du combat de l’Église contre la sorcière, la médecine fait amende honorable en se mettant au service de la féminité républicaine, car il faut bien qu’elle soit quelque chose, la féminité : on ne peut tout de même pas la laisser à elle-même. Il revient désormais à la médecine de dire non pas une vérité qui serait femme, comme l’ont voulu les philosophes, mais la vérité de la femme, la vérité de sa condition physiologique, psychologique et sociale, que l’Église n’a cessé de nier et de flétrir. Et cette vérité, il faut la dire parce que le salut de la République passe par la femme, c’est-à-dire par la mère féconde sans laquelle la nation est condamnée aux plaisirs stériles, solitaires, et aux toxicomanies les plus diverses. Pourquoi écrire un livre sur l’amour (en fait un livre de morale conjugale particulièrement épaisse en ce qui concerne l’épouse) ? Parce qu’il y a au départ ce constat médico-sociologique à faire : « Depuis un siècle, l’invasion progressive des spiritueux et des narcotiques se fait invinciblement, avec des résultats divers selon les populations, – ici obscurcissant l’esprit, le barbarisant sans retour, là mordant plus profondément dans l’existence physique, atteignant la race même, – mais partout isolant l’homme, lui donnant, même au foyer, une déplorable préférence pour les jouissances solitaires. Nul besoin de société (1) ».
Les hommes boivent, se droguent, se désintéressent de l’amour, de la famille et de la société : « On se marie de moins en moins (2) ». Le mal laïque ressemble étrangement à celui défini par l’Église, à ceci près que ce n’est plus le prêtre qui le dénonce, mais l’écrivain-médecin, qui non seulement sait de quoi il parle, mais qui connaît aussi les vrais remèdes : c’est là la supériorité de ce que Jean Borie, dans des pages remarquables, appelle à propos de Michelet une prédication antichrétienne (3). L’écrivain se fait médecin, ou du moins est-il l’ami des médecins, dont il partage ainsi l’autorité : « Mais rien ne m’a plus servi que l’amitié de ceux à qui l’on dit tout, je veux dire, celle des médecins. J’en ai connu intimement plusieurs des plus illustres de ce siècle. J’ai été pendant dix ans, plus que l’ami, j’ose dire le frère d’un physiologiste éminent qui gardait dans les sciences naturelles le sens exquis des choses morales (4) ». Michelet est le frère, l’intime, le double des médecins. Ceux-ci, et plus particulièrement les ovologues, sont les vrais initiés, ceux qui ont vu, dissection oblige – rien ne vaut un bon cadavre pour connaître les mystères de la vie et de l’amour : « Pendant dix ans environ (depuis la création de la chaire d’ovologie jusqu’à la publication de l’incomparable atlas qui complète ces révélations), ils ont pu lire dans la mort, et des centaines de femmes leur ont livré le suprême mystère d’amour et de douleur (5) ».
Mais qu’ont-ils vu, et que voit Michelet à son tour en regardant par dessus leur épaule ou plus vraisemblablement en consultant les traités de gynécologie et les planches anatomiques qu’ils ont laissées ? À force de disséquer des femmes, les ovologues et les embryologues (Négrier, Baër, Coste, Gerbe, Pouchet, etc.) ont compris le fonctionnement des ovaires, ils ont compris l’ovulation, ils ont compris la menstruation et le sang menstruel, même s’ils font encore à ce propos quelques contresens qui ne manquent pas de sel, notamment en associant menstruation, excitabilité sexuelle et fécondité (6). Qu’importe, puisque cette erreur ne fait que renforcer l’intérêt de la découverte, qui est prodigieux. La femme est ainsi soustraite aux théories de l’impureté dont d’innombrables religions ont fait leur fonds de commerce en matière de morale sexuelle, et sa sexualité non seulement s’autonomise, mais aussi se naturalise. De l’Immaculée Conception à la menstruation, de la Vierge (et de son double maléfique la sorcière) à l’épouse nationale auréolée du droit mensuel au saignement, tel est donc le chemin parcouru, ou plus exactement le chemin que Michelet le pédagogue se propose de parcourir, avec son nouvel évangile, selon Saint-Pouchet, à la main (7).
