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Le bar de la plage – épisodes 93, 94 et 95

Episode 93

Et toujours cette vague idée de l’ennui.

Je ne saurais vous dire quel temps il faisait. Allongé sur le lit tiré à l’abri du perron de la maison, rêvassant à tout et à rien, sans boussole ni horizon, je me laissais porter par cette sensation indicible et docile que les poètes romantiques nomment l’ennui.

En fait, il n’y a pas vraiment de temps particulier pour s’ennuyer ; un soleil claquant de 15 août ou les brumes laiteuses de novembre, c’est égal. Il n’y a pas non plus de décor propre à favoriser l’ennui : les vastes platitudes d’une morne plaine, les rivages tourmentés d’Iroise ou les balcons d’Elseneur, ou encore la contemplation des eaux du lac Léman des terrasses du Montreux Palace époque Paul Morand, rien de déterminant, tout peut convenir. Sauf peut-être la lecture de Sartre mais ce ne serait que du mauvais ennui, crasseux, poisseux. Les mains sales ça laisse des traces.

Le bel ennui est rare : il suppose seulement de ne pas être occupé. Cette constatation, quasi euclidienne, échappe pourtant à l’attention de la plupart des psychanalystes viennois : ils n’y voient pas là une source possible de névroses, pas davantage de cauchemars inquiétants et par conséquent d’honoraires à perpétuité.

Toute occupation, même bénigne, disons l’attachement incontinent à des écrans intersidéraux ou la palpitation fébrile des doigts sur des claviers clignotants, nous éloigne de nous-mêmes, êtres par vocation indolents et méditatifs dont seules quelques nécessités vitales comme boire ou manger, ou les froufroutages de Leslie à proximité peuvent justifier le réveil avant midi.

Comme disait Françoise Sagan à Karl Marx en sortant à l’aube de chez Régine : « Charles, si au lieu de dire Prolétaires de tous les pays unissez-vous, tu avais dit Prolétaires de tous les pays ennuyez-vous, avoue qu’on aurait quand même évité pas mal de dégâts. »

Au bord de l’eau, mon pote Pierrot-le fou d’amour laisse échapper une longue plainte de son saxo.

C’est décidé, je vais passer la suite de ma vie à m’ennuyer.

 

Episode 94

Ce n’est qu’une hypothèse mais quand même.

On était aux environs de la fin de journée. Pas de vent contraire ni de congrès de mouettes en vol stationnaire au-dessus de nos têtes.  Le Colonel était de bonne humeur c’est-à-dire ouvert à toutes propositions susceptibles, sitôt mises à exécution, de provoquer quelques désordres dans les esprits bien rangés sur les étagères du salon. Il étrenna ainsi la conversation :

– Alexander, j’ai fait un rêve (tiens, lui aussi)… Sisyphe a réussi.

– T’es sûr de toi ? (C’est comme s’il avait annoncé que Leslie avait réussi à mettre son bikini en entier)

– Il y a des chances…

– Tu te rends compte de tout ce que ça change ?

On va être obligé de croire que le bonheur existe ; autant imaginer qu’un psychanalyste viennois guérisse un de ses patients. Le Colonel pouvait être le jouet des sortilèges à retardement du Yang Tse Qiang ou de la vision éphémère de Lan Sue toute nue, sa nature romanesque lui jouait parfois des tours.

Caro arriva, apparemment un peu chamboulée, elle débita en apnée comme si elle commentait l’ascension d’un col de première catégorie sur le Tour de France :

– Sisyphe-est-à-moitié-pente-jusqu’ici-tout-va-bien

Il a fallu que Jean-Do ramène sa science et déclare : « j’ai tout vérifié, Sisyphe n’a aucune chance de réussir, c’est pourquoi il va le faire. »

(Où avait-il bien pu piquer ce genre de formule ?)

Alors, Sisyphe or not Sisyphe ?

Georges, qui avait vu passer autant de jobards que de chevaliers et donc en savait long sur le genre humain, avait peut-être la réponse. Il la gardait secrète : discrétion professionnelle oblige ou… il y avait-il derrière tout ça quelque chose de trop grave pour être mis à la disposition de toutes les esprits ?

Le Colonel était toujours de bonne humeur, Caro avait recommencé à respirer.

La lune s’installait.

A l’heure qu’il est, Sisyphe était peut-être en train de s’en approcher…

 

Episode 95

Une plage déserte

La mer était immobile, l’air à l’arrêt, le ciel sans teint. Depuis le lever du jour, ici, il n’y avait rien à faire, rien d’autre que de laisser le temps filer sans chercher à s’y accrocher. Une météo neutre encourageait ces instants d’accalmie où l’être humain ne se chamaille plus avec lui-même, ses démons ou ses voisins. Cela ressemblait à une panne générale des élans et des angoisses, comme si les péripéties bruyantes de la nuit avaient confisqué nos fantômes, absorbé toutes nos énergies. On flottait sans cap, les compas n’indiquaient plus aucune direction. D’ailleurs, on n’en cherchait pas non plus.

Entre hésitation de faire et hésitation de ne pas faire, on hésitait. Au bord des lacs allemands, les poètes romantiques et les chanteuses, Ingrid Caven par exemple, appellent cet état mystérieux de l’âme « Die Sehnsucht » ;  mon pote d’enfance Lou Scarlett, guitariste à la Nouvelle Orléans, dit que ça tient aussi du blues.

Les filles étaient encore dans leur tenue de soirée – strass et noirs vibrants sous les spots, maintenant enlisés dans les gris extérieur jour. En bordure, un disciple de Kundera écrivait peut-être une nouvelle version de « La lenteur » ; quelque part un nouveau Visconti mettait en scène les beautés fatiguées et muettes d’une fête s’échouant au matin sur une plage de Venise…

Notre ami Pierrot-le fou d’amour était assis au bord de l’eau, il avait gardé sa casquette, peut-être interrogeait-il en secret les muses marines…

L’énigme de Pierre Dac, philosophe-chansonnier français du siècle dernier « D’où viens-je, où vais-je, sur quel état j’erre ? » restait entière.

L’horizon était vide.

Que personne ne le remplisse.