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Mer

MER

 

Sur le sable humide, la vague dispose les indices éphémères que la suivante efface. Un croisillon serré signifie la mort assurée pour qui s’ose. Des raies parallèles, comme à présent, croquent l’emphase du flux. Plus elles sont serrées, plus loin le courant m’emportera.

Ensuite scruter les méduses et autres objets flottants non identifiés. Si le vent et le courant viennent du midi, alors étrons et sacs en  plastique flottent entre deux eaux puis ponctuent la plage. S’il n’y a ni ressac ni méduses, je peux enfin lâcher ma canne sur la plage. Seuls quelques pas me séparent de ma prochaine libération. Un pas après l’autre, surveiller l’enlisement des pieds dans le sable et le niveau de posidonies mortes, avec une palme dans chaque main pour contrebalancer la disparition de mes neurones. Le contact morbide du latex des palmes me rassure. Je me prépare à pénétrer un élément autre. Mais mon pied gauche, le sinistré, hésite encore un peu à la frontière du vague. Ma canne gît à plusieurs mètres derrière moi, au-delà de la limite des algues mortes. Je ne veux pas me retourner. Un pas puis un autre. Il ne doit rester que vingt centimètres. Si je me laissais tomber dans le sable, j’y serais pourtant plus vite. Mais on m’observe, les touristes dans mon dos m’obligent à faire attention à ce que le poids des regards ne me déséquilibre pas. Parfois la pensée d’autres suffit à égarer mon pas.  Je perçois trop : le bruissement du quotidien que l’on dépose dans le sable afin de mieux observer la scène, les chuchotements étouffés en langues étrangères, les enfants qui tirent sur la jupe de leur mère et la crémaillère sortant de ses chaînons, les femmes qui secouent le sable de leurs fringues avant de venir me secourir, le cliquetis des claviers des smartphones, les doigts qui se croisent et les enchères qui grimpent. Seuls les enfants viennent vérifier qu’il n’y a pas tricherie sur le scandale.

 

Par-dessus tout, il y a la chanson de la mer, ceux qui n’écoutent pas la trouvent répétitive mais je sais qu’elle bruisse  des invites. L’instant d’après, elle s’emporte et crache de l’écume puis reprend le cours apaisé de ses contes.  Bien que je ne désire pas autre chose que d’échapper aux lois universelles, je ne veux pas tomber à moins qu’il n’y ait pas d’autre solution, alors je sonde les limites de l’absence, droit devant moi plus loin que l’horizon. Si je suis le déferlement des vagues, il me semble que la terre tremble. Ce n’est déjà plus mon élément, elle pourrait brusquement s’ouvrir et m’engloutir pour m’empêcher de rejoindre la mer, la terre est jalouse de ses surgeons. Mais je ne lui appartiens déjà plus, aussi je fais encore un pas puis un autre, mes palmes comme des béquilles, sans m’arrêter pour ne pas m’enliser dans le sable des grèves. Les limites sont toujours plus meubles, plus traîtres.  La mer déroule ses rouleaux qui s’alanguissent jusqu’à mes cuisses. Bleu vert pour les fonds de sable fossile, qui excitent la lumière, au-dessus desquels  volent des poissons aux ailes turquoise.  Bleu foncé au-dessus des champs de posidonies, où se reproduisent les poissons.  J’ai défini mes limites mais je saurais les élargir. Du dehors, je ne conserverais que l’orientation du soleil. Maintenant, un dernier obstacle probable: les  tapis de posidonies mortes, que la mer a tissés à l’orée de la plage, cachent parfois des pierres aiguisées ou des morceaux de verre que le ressac polit. Les brusques différences de niveau sont aussi à craindre, parfois une petite houle de fond, sans arriver  à se hisser jusqu’à la plage, a creusé, entêtée, des marches dans le bris. J’ai de l’eau jusqu’à mi-mollet et déjà la mer me tient. Je n’ai plus à craindre l’extravagance de mes gestes, la déviance de mes impulsions. Je peux enfin m’abandonner.

 

Elle me prend entre ses bras et je glisse entre ses eaux, sensation de vitesse, d’apprécier le fruit de l’effort musculaire. Je viens d’échapper à l’universel. Si je m’incline un peu sur le côté, suivant les remous du flux, alors il se produit un effet de succion. Tout de suite je passe la barre de corail fossile qui ceint l’île. A partir de là, je ne croise plus que des poissons et des concombres de mer. Les touristes restent là où ils ont pied. Dans les premiers mètres, leurs corps sans tête sont agités de mouvements saccadés et désordonnés. On sent qu’ils n’ont pas conscience de la nature du fluide où ils évoluent. Personne ne peut me suivre car  je sais monter le dos souple de la mer. Puis je rassemble mes jambes sous moi et je plonge. J’ai besoin de sentir le poids de l’eau, qui immobilise les pensées les plus mouvantes, l’absence d’oxygène, qui redéfinit les priorités, et ma peur d’en manquer, qui me catapulte au-delà de l’abyme : il m’en reste toujours plus que ce que je veux bien croire. Sous l’eau, je me réapproprie mon corps, à nouveau je peux en faire ce que j’en désire et m’oser au-delà de mes peurs. Je m’agrippe aux reliefs du fond et m’oblige à y rester le plus longtemps possible. Mes ongles accrochent les algues et de petits poissons colorés, turquoise et orange, viennent se gaver du plancton qui s’y était réfugié.  Les daurades, agitant mollement leur faux œil peint sur leur queue, considèrent la scène d’un air dubitatif, comptant le nombre de petits poissons et méditant leurs tactiques d’attaque.  Elles sentent le rythme apaisé de mon cœur et le plaisir que j’éprouve, aussi s’aventurent-elles à m’approcher. Elles veulent profiter de la peur que je sème, ma peur de manquer de ce qui pourrait les tuer. Pourtant, elles se tournent sur le côté pour mieux m’observer, se gardant toutefois des commentaires déplacés si chers aux bruyants du dehors. Parfois, moi aussi je les suis, émerveillée de pouvoir les effrayer d’un battement de palme appuyé, puis les retrouver, en me laissant aller au fil de l’eau.

La mer ne fait pas de cadeaux.  Je sais ce que je risque. C’est le prix de l’appesanteur.