Car il s’agit bien d’un nouvel Évangile (en attendant ceux de Zola qui doit tant à Michelet), et l’auréole menstruelle est à prendre très au sérieux. Établie – enfin – dans ses droits naturels par l’analyse chimique de son sang menstruel, qui est aussi pur que n’importe quel autre sang, soustraite ainsi aux humiliations que l’Église n’a cessé de lui faire subir, la femme n’en a pas fini pour autant d’être associée au religieux, qui une fois de plus aurait même tendance à revenir au galop. Tout se passe comme si Pouchet et les autres n’avaient été convoqués que pour permettre à Michelet d’inverser le sens du sacré, de le faire passer du maléfique au bienveillant : «Ce que le moyen âge insultait et dégradait, appelait impureté, c’est précisément sa crise sacrée ; c’est ce qui la constitue un objet de religion, souverainement poétique. L’amour l’avait toujours cru, et l’amour avait raison. La sotte science d’alors avait tort (8) ». On ne sort pas du sacré par des moyens de menstruation, et encore moins par des moyens de grossesse ou d’accouchement. Parmi les passages les plus remarquables de L’Amour, il y a ceux où l’époux attentionné, passé de la fécondation spirituelle à des choses plus sérieuses, est invité à se convertir à la nouvelle religion – la seule authentique – du globe divin dorénavant porté par sa tendre moitié enceinte : « Il la voit qui, jour par jour, avancera fatalement vers l’accomplissement de ce mystère. Il n’y peut rien que faire des voeux, prier et joindre les mains, comme le croyant à l’autel. Une dévotion sans bornes l’a pris pour le temple vivant. Devant ce globe divin qui contient le monde inconnu, il rêve, il se tait ; s’il sourit, le sourire est tout près des larmes… Nul n’accusera sa faiblesse. Si jamais on dut respecter un accès de religion, à coup sûr, c’est celui-ci. Nous sommes vraiment en présence du plus grand miracle, d’un miracle incontestable, d’un miracle non absurde, mais qui n’en est pas moins obscur (9) ».
Époux en prière, convertis par l’obscur miracle, vous ignorez que bientôt vous allez être récompensés, et qu’après neuf mois tout au plus de ferveur en face du divin et mystérieux globe, vient le temps de la révélation suprême avec laquelle l’obscurité va céder devant le visible : non pas l’enfant qui vient de naître, mais la vue de la matrice après l’accouchement, cette gâterie dont on ne se lasse pas. Certes, il n’est pas facile de contempler celle-ci réellement. Nous ne connaissons encore ni les rayons X ni l’endoscopie ni l’échographie, et la belle religiosité qui a saisi le fier et tendre père à venir n’implique en aucun cas que celui-ci doive assister à l’accouchement, ce qui ne l’avancerait d’ailleurs pas beaucoup sur le chemin de la révélation finale. Ce que Michelet conseille au tendre époux, c’est de se plonger dans d’émouvantes planches anatomiques représentant la matrice fourbue, sans doute pour meubler de façon constructive l’insoutenable attente de l’heureux événement. Bien sûr, le jeune homme pourrait le faire plus tôt ou plus tard, mais c’est bien à cet endroit du « roman » qu’intervient l’éloge de ces planches, entre le chapitre « grossesse et état de grâce » et le chapitre « couches et relevailles ». Pendant qu’elle accouche, lui se plonge dans les planches anatomiques comme d’autres baisent des icônes : « Épargnons-lui cette vue, mais toi, tu dois l’endurer, et cela te sera bon. Rien n’amortit plus les sens. Quiconque n’a pas été endurci, blasé sur ces tristes spectacles, est à peine maître de lui, en voyant la peinture exacte de la matrice, après l’accouchement. Une douleur frémissante saisit et fait froid à l’épine… L’irritation prodigieuse de l’organe, le torrent trouble qui exsude si cruellement de la ravine dévastée, oh ! quelle épouvante !… on recule… Ce fut mon impression quand cet objet vraiment terrible m’apparut la première fois dans les planches excellentes du livre de Bourgery. Une incomparable figure de l’atlas de Coste et de Gerbe montre aussi le même organe sous un aspect moins effrayant, mais qui émeut jusqu’aux larmes. On le voit quand, par son réseau infini de fibres rouges, qui semblent des soies, des cheveux pourpres, la matrice pleure le sang. Ces quelques planches de Gerbe (et la plupart non signées), cet atlas étonnant, unique, est un temple de l’avenir, qui, plus tard, dans un temps meilleur, remplira tous les coeurs de religion. Il faut se mettre à genoux, avant d’oser y regarder (10) ». Mallarmé veut que tout au monde aboutisse à un Livre. Michelet veut que tout commence avec la représentation d’une matrice saignante : « Le grand mystère de la génération n’avait jamais apparu dans l’art avec tout son charme, avec sa vraie sainteté. Je ne connais pas l’étonnant artiste. N’importe, je le remercie (11) ». À côté, l’Origine du monde de Courbet relève de l’idéalisme le plus chaste et le plus obscurantiste. Une matrice saignante, c’est la véritable origine non seulement du monde, mais aussi de l’amour, c’est le mystère de l’amour devenu visible, échappant aux idéalismes religieux comme aux anti-idéalismes diaboliques, c’est la douleur – ou l’obscur objet du désir ? – désormais en pleine lumière : « Et l’on apprend encore que l’amour est chose visible (12) ».
