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Le bar de la plage – épisodes 63, 64 et 65

Episode 63

 Idyllismes

Et toujours cette incertitude au lever du jour : de quoi sera bien faîte cette journée ? On peut bien sûr élargir le cercle des préoccupations. A quoi ressemblera ce mois, cette année, ce siècle, ce millénaire ou la prochaine nuit ? Le Colonel adorait se frotter à ce genre d’hypothèses quand on remontait le Yang Tsé Qiang en duo sur une jonque magique où, au cœur des ténèbres, quelques lucioles multicolores dansaient dans une lanterne de papier suspendue au-dessus du pont…  Il s’y retrouvait (ou il inventait au fur à mesure ?), je finissais par le suivre. Sacré voyage.

La mer remontait vers la plage en souplesse, pas le moindre signe d’usure après une éternité de service. Fraîche comme à sa première marée. On la prédisait plus haute, plus basse, plus chaude, plus froide ? Elle en avait déjà vu de pire et s’en était arrangée sans prendre une ride.  Dans la préface d’Embarqué, un album de dessins sur les vies de marins, Didier Decoin le redit « La mer est bien la seule avec Dieu (si on veut) à échapper à une loi universelle qui veut que tout se délite, se ruine…, la mer, elle, n’est jamais atteinte de vieillissement »

En attendant : vagues régulières, la septième toujours en majeur comme promis. La température évoluait dans les zones tempérées. Les corps fonctionnaient sans à-coups. Pas d’ennemi à l’horizon. La planète faisait une pause.

Leslie déboula, très en beauté de la tête aux pieds, éclairs de blush bleu Notting Hill sur les paupières, ample

T-shirt mauve sur un short trop large kaki. God save Leslie.

– Alex, sais-tu que nous sommes en train de vivre une journée exceptionnelle ?

Je me contentai de répondre : « ça peut arriver ». Il ne faut pas provoquer l’avenir. Il n’était encore que cinq heures pm. Leslie compléta :

– Je ne le sais pas non plus, mais c’est pourtant ce qui est en train de se passer…

Caro, Jules et Jim semblaient avoir signé un armistice.

Jules : « Cléopâtre avait bien fait des enfants à tous les généraux romains dont elle était tombée amoureuse, non ? ».

Caro : « N’exagérons pas, ils ne furent que deux ».

Jim : « Est-ce qu’on a des nouvelles des petits-enfants ? »

La guerre de Troie n’était pas pour aujourd’hui,

Line : le soleil déclinait sur ses boucles dorées, les chagrins d’amour avaient déserté ses yeux, mais même sans elle était toujours aussi jolie, c’est le privilège des filles intelligentes.

Elle commanda un dry-martini « special happy girl », Georges connaissait, puis elle dit en secouant ses boucles :

– Et si un jour tout allait bien ?

C’était vraiment une hypothèse à essayer.

 

Episode 64

Les escarpins ne sont pas faits pour marcher dans le sable

Au début, le temps n’y était pour rien, d’ailleurs personne n’y prêtait attention.

Nous en étions à comparer l’art et les mérites respectifs de Scorsese  et des frères Coen : avantage aux auteurs d’Inside Llewin Davis,  tout en suggestion et points de suspension à compléter. Scorsese, lui, en fait toujours trop. Sans doute pour qu’on comprenne bien qu’il s’y connaît en grand cinéma.

Profitant d’une accalmie dans la discussion, Jean-Do s’insinua et énonça:

– J’ai fait tous les calculs, on n’a aucune chance de s’en sortir vivant.

C’était sa dernière marotte : les mathématiques ultimes, spécialité risques et probabilités. (Au fond, rien de très différent de ce que faisait tous les après-midi mon cousin Pat Halliberton, bookmaker aux abords de l’hippodrome d’Ascot.)

Le plus agaçant n’était pas le pronostic, bien que, d’un côté, légèrement inquiétant, ni sa nouveauté (on était plus ou moins au courant, Pascal et Leibnitz en avaient déjà parlé) mais le ton absolu qu’il avait employé nous avait glacé : Jean-Do était en danger.

Line qui revenait tout juste de prendre une douche –boucles blondes ébouriffées mouillées, osa le doute :

– T’aurais pas oublié une retenue par hasard ?

La météo décida de s’en mêler et dépêcha du large une escouade de nuages sombres qui ne présageait rien de bon. Une averse à grosses gouttes tièdes s’abattit sur les arbres, le sable, les mouettes impassibles et les humains aux alentours.
Louise de V portait un unique T-shirt blanc qui sous les effets de la pluie entreprit de redessiner doucement ses seins et la suite de son anatomie. Jean-Do commença à reconsidérer l’intérêt qu’il y avait à fréquenter des mathématiciennes urbaines à escarpins à talons aiguilles et avertit Louise que dans les boites de nuit, c’était les slows qu’il préférait.

La pluie cessa. Georges put se consacrer à la préparation d’une tournée de dry-martini. La planète se remit à tourner comme avant.

 

Episode 65

Les sentiments sont-ils utiles ?

La mer montait. Elle aurait pu aussi bien descendre, cela n’aurait rien changé à mon humeur du jour. D’ailleurs je ne savais pas vraiment ce qu’il en était du sens de la marée et je m’en fichais. En ce moment, je me fiche d’à peu près tout, ou peut-être est-ce l’inverse : rien ne me touche au point d’accélérer les battements de mon cœur ou la vitesse de circulation des émotions dans mes neurones désactivés.

Un descendant de samouraï y trouverait sans doute quelques traces de philosophie zen, des psychanalystes viennois une absence provisoire de stress ; évidemment tous à côté de la plaque. On pourrait imaginer la situation confortable, je la trouvais inquiétante.

Leslie était passée dans son demi-bikini et il ne m’était pas venu à l’esprit de lui demander de retirer l’autre moitié, Caro aurait pu annoncer qu’on avait retrouvé la correspondance privée entre Cléopâtre et César – le ménage n’allait déjà pas bien – Jean-Do pouvait bien soupçonner que Copernic s’était légèrement trompé dans ses calculs ou que le pari de Pascal avait été truqué par les bookmakers, Miles Davis souffler une fausse note ; tout me laissait neutre. Déventé. J’étais tout simplement tombé en panne de sentiment. Ni bonté ni méchanceté, ni gaieté ni tristesse, ni guerre ni paix. Quelque chose qui ressemblait au désert des Tartares s’était emparée de mon être. L’indifférence absolue en vue, la glaciation générale était en cours.

Bien sûr, au bout de quelque temps, cela a fini par s’arranger. Sans intervention divine ni chimique ; par hasard, comme tous les grands bouleversements que la marche des planètes réserve aux mortels.

Cette fois, la mer s’était retirée pour de bon, tout au fond de l’horizon. Caro traînait au bar de la plage, l’air incertain de celle qui est occupée ailleurs, attirée par d’autres aimants. Un verre de dry-martini en lévitation au bout de son bras posé sur le comptoir, le déhanchement grande époque, modèle Lauren Bacall dans Port de l’angoisse, Caro se laissa aller :

– Tu sais, Alex, j’aimerais tellement un jour ne plus rien ressentir, ne plus rien éprouver, l’âme au neutre, le cœur en grève … ça doit être reposant…