Créations

La majesté du blues

Le monde contient bien assez pour les besoins de chacun
mais pas assez pour la cupidité de tous. Gandhi

 

– Une version partielle de cette nouvelle, sous le titre Remettre la charrue avant les bœufs, devait être lue par l’auteur à l’Assemblée nationale française le 14 novembre 2015 dans le cadre de la COP21, mais le 13 novembre, se produisaient les attentats de Paris qui firent 130 morts et 413 blessés.
Respirer (court-métrage, 2016), librement adapté de ce texte par la réalisatrice québécoise Julie Deffet

 

Je n’ai jamais imaginé qu’une femme avec une coupe afro pût ressembler à un Modigliani. Et pourtant.

Dimanche dernier, télécommande au poing et pot de chips entre les cuisses, je m’étais calé devant la télévision. À zapper. Le désœuvrement. Comme souvent, j’ignorais pourquoi je m’étais laissé aspirer par l’écran, je suppose, les choses se passent  habituellement ainsi en tous les cas, que je me suis dit Écoute, Mon petit, parce que dans l’intimité je m’appelle Mon petit, j’ai  dû me dire Écoute, Mon petit, ai-je vraiment dit Mon petit, je ne dis Mon petit que pour les affaires sérieuses, voire nerveuses, les moments décisifs qui exigent que je prenne mon courage à deux mains. Que je prenne sur moi. Je suppose donc que, à cause de ce discours qu’on m’a demandé d’écrire sur les bienfaits de la nature, je n’arrive pas à mettre un mot devant l’autre, pourtant, sans être un croisé de la chose écologique, j’ai même déjà participé à un sit-in, Place de la République, en faveur d’une planète propre, j’y avais croisé, un mois et demi, deux mois peut-être avant la jeune femme qui ressemble à un Modigliani, désiré Sarah, violemment, Sarah c’est son nom, une rousse avec des cheveux comme un mouton, jolie, très belle, ç’a n’a pas pris entre nous, j’en étais encore au désir qu’elle me parlait déjà d’amour, les hommes désirent les femmes aiment, un lieu commun, alors l’amour, un moment, je l’ai simulé, mais elle s’est vite rendu compte, tout sauf conne, Sarah, que, je me suis dis Écoute, Mon petit, il est bien quelque part, ce discours, la télévision mène à tout, tu vas te mettre devant la télé, te détendre et laisser remonter les mots. Ces gens ne te veulent aucun mal. Tranquille. Après tout. Ils attendent simplement que tu leur dises ce que tu as sur le cœur. Un moment de partage.

Toujours est-il que bien calé devant la télévision, télécommande au poing et pot de chips entre les cuisses, sans trop savoir après quoi je zappais, le désœuvrement, mais porté par la certitude sereine que, dans cet océan d’images et de sons, discours ou pas, je finirai bien par m’arrimer à quelque chose qui donne sens à ma journée. Des centaines et des centaines de chaînes à parcourir tout de même ! Isabelle la catholique était-elle protestante les chinois sont-ils des extraterrestres les africains ont-ils une histoire hitler était-il un espion soviétique jésus est-il dieu Obama est-il un clown homosexuel kényan femmes fontaine mythe ou réalité le vainqueur du tour de france est-il dopé à l’epeo ou au pot-belge maradona est-il plus fort que pelé un tien vaut-il vraiment mieux que deux tu l’auras pour ou contre les éclipses de lune zahia houellebecq nabila… La télévision est une mine de culture !  La roue de la fortune ligue 1 premier league bundesliga ligue des champions mondial les jeux olympiques nba tour de france wimbledon fashion week les reines du shopping c’est ma vie on a échangé nos mamans secret story l’amour est dans le pré les enquêtes impossibles… La télévision a tant à offrir ! Un beau feuilleton américain un beau documentaire un beau paysage un beau plan un beau combat du siècle un beau crime une belle musique des mannequins en sous-vêtements un bout de sein qui dépasse un baiser enfiévré une cuisse la caresse furtive d’une main baladeuse de beaux moments d’émotion… En un mot, quelque chose d’Amazing ! d’Exciting ! et de So cute ! Ces petites choses qui agrémentent la vie, même par procuration. Surtout par procuration. Ces menues voluptés fleuries de la vacuité et dont ne peuvent profiter, c’est navrant, ceux qui se sont depuis longtemps dépollués, croient-ils, de la télévision. Les fous !