Peindre des matrices saignantes, voilà le grand art, ou du moins l’art qui permet d’en finir avec toutes les chimériques et romanesques peintures de l’amour qui excitent et énervent les femmes. Ce n’est pas un hasard si Michelet ne cesse de s’en prendre dans L’Amour et dans La Femme aux livres corrupteurs et s’il en appelle à un livre « digne de la femme » : « Un livre saint, un livre tendre, mais qui ne soit pas énervant ! un livre qui la fortifie sans l’endurcir, ni la blaser, ne la trouble pas de vains rêves (13) » ; ou qu’il mette en garde un peu plus loin contre les dangers du romanesque dans les termes suivants : « Nous soutenons seulement que cette âme fanée de lecture, tannée de romans, qui vit habituellement de l’alcool des spectacles, de l’eau-forte des cours d’assises, sera, non pas corrompue peut-être, mais vulgarisée, commune, triviale, comme la borne publique (14) ». Arrêt sur image de matrice saignante, blocage du fantasme, soustraction de la femme à la société du spectacle. Les lois de la nature que nous révèlent les médecins s’opposent à celles qu’imaginent les romanciers, et tout compte fait il faut dire que Michelet n’est pas romancier, du moins lorsqu’il écrit L’Amour et un peu plus tard La Femme. Entre l’anatomiste et le romancier (qu’un peu plus tard Zola s’efforcera de réconcilier), il y a incompatibilité. L’anatomiste-moraliste écrit des romans sans personnages – on les traverse sans s’identifier ni au monsieur ni à la dame – et surtout des romans qui ne laissent rien à imaginer ni à désirer. Il est quand même difficile de se rincer l’oeil avec le dessin d’une matrice saignante (15).
La religion de la matrice épuisée et du sang menstruel privilégie le visible, aux dépens des secrets romanesques ou religieux. Elle comporte un autre avantage décisif : la médicalisation de la femme. Les découvertes des ovologues ont permis d’en finir avec les accusations d’impureté (voire de sorcellerie), mais elles ont aussi clairement établi, Michelet le martèle dès les premiers chapitres de son livre, que la femme est une malade. Elle est malade tous les mois d’une crise qui « la remet aux mains de l’amour (16) », avant, après, pendant ; « elle subit incessamment l’éternelle blessure de l’amour (17) ». Le reste s’ensuit, il suffit de consulter les titres des chapitres : la femme doit peu travailler, l’homme doit gagner pour deux, la pauvreté lui convient mieux que la richesse qui pourrait la rendre désobéissante, la solitude et l’intérieur mieux que la société et les espaces publics, qui sont l’affaire de l’homme, etc. Elle est une malade, donc elle est fragile, donc il faut la protéger, y compris d’elle-même si elle a le mauvais goût d’oublier sa faiblesse.
Les poncifs les plus écoeurants de la morale bourgeoise sont ainsi fondés scientifiquement, ovologiquement, mais ce n’est peut-être pas encore là l’essentiel. Si la femme en général est périodiquement malade, cela veut dire que c’est plus ou moins la moitié de l’humanité qui l’est, et qu’il revient du même coup à l’autre moitié d’endosser auprès d’elle le rôle du médecin. Si Michelet écrivain se glisse aussi facilement dans la peau du médecin, c’est parce qu’il y a un médecin dans tout époux qui se respecte – en respectant et en soignant l’âme soeur fraîchement épousée. Qu’il n’y ait pas de place dans le couple idéal – le sien ? – imaginé par Michelet pour le confesseur et ses idées tordues, on s’en serait douté (18). Mais il est peut-être plus surprenant d’observer comment, après avoir fait allégeance à l’ovologie au cours des premiers chapitres, notre heureux époux va s’appliquer à congédier les médecins en douceur au cours des suivants. Ainsi en va-t-il par exemple au chapitre intitulé « Hygiène », qui affirme la supériorité de l’époux sur le médecin en ces matières délicates – car on aura compris, même si Michelet se garde de le dire, que l’hygiène se rapporte aux choses « sales » : « L’attention fort distraite d’un médecin qui vient quelquefois et souvent pense à autre chose, ce n’est pas pour te rassurer. Oh ! que je me fie bien plus à ta clairvoyance, à la seconde vue de l’amour, à son fixe et puissant regard, arrêté sur l’objet aimé sans que rien puisse l’en distraire et qui le voit de part en part (19) ». Médicalisation-conjugalisation de l’hygiène, et partant de la sexualité : on est loin de la sorcière, mais c’est sans doute le prix à payer pour que l’amour soit propre, pour que ça ne brûle pas trop (20).
