Créations

La Belle et la Bête

ELLE

 

Ce qui la surprenait auparavant chez lui (ce qu’elle regardait avec un étonnement amusé), tout ce qui le différenciait de « l’Autre », lui paraît aujourd’hui autant de tares insupportables. Cet homme qu’elle a tant aimé n’est plus à ses yeux qu’une espèce de pantin irresponsable, un balourd inélégant, un vieux dépourvu du moindre charme. S’il se tait, il est ennuyeux. S’il parle, il fatigue plus encore. Elle ne l’écoute plus, ne cherche plus à comprendre ce qu’il pense, ce à quoi il croît. Elle a fait le tour, depuis longtemps, de sa personnalité, et a conclu qu’il n’y avait rien pour elle dans ce Monsieur. Elle est arrivée au point où tout en lui est devenu déplaisant. Sa manière de dormir, de manger, de se tenir à table ou en compagnie, de rire, de gémir. Il n’est plus à ses yeux qu’un enfant attardé, maladroit, sans la grâce et le charme de l’enfance. Un grossier tellement indigne d’elle, elle si charmante, si élégante, si raffinée. Elle ne cesse de s’interroger : Comment a-t-elle pu se faire avoir par un pauvre type qui n’aurait jamais dû oser lever les yeux sur elle ? Elle se sent flouée, trompée, elle a honte d’elle-même. Elle n’a qu’une hâte, lui échapper, rentrer à la maison, avec  « l’Autre » qui, lui, au moins, quels que soient ses défauts (et Dieu sait s’il en a à ses yeux !) ne la fait pas déroger. En attendant, elle est confrontée à ce vieux, cet étranger répugnant qui ne veut pas comprendre, qui va continuer à la toucher, la caresser, à jouer la comédie de l’amour avec elle, ce jeu qui lui plaisait tant et qui – maintenant – lui donne envie de gerber. Sûrement il va encore essayer cette nuit, se serrer contre elle, la tripoter avec ses mains moites, souffler sur elle son haleine puante. Elle va sentir contre sa peau si douce, sa peau à lui avec les stigmates de l’âge, le ventre informe, les muscles flasques. Au moins il fera nuit, ce qui lui épargnera le spectacle de la bouche édentée du vieillard libidineux. De toute façon il ne parviendra pas à ses fins. Il y a longtemps qu’elle l’a dressé. Elle ne l’a jamais laissé décider où, quand et comment faire l’amour. Elle a toujours exercé ce pouvoir sur les hommes et avec celui-là, qui s’est toujours montré à genoux devant elle, cela a été particulièrement facile. Mais comment a-t-elle pu envisager de tout quitter pour lui ? Comment, surtout, a-t-elle été assez bête pour espérer le changer, le hisser, peu à peu, à sa hauteur, faire de lui un homme, un vrai, un comme elle les mérite. Quand elle pense à tous les efforts qu’elle a consentis pour l’éduquer, pour lui faire apprendre les choses élémentaires de la vie, les fringues, la bonne bouffe, le luxe, la vie quoi ! Tout cela pour rien. Sa phrase favorite désormais : « De la confiture aux cochons… ». Toute sa beauté, son élégance, sa jeunesse galvaudée pour un homme pareil, âgé, sans élégance, sans beauté, qui ne comprend rien à rien. Sourd, avec ça – ce qui ne doit pas l’aider à comprendre – et miro : toujours à chercher ses lunettes de vieillard – horribles comme tout ce qu’il a choisi lui-même – à les mettre sur le nez, à les enlever, à les perdre, à les retrouver. Ah, ses paniques quand il égare quelque chose – ce qui lui arrive tout le temps : ses clefs, son porte-monnaie, sa carte de crédit… Il se tourne vers elle à ces moments-là comme on s’accroche à une bouée de sauvetage. Et elle a marché, l’idiote ! Le voyant aussi paniqué, combien de fois ne s’est-elle pas mise à chercher avec lui, par solidarité, pour le calmer. Tout cela a bien changé, heureusement. Qu’il perde ce qu’il veut, et qu’il crève par-dessus le marché. C’est tout ce qu’elle désire.