À l’instar de ces personnages de téléfilms américains persuadés que Dieu a un projet pour eux, bien calé devant la télévision, télécommande au poing et pot de chips entre les cuisses, le désœuvrement, j’attends que l’écran me révèle mon propre désir. Bref, je glande. Pas tout à fait. Je pense aussi, encore, à la jeune femme qui ressemble à un Modigliani. Malgré sa coupe afro. Peut-être le cou que souligne un collier de perles. À cause que filiforme, peut-être. Une coiffeuse qui a ouvert récemment un salon, un tout petit, décoré avec fraîcheur, comme une maison de poupée, au rez-de-chaussée de mon immeuble. Depuis que je l’ai vue, elle me bouffe la tête. Littéralement. Une chenille. Une guêpe. Un autre documentaire. La guêpe pond son œuf dans la chenille. L’œuf se nourrit de la chenille, la contrôle. Jusqu’à l’éclosion. Et là, cela reste un mystère, même pour le documentaire, la chenille, juste avant de rendre l’âme, dans une sorte d’élan christique, prenez et mangez, ceci est mon corps, fabrique une toile pour, contre d’éventuels prédateurs, protéger la larve qui l’avait transformée en garde-manger. La jeune coiffeuse m’a pondu dans corps et âme de désespérément la désirer. Une chenille zombie, voilà ce que je suis devenu depuis que mes yeux se sont posés sur la jeune femme au collier de perles qui ressemble à un Modigliani avec une coupe afro. Chaque fois que je passe devant son salon, et j’y passe souvent, allez savoir pourquoi, je m’arrête. Je fais semblant de regarder ses tarifs écrits à même la vitre et, du bout du regard je la contemple. Mine de pas y toucher, je rassasie mon âme. Je m’autoproclame son oblat.

L’autre jour, avant-hier, je jour où je me suis rappelé, soudain, que j’avais un discours à écrire, de chaque côté de la vitre, nos regards se sont croisés. Elle souriait. Mon Dieu, ce sourire ! Je me suis senti comme un môme. Tétanisé par la suavité de son sourire. La beauté aussi peut écraser. Mais je n’allais quand même pas, bien que tout m’y soumît, me liquéfier là, devant elle. Non. Crânement je suis entré dans le salon de coiffure. La jeune femme au collier de perles qui ressemble à un Modigliani avec une coupe afro m’a enveloppé dans la toile de son sourire.

J’ai bafouillé Vous, peut-être, je me trompe, bonjour, certainement, peut-être que. Vous êtes nouvelle, sans vouloir.

Elle a répondu, en croisant, avec grâce, les bras, Bonjour. Oui.

Auparavant, il y avait un restaurant turc. Un kebab.

Si près d’elle ! Son collier de perles, sa coupe afro qui lui donnait un charme délicieusement désuet, l’éclat noir de ces gencives, son sourire, ce sourire !, son odeur, et j’ai entendu mon sang bouillir dans mes veines. À un duvet d’elle !

J’ai dit, j’ai dû dire Oui, je sais, j’ai vu les travaux, j’habite l’immeuble.

Elle a fait Ah.

J’ai dit Ça va, ça marche, il y a de quoi faire par ici.

Elle a souri Pas trop. Je viens à peine d’ouvrir. Il faut que les gens aient le temps de se faire à l’idée qu’un salon de coiffure s’est ouvert à la place du kebab, peut-être.

J’ai dit En effet. Vous coiffez aussi les hommes, peut-être pas, que les femmes.

Elle a à nouveau souri Les femmes, les hommes, les enfants.

J’ai souri nerveusement Ah oui, c’est écrit à l’entrée, sur l’enseigne. Femmes, hommes, enfants. C’est écrit. Eh bien, bienvenue, dans le quartier bienvenue, dans l’immeuble d’abord, bien évidemment, bienvenue.

Elle a dit Merci.

J’ai voulu lui dire quelque chose, une chose, que, mais les mots, ceux qui se sont précipités pour être les premiers articulés, étaient vieux, décatis, perclus de superlatifs, sans anfractuosités, vibration, en fait morts d’avoir été, ces mots, mis, remis, bringuebalés à toutes les suppliques d’amour, et je suis ressorti.