Michelet enchaîne en conseillant à l’époux-médecin de tenir, discrètement pour ne pas l’inquiéter, un journal de tous les événements se rapportant à la santé de l’épouse, comme Henri IV exigeait qu’on le fît pour Louis XIII. Elle lui confie tout, il note tout. C’est très moderne. Il n’y a que l’accouchement auquel l’époux n’est pas encore admis (on a déjà vu ce qu’il est supposé faire pendant ce temps-là), mais pour cette circonstance le médecin devrait lui aussi s’effacer derrière la sage-femme : « La femme soigne bien mieux la femme. Pourquoi ? Parce qu’elle est à la fois la malade et le médecin, parce qu’elle comprend aisément dans une autre les maux qu’elle a elle-même, les épreuves où elle a passé. Les médecins sont savants de la science, mais fort peu de la malade (21) ».
Mais l’accouchement reste le seul événement où il faut laisser la femme à la femme. Plus loin, dans un chapitre intitulé « Médication du corps », c’est bien l’époux qui triomphe. La cote du médecin est même revue tellement à la baisse qu’il est non seulement exclu des confidences de madame, mais logé à la même enseigne que le prêtre, payant peut-être ainsi son ancestrale trahison des sorcières : « En quoi le prêtre et le médecin sont-ils distincts ? Je ne l’ai jamais compris. Toute médecine est nulle, aveugle et inintelligente, si elle ne commence par la confession complète, par la résignation et la réconciliation avec l’harmonie générale. Qui peut cela, s’il s’agit de la femme ? Celui qui la connaît déjà d’avance, et qui est elle-même. Celui-là seul est son médecin né, pour l’âme et pour le corps (22) ».
Le frère physiologiste semble tout à coup bien loin. Il n’y en a plus que pour l’époux qui, après s’être présenté comme le double du médecin, se glisse dans la peau de sa douce moitié pour mieux la comprendre (« et qui est elle-même »). Le congé donné au médecin dans ce chapitre correspond aussi à un changement de fonction de la médecine. Elle représentait dans un premier temps un savoir sur lequel s’appuyer pour disqualifier le prêtre, et elle est maintenant un art de l’identification ou de la communication intime. La maladie n’est plus à connaître, mais à comprendre, la douleur exige de la sympathie plutôt que le savoir d’un spécialiste. En allant très vite et en repensant ici au caractère divin de la matrice saignante, on pourrait dire que Michelet propose avec L’Amour une morale compassionnelle anticléricale qui se distinguerait de la morale chrétienne en substituant les douleurs de la femme aux souffrances du Christ. C’est par la femme que le sacré fait retour dans la République, c’est par la femme que s’en accomplit la consécration, comme le suggère également la figure de la sorcière, exemplaire martyre au service du peuple.
Michelet procède ainsi à une double neutralisation, ou à une double destitution. La religion chrétienne est remplacée par une divinisation de la femme, et l’institution médicale est dissoute au profit d’une sorte de communisme médico-conjugal. Devenue une capacité d’identification et de communication plutôt qu’un savoir régi par un « ordre du discours », la médecine, comme Lautréamont le souhaitait pour la poésie, doit être faite non par un seul, mais par tous : tous médecins, et donc plus de médecins ! À ce titre, elle devrait même faire partie du cahier des tâches de l’Éducation nationale : « Dans l’avenir, toute éducation (allégée des côtés stériles) comprendra des années d’études médicales. L’état présent est ridicule. Quiconque vit a pour premier besoin de savoir ce qu’est la vie, comment on l’entretient, comment on la guérit […]. Même pour expliquer au médecin ce qu’on a de souffrant, pour le lui faire comprendre nettement et sans malentendu, il faut être soi-même (aux trois-quarts) médecin (23) ».