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Demeure le corps – chant d’exécration (extrait)

 

“Demeure le corps, chant d’exécration” paraîtra chez Cheyne Éditeur en juin 2007.

 

 

[…]

 

tes seins, ton nombril, ton sexe, je les cloue sur le cristal de cette page 

 

de la douleur qui pousse ou du corps qui retient, lequel est plus violent ;
les pieds emballés tapent sous leurs linges

 

je n’accepte pas de payer le prix en chair, une existence entière à pisser
du sang

 

je ne sais pas, je me suis trompé, je ne veux plus me défendre

 

le mal est peut-être bien le vivant de la blessure ; une effraction
crasseuse macule la racine de vieil émail

 

un oeil s’ouvre, il voudrait faire la somme des tendresses partagées, qui
n’affirment rien et survivent

 

l’angoisse est telle que je vomis et défèque en même temps

 

je ne crois pas en la supériorité de la parole sur les autres formes de vie

 

fredonner plutôt qu’écrire ; ce murmure fait du bien, il s’élève, puis
retombe comme de la poussière

 

il est trois heures, je respire doucement des échardes et de l’air ; je ne
dis rien ; je lance une pierre ; le silence me rassure, il fait écho à la
mort ; la chambre se tient dans la tiédeur

 

j’ai beau faire, je ne trouve aucun sens à cette légèreté que le vent
m’apporte en survolant les marées

 

on ne dit pas des fruits qu’ils meurent, ni qu’ils sont détruits ; ils
tombent innocents sur temps qui se brise 

 

une chasse d’eau est tirée sur le palier ; les ordures circulent,
s’enroulent des bords vers le centre ; le plancher rétrécit

 

quelque chose a encore la force de ramper ; un très jeune enfant
traverse la chambre ; sa grosse tête se balance d’avant en arrière, on la
dirait sur le point de tomber

 

la maladie s’en va dans l’écriture 

 

il n’y a pas d’énigme à la source des fleuves ; je regarde, sans
comprendre, ni sentir vraiment, le va-et-vient de ma main sur mon
sexe ; je dénie au langage le droit d’être aimé 

 

*

l’avant-dernière image du livre de Shelomo Selinger montre un
nourrisson déchiré par un rapace humain

*

 

à nouveau la machine pivote sur son axe, des lames d’acier recouvrent
les fenêtres ; le peu de forces qui restent paraissent immenses, tant
elles sont inutiles

 

un poing est enfoncé dans la gorge, un autre force l’anus ; je pivote,
bras et jambes écartés

 

dès que je peux, lorsque les poignets ne sont pas truffés d’aiguilles,
j’ouvre le livre d’images

 

j’essaie alors de reprendre l’histoire de la petite personne recroquevillée
à l’intérieur de chacun ; l’exposition des faits tiendrait en quelques lignes

 

mais la première syllabe heurte comme un écrou, tiré à bout portant par
une fronde de chasse

 

parler diffuse une misérable lumière ; je préfère boire mon sang au
chocolat

 

devenu inutile au langage, je répète doucement le prénom de ma mère,
Roswitha, Roswitha

 

ce n’est pas une trêve que j’implore, mais la maîtrise du combat

 

la douleur, légère barque d’os, me conduit tout à coup ; je perçois à
nouveau mon rapport au langage ; le corps, soudain rajeuni, vulnérable
au regard, se tient debout dans les fougères

 

la fillette de neuf ans entend ma voix, elle est assise à l’envers du
feuillage détrempé de la forêt ; elle ne bouge pas lorsqu’un soldat la
frôle, s’immobilise pour fumer, écoute, puis repart en direction de la
lisière ; une seconde il pourrait l’apercevoir, terrifiée sous le vent et les
plantes, à l’aplomb d’un oiseau

 

mais un éclat l’aveugle, puis il s’en va

 

de peur que ma mère refuse de m’aimer, j’ai menti bien plus tôt que les
autres enfants ; chaque soir, rassuré par la pénombre, je lui demandais
de fermer les yeux avant de m’embrasser ; j’habillais alors mon corps
difforme de paroles, invoquant pour veiller sur elle, le génie d’un rêve
merveilleux

 

je suis bien ; j’écoute l’histoire de la Tour de Babel

 

je pense aux phrases écrites la semaine dernière et je m’en sens très
loin, désormais incapable de colère, ébloui par la lueur d’une bougie,
porté par une pitié silencieuse pour tout ce qui existe

 

mais il faut bien renoncer à décrire cette splendeur ; et réserver la
parole aux tâches domestiques

 

dire je suis écoeuré par mes gémissements et m’en tenir à ça

 

tu te crois dépositaire d’un très ancien pouvoir, cette faculté commune
aux rivières et aux arbres de creuser la roche

 

mais dépourvu de racines, privé de tourbillons, tu signes d’une croix au
bas de la nature ; crois-tu vraiment que parler prolonge l’effort de naître

 

tu avances comme les morts, vite et sans faire de rencontre ; l’avenir
t’oublie, il gît à quelques mètres, une page blanche sur des matières
fécales

 

l’ouragan a lavé les cheminées, la douleur taille le corps au moyen du
langage; j’ai perdu, mais cette défaite ne se voit nulle part

 

il suffira que l’humidité infiltre le papier et trace, mieux que je ne saurai
jamais le faire, le cercle tremblé du chemin parcouru

 

je cesse d’écrire ; le rossignol est obscène alentour des charniers ; la
phase suivante aura lieu sans témoins, ni victime, ni bourreau

 

je caresse mon sexe avant de glisser le couteau sous la clavicule ; puis
tenir, jusqu’à blesser la douleur

 

la fièvre allume une mèche d’éther et la drogue, plus puissante, délie les
murs de leurs secrets ; les fonctions vitales s’effondrent ; j’écoute la
machine devenue le cœur, les poumons, le foie, les reins, me soutenir
avec tendresse

 

peu avant qu’un sparadrap soit collé sur mes yeux, j’essaie de dicter
encore, au moyen des paupières ; mais les spasmes déclenchent un
fracas de consonnes ; ceci peut-être, la douceur

 

j’écarte en frissonnant le feuillage des plus belles années

 

durant les heures qui succèdent au décès, la figure s’anime et une
fadeur se répand, semblable à celle qui flotte l’été autour des marécages
; bulles fermentées sorties des profondeurs, les visages successifs du
défunt remontent à la surface pour rendre au masque
mortuaire l’expression du vivant ; l’un de ces êtres frêles, étoile du
matin, est le cadavre en paix sous sa dernière mâchoire de chien

 

 

 
à défaut d’amour, se résigner au poème

 

 
Kalamanga !