J’ai entendu dans mon dos Merci d’être passé.

Je pense donc à la jeune femme au collier de perles qui ressemble à un Modigliani avec une coupe afro. Ce qui reste, il faut bien l’admettre, une façon comme une autre de coincer la bulle. Je flemmarde si bien que je finis par me convaincre que zapper est une activité à la fois sportive et artistique. Il faut, tout de même, tenir la télécommande qui, même si ce n’est pas un javelot, un disque ou un marteau, fait son petit poids, et presser les boutons. Effort physique donc. D’où sport. D’autre part, zapper se suffit à lui-même ; c’est se fabriquer une émission au fil des stations, son propre montage spontané. Création donc. D’où art. De l’art pour l’art. Le zapping comme art de regarder la télévision. Je glandouille donc ainsi jusqu’à.

Jusqu’à ce que j’atterrisse sur la queue d’un documentaire. Une gigantesque décharge à ciel ouvert. Sauvage.

Des ordures à perte de vue. Sommiers de lit taies d’oreiller têtes de poupée autres membres biberons danse de sacs plastique au milieu du vol des corbeaux des mouettes des hirondelles carcasses d’animaux tondeuses à gazon à cheveux à pubis pneus papiers d’emballage huile de vidange fast-food ruisseaux d’eaux usées médicaments rats des champs des villes d’égouts cigarettes paquets mégots bouteilles d’urine d’alcool papier journal défiant les arabesques des goélands des choucas des cigognes roues volants cadres de vélos de moto frigidaires télévisions voitures bateaux ailes d’avion étuis de cartouches pantalons robes jupes couches culottes pages pornographiques  nuisettes cartouches kits de sex-shop matelas. Etc. Et autour de cette purulence suintant sous l’œil du ciel, des baraquements, des animaux domestiques, des êtres humains. Une ville. Petite et misérable, mais une ville tout de même. Avec ses ruelles et ses tripots, avec sa place du marché, avec son église, son bordel. Plus de zapping.

Le documentaire touche à sa fin. Une jeune femme. Bien que sans collier ni coupe afro, elle a un air de famille avec la coiffeuse du rez-de-chaussée de mon immeuble. Elle aussi ressemble à un Modigliani donc. Vaguement, mais il y a quelque chose. Le port du cou, certainement.

La caméra navigue entre plan italien et très gros plan en passant par tous les plans intermédiaires, zoom discontinu, avec de temps à autre, pour montrer les baraquements et la décharge, des travellings à gauche et à droite. Un seul plan séquence. La jeune femme s’adresse à la fois à une personne hors-champ, sans cependant quitter la caméra des yeux, jamais, et à moi, enfin, aux téléspectateurs. Les yeux dans les yeux. Et voici ce que la jeune femme qui fait penser à ma coiffeuse Modigliani avec une coupe afro raconte. Tu n’as rien d’autre à foutre qu’à me bassiner que ce grand dadais va se tirer ? Il va se tirer ! Il va se tirer ! Il va se tirer ! Tu crois vraiment que c’est le moment ? Quand tout autour de nous fout le camp ! Mais regarde ! À tous les coins de la décharge, toutes ces mines abattues. Et puis, tu ne vois pas que je suis avec des gens ?

Parce qu’il est arrivé, tout à l’heure, un type.
Tu as dû le croiser en venant.
Costard-cravate-Bentley.
Il est venu nous péter dans sa bouche de rassasié Vous devez partir. Quitter la décharge. L’ordre vient d’en-haut.

Alors on a faiblement protesté La décharge, monsieur,
ce n’est peut-être que farfouiller dans la merde des autres,
seulement on n’a que ça pour se tenir propres,
on n’a que ça pour donner à manger à nos enfants,
on n’a que ça pour vêtir nos enfants,
on n’a que ça pour payer l’école pour nos enfants,
on n’a que ça comme toit,
on n’a que ça, la décharge.
Beaucoup de ceux qui se tiennent devant vous, monsieur,
sont nés et ont grandi sur la décharge.
La décharge est tout pour nous.

