Extrait inédit de “Jambon Dodu”, à paraître.
Saigné comme un verrat, Jambon Dodu. Était-ce un signe, cet animal ? Ou du lard ou du cochon ? Saignés les deux Dodu, retrouvés dans une tranchée, la gorge, elle aussi, tranchée. Eve, renversée, déchaussée, son bas en haut, déchiré, son pied nu dépassant d’une saignée de la chaussée. Aux premières heures, des passants réveillés aux heurts des éboueurs les ont trouvés, baignant dans la tranchée comme dans le frais caisson bleu, tranquilles.
– C’est con, dira un voisin de cette nouvelle, en l’apprenant dans la caisse où on l’interrogera. Et il ajoutera : Roger, puisque c’est son nom qu’on voudra savoir. Roger Rimbaud, apprenti, boucher, mais innocent.
Ici, il aura un alibi, le jeune boucher. Il préparait des atriaux en devisant avec une effeuilleuse, son travail terminé, remplumée, assise dans son boa sur le bois de l’étal. Ils n’ont rien vu. Et rien entendu, bien sûr. Sourd l’un. Et le soupirail est profond, rien n’y sourd, c’est sûr.
Le commissaire est atteint au Bœuf Bouilli alors que les deux Dodu, eux, ont été eus au gras du cou. Le commis sert, un grand maigre, un grand crème et deux croissants à quatre cents balles au commissaire.
Le Bœuf Bouilli c’est une brasserie. L’inspecteur Rognon, un gars du Rhin, savait l’y trouver. Il y déjeune souvent sur cette terrasse, plongeant, elle sur le Marais, lui sur les faits divers des premiers tirages du matin.
À la plonge la fille de cuisine chante. C’est la cousine du patron, Riton. Elle a, dit-on, la cuisse facile. La tête de veau de Riton, vinaigrette, les cuisses de la fille de cuisine, la cousine du patron, à la plonge et la terrasse sur le Marais font la réputation de l’établissement.
Malgré un solide appétit, fatigué ces temps, le commissaire maigrit. Il flotte – le soleil se lève, la pluie a cessé – dans ses habits et plane sur les journaux épars, vague.
D’une Dauphine bleu marine où ils étaient serrés, encaqués comme des harengs saurs, sortent, emprunté et rognant ses ongles sales, l’inspecteur, suivi du légiste.
– Commissaire.
Ils saluent et s’assoient.
– Commis ! Se reprenant : Non ! Apporte… Il interroge : Deux petits noirs ? Deux petits noirs, bien serrés ! Alors ?
Alors Rognon raconte. Un fort à bras passe, un quartier de bœuf sur l’épaule.
– Dans ce quartier de viande (il entend par là le Marais qui s’éveille), ce n’est pas un boucher qui a fait le coup.
Rognon fait un geste à son cou, explicite, de son index rogné. Le légiste opine. La lame qui a saigné les Dodu au gras du cou – ils en ont rendu l’âme – on ne l’a pourtant pas retrouvée, l’alarme donnée.
Ils boivent le café brûlant dans les tasses posées par le commis sur la table.
– Aux commissures de la blessure, c’est sûr, dit le légiste formel, on peut voir, ce n’est pas l’arme d’un boucher. Les bouchers ne pleurent pas. Cette lame, s’exclame-t-il convaincu, c’est une lame de coiffeur !
– Une histoire de cocu ?
– Pas de chef de gare ! De coiffeur ! Une lame de coiffeur ! Pour tailler le chef. Un rasoir.
– Pardon qui ! Quel chef ? Qui, un rasoir ? Commis, encore un petit noir ! Pardon je suis las, j’écoute, reprenez…
– Volontiers.
– Deux, Trois ? Trois ! Reprenez.
– Lame du crime, un rasoir, un rasoir comme il y en a tant par ici !
Le regard du légiste se trouble un instant, un instant hagard.
Un grand noir du Hogar, nouveau, apporte les trois petits noirs. Le commis est loin. En commission.
Le légiste reprend, son café et son exposé :
– Un rasoir de coiffeur. Il y a des milliers et des milliers de coiffeurs par ici. Il respire. Les deux Dodu ont été rasés par le même rasoir.
Harassé, le commissaire pense au rasoir. Il trouve que le légiste l’est. Il demande.
– Lame inox, manche nacré ?
Le légiste n’opine plus, il acquiesce :
– Lame inox, manche nacré. Ou lame laiton, manche en bois. Ou lame inox, manche en bois.
– Ou lame laiton, manche nacré, s’empresse d’ajouter l’inspecteur Rognon heureux de pouvoir se rendre soudain utile : Une tuile ! Quatre modèles !
Il fait quatre avec les doigts, de leur côté les deux autres opinent. Ensemble, cette fois-ci.
Double crime. Quel mobile ? s’interroge le commissaire.
– Mobile ?
La pensée se fait verbe. Mais Rognon, flambé, déchaussé, se méprend, les pieds dans le tapis qui couvre la terrasse, insolite.
– Mobile, bien sûr, avec la Dauphine. J’étais de garde. J’avais l’alarme à l’oeil quand la borne 512 a sonné. Elle sonne toujours deux fois.
– Quelle heure ? demande le commissaire déconfit.
– Sept heures trente, dit sottement le légiste, frappant de son regard le verre de sa montre.
Le commissaire soupire. Rognon, grognon, répond à son tour :
– Cinq heures. Desglion, Richard, le brigadier m’appelait. La borne 512 est à la rue des Abattoirs. Il y avait trouvé les deux corps. De Théâtre, l’autre brigadier, voulant frapper un grand coup, après une petite série, criait à ensabler le cornet : « Ils sont deux, dans une tranchée, la gorge, tranchée ». Je n’y comprenais rien et ils criaient maintenant, comme un seul homme, le cornet trop près, comme en quatorze : « TRANCHÉE, dans une tranchée ! ». Et ça a été coupé.
– Bon ! Allons y, dit Confit le commissaire.
Il fait une grimace en se levant.
– Les corps ? demande le légiste.
Le commissaire se méprenant à son tour, les deux pieds sur le tapis et les indiquant du menton :
– Non, non, votre pédicure a fait merveille. Merci. Ce n’est rien, ce sont les reins, cette fois-ci, deux fois rien.
Le légiste, confus, reste coi. Le commissaire rectifie :
– Quoi ?
– Vous voulez voir les corps ?
– D’abord le décor. Les deux corps sont à la morgue, Livingstone, je suppose ?
Livingstone, c’est le légiste. Et Livingstone, c’est son nom. Hypolite, son prénom. Visiblement il n’est pas Anglais. Ni Américain, ni Néo-zélandais, ni… Mais visiblement Français. Peu frais, il en a tout l’apparence.
– Ils y sont. Ils vous attendent. Mais ne vous pressez pas, ils…
Le commissaire, Rognon et Livingstone sourient comme un seul homme. C’est une blague de flic. On pourrait la numéroter, le numéro suffirait.
– Ils…
Le commissaire fait signe, Rognon paie. Ils partent à pied, la rue des Abattoirs est proche.
[…]