 

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LUI

 

Et lui, l’amant (c’est le rôle qu’il continue à jouer en société, mais dans l’intimité de leur couple il y a longtemps qu’il ne se considère plus ainsi), il est en train de franchir un degré supplémentaire du désespoir. Il sait depuis toujours – ou presque – que cette femme qu’il adore, la seule qui puisse le combler, n’est pas pour lui, ne sera jamais entièrement à lui. Il a appris à vivre avec cette frustration permanente, avec ce malheur. Il admet qu’elle n’abandonnera jamais « l’Autre », qui la tient par les enfants, par le confort qu’il lui apporte ; et puis elle a l’habitude d’être dominée par cet homme imposant et sûr de lui, auquel elle n’a jamais su faire accepter qu’une seule concession : qu’il lui laisse de temps en temps ouvrir la fenêtre et s’envoler au dehors. Elle a un tel besoin de liberté ; « l’Autre » a compris que s’il ne lui cédait pas sur ce point, elle mourrait et qu’il la perdrait. L’amant sait tout cela. Ne possédant pas la légitimité d’un mari et d’un père il est encore moins capable que « l’Autre » de la posséder. Au demeurant, même si elle quittait l’Autre, elle ne deviendrait pas pour autant sa femme ; elle resterait un électron libre, volant d’un engouement à l’autre, d’un ami à l’autre, d’une boutique à l’autre, au gré de sa fantaisie. Elle est tellement charmante, tellement désirable, tellement sollicitée. Elle ne peut tout simplement pas répondre perpétuellement non lorsqu’on lui propose une sortie, un spectacle, un rendez-vous amical. Sa vie est compliquée, elle a des exigences qu’elle n’est pas en mesure de satisfaire par elle-même. Alors elle se sert de son carnet d’adresses avec d’autant plus de facilité que celui auquel elle fait appel considèrera cela comme une faveur … Pour remercier, elle acceptera quelque invitation de plus de la part de celui qui lui aura rendu service. Elle n’y verra pas une corvée car elle se persuade facilement que les gens qui ont la capacité de l’aider ont des mérites exceptionnels, suffisants en tout cas pour se montrer en sa compagnie. L’amant sait comment elle fonctionne et cela ne le dérange pas. Il n’est pas au fond possessif, il est aussi peu jaloux qu’on peut l’être quand on est convaincu que la femme dont on est amoureux ne pourra jamais être remplacée, comme l’Autre il admet le besoin de liberté de cette femme (n’est-ce pas l’un des traits de caractère qu’il admire chez elle) et ne considère pas comme scandaleux qu’elle utilise son pouvoir de séduction dans le sens de ses intérêts. Il est persuadé que jusqu’à présent elle a toujours su opposer une barrière infranchissable si l’un de ses nombreux amis se montrait trop pressant. Enfin, tout cela c’était avant. Maintenant, c’est le cauchemar. Ce que il craignait souvent mais qu’au fond de lui il n’aurait jamais cru possible : la femme de sa vie, celle qui vous a aimé comme une folle, qu’on aime toujours comme un fou et qui, soudain, (semble-t-il, car en réalité cette révolution a dû être progressive) n’a plus pour vous que du dégoût. Il mesure les conséquences, ayant déjà eu suffisamment le temps de les envisager. La perdre c’est tout perdre, c’est renoncer à ce qui fait le sel de la vie, à l’espérance du bonheur. Si vraiment elle disparaît, si son attitude de rejet n’est pas qu’un épisode de plus dans leurs amours tumultueuses, il continuera à vivre, sans doute, par habitude, mais cette vie ne vaudra plus rien. Oh, il saura feindre, pour garder la face, en société, peut-être qu’il honorera, à l’occasion, quelque dame, mais au fond de lui, il n’y aura que le vide, la mort. Tout le laissera insensible, même la beauté qui le touchait tant auparavant, même les injustices contre lesquelles il se révoltait. Une seule chose pourra le réveiller, le torturer. Une silhouette aperçue au loin semblable à celle de la femme aimée. L’espoir fou qui renaît alors que ce soit vraiment elle, que peut-être tout va recommencer et puis le coup de poignard de la déception quand il approche et se rend compte que, bien sûr, cette femme n’a rien de celle qu’il aime encore en secret, qu’elle est moche et qu’il lui en veut pour le mal qu’elle vient de lui faire.