Costard-cravate-Bentley a répondu avec des trémolos dans la voix Je vous comprends. Je comprends votre situation. Moi-même j’ai des enfants. Nourriture, vêtements, université, argent de poche, je sais ce que c’est. Donc je comprends. Mais il faut se rendre à l’évidence. La décharge constitue un grave danger pour nos santés, une catastrophe sans nom pour le climat mondial surtout. À cause de l’entreprise pernicieuse des gaz à effet de serre. Peut-être, parce qu’il a lu dans nos yeux qu’on savait pas de quoi il parlait, costard-cravate-Bentley a interrogé du regard le ciel Les gaz à effet de serre, comment vous expliquer cela ? Et costard-cravate-Bentley a expliqué Les gaz à effet de serre, ça pollue notre ciel, même si ça ne se voit pas. C’est l’atmosphère terrestre qui nous protège contre les excentricités du soleil et les vices cachés de la création ; elle garde notre planète confortable, mais avec les gaz à effet de serre, bientôt il n’y aura plus de vie. Inondations et sécheresses. Tous brûlés ou noyés. Et personne n’a intérêt à ce qu’un tel scénario se produise. Or l’ennemie de l’atmosphère terrestre c’est la pollution, la décharge, le pet des vaches, le charbon de bois, tout ça. Mais qu’il se tire ! Tu vas enfin me foutre la paix ? Mais qu’il se tire, putain ! Je le tiens pas en laisse. Va lui dire qu’il peut se tirer. Je veux plus le voir. Qu’il aille voir ailleurs s’il trouve un cul aussi fondant que le mien ! La décharge est comme une termite qui fait des trous dans le manteau protecteur de l’atmosphère terrestre, une cheminée qui pompe des gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Il est donc urgent de nous ressaisir. Tous autant que nous sommes. Chacun à son niveau. Guerre contre la pollution. Tous azimuts. Il y va de la survie de la planète, et justement de nos enfants. Ah, les enfants ! Et patati et patata, et vas-y que je t’en remette une couche sur les petits enfants à qui appartient en réalité la terre, les bambinos que la vie fume comme une cigarette, le futur qui. Les enfants ci, les enfants ça. Tout un plat, il en a fait. Voyez-vous, le progrès implique qu’on sacrifie un peu de son petit bonheur personnel au nom d’un bonheur plus grand pour tous. Aussi avons-nous décidé de nettoyer la décharge. Tout entasser dans des containers pour aller les enterrer loin d’ici, très loin. Faire table rase de la pollution. Rendre à ce lieu son sourire d’avant le commencement. À la place nous construirons un golf. Avec un gazon aussi soyeux et aussi vert que celui de la Cour d’Angleterre. Retourner à la nature. Enfin respirer. Téter à nouveau à la racine de l’air de l’aube de la création. Se régénérer. Ah, si nous pouvions laisser à nos enfants un monde débarrassé de toute pollution ! Tu n’arrêtes pas de me répéter qu’il va se tirer. Devant ces gens. Tu crois vraiment que c’est le bon moment pour parler de ces choses-là ? Il va se tirer ! Tu n’arrêtes pas de me le répéter ! Comme si tu le souhaitais ! Les travaux commencent dans trois jours, il dit, costard-cravate-Bentley.

Que trois jours ? Mais nous, dans tout ça, monsieur, on devient quoi ? on a demandé sans élever la voix.

Costard-cravate-Bentley s’est alors gratté la tempe, apparemment soucieux Eh bien, nous allons couper la poire en deux. Pas en trois ou en quatre, en deux. Moitié-moitié. Sept jours au lieu de trois. Une semaine. Vous avez ainsi largement le temps de vous retourner. C’est cela la démocratie. Vivre et laisser vivre. De toute façon c’est une honte d’accepter que des êtres humains vivent de et sur une merde pareille.  Dans un tel dénuement, grand Dieu ! Une immense honte dont l’histoire parlera encore longtemps. Vous savez, ce que nous faisons, nous le faisons prioritairement pour des gens comme vous. Pour les plus faibles et les plus humbles d’entre nous. Les sans-grades. Les laissés-pour-compte. Les vrais gens. Les gens. Sept jours, pas un de plus.

Quand on n’a rien, même au diable ne dit-on pas merci ? À costard-cravate-Bentley on a donc dit Merci.

Puis il a disparu derrière les vitres fumées de son 4×4. Oui, oui, oui, il veut se tirer ! J’ai compris, j’ai compris, j’ai compris ! Eh bien qu’il s’en aille ! Je ne le tiens pas en laisse, j’ai déjà dit, je lui ai pas mis des chaînes aux pieds. Qu’il se tire. Bon, en dehors de jouer les entremetteuses, tu te joins à nous oui ou merde ! Parce qu’on a tous décidé de nous battre pour conserver notre décharge. Résister. Quand arriveront leurs caterpillars, ils nous trouveront au milieu des détritus. Il faudra qu’ils nous enterrent avec les ordures. Parce que leur vraie pollution, c’est nous. Il n’y a aucune raison qu’ils viennent nous chasser même de ce trou à rat. Aucune raison que ce soit sur notre dos que toujours se construisent leurs rêves. Avec qui déjà tu as dit qu’il comptait se tirer ? Ne me dis pas que c’est avec cette grosse pétasse que ? Dis-moi que ce n’est pas vrai. File-moi des claques, réveille-moi ! Ah non, pas ça ! Pas avec cette morue mal dessalée ? Je veux bien passer pour une bêtasse, mais. Au moins s’il se tirait avec une jolie femme, une mieux que moi, mais là, avec cette cagole toujours maquillée comme un camion volé, c’est d’un mépris ! Il veut se payer ma tête. Faire de moi la risée de la décharge. Hein, c’est ça, il veut me pisser à la raie ? Oh, je ne laisserai pas faire. Cette fois, je ne me laisserai pas faire. Oh ça, mon joli kéké, ça ne va pas du tout se passer comme ça, tu peux me croire ! Et l’autre là, costard-cravate-Bentley, avec son gazon comme chez la reine d’Angleterre ! Toujours la même vieille merde.

Bien calé devant la télévision, télécommande au poing, etc., je n’ai jamais vu un tel documentaire.  De la pure fiction. Mais je me suis dit Mon petit. Je rappelle que dans l’intimité, je m’appelle Mon petit. Je trouve ça mignon et affectueux. Chacun ses petits problèmes. Mon petit, que vas-tu bien leur apprendre sur les changements climatiques qu’ils ne sachent déjà, je me suis demandé. Ce sont toutes des personnes intelligentes et hautement cultivées. Tu ne vas tout même pas leur polluer, ce serait le comble, la journée à coups de statistiques et de graphismes, et autres l’Arctique fond, la terre se réchauffe, le niveau des océans monte, il n’y a plus de saison, nous courrons à la catastrophe ?

C’est ainsi, empêtré dans cette lancinante interrogation, avec des embardées vers la jeune femme au collier de perles qui ressemble à un Modigliani avec une coupe afro, que s’est imposée à moi, la télévision, décidément, mène à tout, le contexte peut-être, le cadre de l’Assemblée nationale certainement, l’idée du storytelling. Comme les hommes politiques. Une belle histoire vaut dix mille fois mieux qu’un long discours. Un récit qui plaide en creux pour une écologie des comportements humains. Avant d’envisager, pour ne pas dire d’imposer quelque solution écologique que ce soit face au cataclysme annoncé, nous devons nous atteler à l’élaboration d’une écologie des comportements entre les nations, entre le Nord et le Sud. Remettre les bœufs avant la charrue. La mauvaise foi la plus carabinée ne peut contester l’importance du combat écologique. Ce qui est contestable en revanche, c’est un certain discours qui désormais le précède et le suit tel un garde du corps. Subrepticement, l’écologie ne devient-elle pas sous nos yeux, la nouvelle parole surplombante de l’Occident, le nouveau promontoire d’où le Nord tance le Sud ? Nul n’ignore désormais les principales causes du dérèglement climatique. Le développement frénétique et anarchique des pays émergents (l’Inde, la Chine, le Brésil…) et la croissance démographique sans entraves des pays pauvres (les pays africains et leur bientôt un milliard d’habitants, le Bengladesh, l’Indonésie…) ! Ce discours, jusqu’ici souterrain, s’affiche de plus en plus en petite tenue sur la place publique devant des esprits saturés de débats biaisés et d’images simplistes. Par une sorte d’acrobatie de l’histoire, voilà qu’on fait porter le fardeau écologique à ceux qui, en matière de consommation d’énergies fossiles, et donc de rejets énergétiques, ont les besoins les plus modestes, ceux qui, toutes les études concordent, seront les premiers à souffrir dans leurs chairs et dans leurs âmes de nos inconséquences, ceux qui enfin n’occupent que des strapontins dans l’antichambre de notre vache sacrée à tous, l’économie de marché. Huit milliards ? Dix milliards ? 20 milliards ? Peu importe combien de bouches, puisque désormais nous comptons en termes de bouches à nourrir, combien de corps à habiller et à soigner, combien de corps à divertir, combien de corps à déplacer, combien de corps à ceci, combien de corps à cela, ce qui compte c’est comment nous prenons soin de la planète, et surtout comment nous réinventons à chaque défi le partage, c’est-à-dire l’équilibre. Une écologie solidaire. Remettre les bœufs avant la charrue. Sommes-nous prêts à changer radicalement, je dis bien radicalement, nos habitudes de consommation ? J’ignore les chiffres, mais je suis certain que Paris compte plus de véhicules que tout le Madagascar. Peut-être conviendrait-il mieux de limiter le nombre des voitures avant d’envisager celui des naissances ? Subrepticement, au nom du combat écologique, on entretient les générations nouvelles dans l’idée que la forêt amazonienne et la forêt du bassin du Congo, parce qu’elles constituent les deux principaux poumons de la planète, sont la propriété de tous. Non. Que nous nous sentions responsables de ces forêts nous honore, mais cela ne nous confère en aucune façon un droit de propriété. Personne ne se sent propriétaire des forêts japonaises, françaises, allemandes, anglaises ou étatsuniennes. Lorsque ces pays, pour la plupart sans forêt primaire aujourd’hui, ont levé haches et tronçonneuses contre leurs forêts pour les besoins de leur développement, ce à quoi aspirent à leur tour, légitiment, les pays émergents, personne n’a retenu leur bras. On me rétorquera, à raison, qu’il est mieux pour tous de ne pas répéter les erreurs d’hier. Si tu vois un fou, le caleçon sur la tête, courir dans la rue, tu n’enlèves pas le tien pour lui courir après, dit un proverbe ivoirien. Certes. Malheureusement ceux qui ont raison d’avance ne nous montrent pas en quoi ils ont appris de leurs erreurs. La course actuelle à l’eldorado du gaz de schiste, malgré les mises en garde, et au mépris des précautions les plus élémentaires, en est l’exemple paradigmatique. Au fond, nous sommes tous devenus les gibiers de l’économie de marché. Et le Marché, par la logique qui le sous-tend, sa posture démiurgique et injonctive, n’est pas compatible, j’en ai l’intuition, avec ce premier sourire du monde qu’est l’écologie. Remettre les bœufs avant la charrue. Je sais combien est obscène cette question mais, soyons dingues, osons l’abjection suprême ! Sommes-nous prêts à sortir de la fatalité du Marché ? Ou alors, sommes-nous au moins prêts à remettre la question écologique à plat, et à inviter autour de la table toutes les pensées et toutes les sensibilités, à la même hauteur de respect et d’humanité ? Pour ce débat-là au moins. Un dialogue qui n’est pas un rapport d’inféodation entre le Nord et le Sud, mais une recherche d’équilibre entre l’excès et le manque. Un dialogue égalitaire. On ne peut pas introduire un tel débat au nom de la planète sans reconnaître au tiers-monde une capacité à penser la question, et à proposer d’autres alternatives. Un dialogue et non des directives. Pas de solution planétaire viable sans prise en compte de toutes les aspirations. Car ne nous leurrons pas, l’écologie, dans son déploiement actuel, n’est qu’une danseuse qu’entretient à moindres frais l’économie de marché. La petite souris qui souffle dans la plaie que creusent dans chairs et âmes les dents du Marché. L’aumône que le Marché et ses corollaires nous font. Un tragique petit tour de passe-passe. D’ailleurs, et c’était prévisible, l’écologie ne se justifie plus qu’en tant qu’enjeu économique. Remettre les bœufs avant la charrue pour que l’écologie cesse d’être ce qu’elle est aujourd’hui, la nouvelle parole surplombante de ceux qui ont confisqué la fiction du monde.

Pourquoi pas, oui, même si. La jeune femme au collier de perles qui ressemble à un Modigliani avec une coupe afro. La guêpe dont je suis la chenille. Après tout, pourquoi pas, prendre son courage à deux mains et l’inviter au Parc des Princes. Pour un match de football. Le PSG. Ou alors. Peut-être pour un café. Commencer en douce. Un simple café. Dans un café. Ne pas la brusquer, l’effaroucher. Ce serait parfait de l’inviter à prendre un café. Elle acceptera sans se méfier. Cela ne prête pas à conséquence d’accepter une invitation à prendre un café. Parler écologie. Carottes, navets, courgettes, oignons, tomates. Bio. Un peu comme dire du bien du petit enfant d’une femme rencontrée dans un jardin public qu’on cherche à. Deux fois sur trois, elle baisse sa garde, se laisse attendrir, s’abandonne, et. Deux fois sur trois, faudrait vérifier les chiffres. Les femmes, saucisson bio, fromage bio, vin bio, sont particulièrement sensibles à ces choses-là, un autre mystère. L’air pur, l’Arctique, l’Antarctique, les ours blancs, l’Amazonie et ses Indiens qui demandent pardon aux arbres avant de les abattre. Enfin, tout ça. Ensuite, pendant le café, dans ce café, entre les carottes et les ours blancs, l’inviter à un match du PSG. Elle acceptera également, sans se méfier, elle acceptera. Ces choses-là, on en parle généralement au restaurant, un bouquet de fleurs posé sur la table, ou à l’opéra, ou encore, de manière plus tactile, du bout des doigts, dans la pénombre d’une salle de cinéma. Ou de quelque arrière-salle. Mais un match de football, penses-tu ! La jeune femme au collier de perles qui ressemble à un Modigliani avec une coupe afro acceptera par conséquent mon match de football. Par curiosité. Je la sens curieuse, et l’invitation est cocasse. Je la vois retenir un petit fou rire. Une fois dans les tribunes du Parc des Princes, prendre sa défense par surprise en sautant du coq-à-l’âne, et lui mettre l’affaire entre les pattes. Comme ça, de but en blanc. Je l’imagine désarçonnée par la soudaineté et surtout l’incongruité de l’attaque. Ne pas lui laisser le temps de recouvrer ses esprits pour organiser quelque riposte. Profiter qu’elle soit encore sonnée, groggy, comateuse par l’attaque éclair qu’elle vient de subir pour lui proposer de quitter, sur le champ, le match afin de venir prendre un pot ici, chez moi, au-dessus de son salon de coiffure. Je suis sûr que, l’esprit encore embué, elle bredouillera Oui… oui… sans réaliser la nature de sa réponse, loin de soupçonner que les mâchoires du piège sont en train de se refermer sur elle. Et une fois ici, dans l’antre du fauve, titiller, mine de ne pas y toucher, toujours, ses impatiences, la laisser mijoter dans la promesse de mille brûlures exquises inouïes, et attendre. Attendre que, corps en fièvre à toutes les concupiscences de la chair, corps en fusion implorant au bord du gouffre des voluptés clandestines, elle me supplie, à genoux, de porter l’estocade. À genoux. L’achever. À genoux. Plusieurs fois l’achever. Faire feu, flamme, lumière d’elle avant que ne fleurissent les si, les ça, les peut-être que, les migraines. Une Blitzkrieg foudroyante ! Je ne vois pas comment la jeune femme au collier de perles qui ressemble à un Modigliani avec une coupe afro pourrait s’en sortir. L’achever au milieu des soupirs, des râles, des rauquements et des pleurs traversés de transes voluptueuses. Conclure.

Dimanche dernier, bien calé devant la télévision, télécommande au poing et pot de chips entre les cuisses, toute la journée j’ai laissé flâner mes pensées au fil des images et des sons, téléfilms, publicités, documentaires, talk-shows, en quête de mots qui refondent le monde. Un monde plus propre et plus égalitaire. Et lorsque les premiers mots m’ont fait la grâce de remonter jusqu’à moi, j’ai éprouvé l’exquise sensation d’être utile. Dérisoire aussi. Finalement. D’autant que, au même moment, me happait le bonheur, fou, insensé, sismique, d’être bientôt aimé, une certitude, de la jeune femme au collier de perles qui ressemble à un Modigliani avec une coupe afro.

En fait, dimanche dernier, j’ai glandé. Encore. Toujours le désœuvrement.