Visage de masque fermé à l’éphémère, sans yeux sans matière.
Tête de bronze parfaite et sa patine de temps.
Que ne souillent fards ni rougeur ni rides, ni traces de larmes ni de baisers
O visage tel que Dieu t’a créé avant la mémoire même des âges.
Visage de l’aube du monde, ne t’ouvre pas comme un col tendre pour émouvoir ma chair.
Léopold Sédar Senghor, Chants d’ombre.
Ézéchiel jeta son cartable dans le canapé, alluma la télévision et se rua dans la cuisine ; il prit le sandwich que sa mère lui avait préparé avant d’aller au travail puis revint s’asseoir devant le poste de télévision. Tout seul à la maison. Un sandwich, la télévision pour lui tout seul, libre. Soudain son attention fut attirée par le masque accroché au mur. La première fois qu’il s’apercevait de la présence de ce masque pourtant placé à un endroit où l’on ne pouvait pas ne pas le voir, juste au-dessus du poste de télévision.
Le masque du père. Du grand-père. Le grand-père l’avait ramené d’Afrique, on disait des colonies à l’époque, où il avait longtemps exercé comme médecin dans un hôpital de brousse. Quelques jours avant sa mort, il avait confié le masque à son fils, le père d’Ézéchiel, Prends-en soin, et tu trouveras en ce masque, plus qu’un frère. Mais le père ne prit pas soin du masque ; il l’accrocha au mur, au-dessus de la télévision, et l’oublia sous la poussière. De son côté, Ézéchiel avait toujours vu le masque sans y prêter la moindre attention. Un peu comme le calendrier suranné que le père avait accroché dans les toilettes parce que l’auto de la photo, une Renault 1901, était belle. Du reste, depuis le départ du père, Ézéchiel avait effacé le masque de son esprit, comme si le père l’avait emporté dans ses bagages le jour il est parti de la maison, brusquement, un matin, il y a un peu plus de trois mois, un dimanche.
Ézéchiel et sa mère prenaient le petit-déjeuner ; entre le travail de la mère et celui du père, et l’école, il n’y avait que le dimanche pour que toute la famille se retrouvât réunie autour du petit-déjeuner. Un rituel. Ce dimanche-là cependant, Ézéchiel et sa mère déjeunèrent seuls. La veille, l’enfant avait entendu ses parents se disputer. Comme souvent, elle avait menacé de partir, mais cette fois, le père avait répondu :
Non, puisque je te dis que c’est moi qui pars.
C’était la première fois qu’il menaçait, lui, de quitter la maison.
La voix du père avait paru à l’enfant étrangement sereine.
Et la raison, chéri ?
La voix de la mère, elle, lui avait semblé soudain conciliante, comme si elle avait voulu conjurer l’inéluctable qui sourdait derrière la sérénité de la voix du père.
Il n’y a pas de raison, je t’ai dit.
Mais il ne peut pas ne pas y avoir de raison, chéri.
Manifestement elle se refusait à croire que cela allait vraiment arriver.
Il n’y a pas de raison.
Il y a une raison à tout, chéri.
Il n’y a pas de raison.
Qu’ai-je encore fait ?
Rien. Tu n’as rien fait. Tu n’y es pour rien. Moi non plus d’ailleurs, d’une certaine manière. Personne n’y est pour rien. C’est ainsi.
C’est une chose qui ne se décide pas comme ça… du jour au lendemain ?… Tu as rencontré quelqu’un ?
Il y eut un silence que l’enfant, le souvenir, avait interprété comme un oui du père. Il avait même imaginé le père acquiesçant de la tête.
Qui est-ce ?
Ça n’a pas d’importance.
Je la connais ?
Tu ne la connais pas.
Il y eut un autre silence.
L’enfant s’était alors levé de son lit pour coller son oreille contre la porte.
Depuis quand ?
Une semaine.
Une semaine, et déjà ?… Chéri !… Tu sais au moins ce que tu fais ?
Je manque totalement de discernement, je le reconnais, mais je n’y peux rien. C’est ainsi.
Tu ne vas pas brûler notre maison pour un simple feu de paille ?
Ce n’est pas un feu de paille. C’est autre chose. Et quand bien même ce serait un feu de paille ? Je suis sûr de cette chose qui bat en moi. Et s’il faut, je brûlerais un royaume pour vivre ça. C’est un sentiment que je n’avais jamais connu.
C’est gentil pour moi… Et Ézéchiel ? Onze ans, c’est encore un enfant. Et tu veux lui faire ça en pleine année scolaire ? Et puis j’en ai assez entendu, nous en reparlerons plus tard.
Pendant qu’ils déjeunaient ce dimanche matin-là, le père les avait rejoints, une valise à la main. Il avait posé la valise à ses pieds avant de s’adresser à la mère, mais sans quitter le fils du regard.
Je peux te parler ? On peut se parler seul à seul ? Je veux qu’Ézéchiel en soit protégé.
Mais la mère n’avait pas esquissé le moindre mouvement.
Ézéchiel, je veux parler à ta maman, laisse-nous seuls.
Ézéchiel, finis ton petit-déjeuner, avait dit la mère en défiant le père du regard pendant que l’enfant noyait et ses yeux et ses oreilles dans le bol de lait.
J’aurais préféré que les choses se passent autrement, mais bon. Mon avocat prendra contact avec toi pour régler ce qu’il y a à régler. Pour Ézéchiel, je ne m’opposerai pas. Après tout, c’est moi qui pars. Je ne me battrai pas. C’est le moins que je puisse faire. Je t’en laisse la garde pleine et totale. Voilà. J’aurais tellement préféré que les choses se passent autrement, mais c’est ainsi.
Puis le père avait repris sa valise et avait disparu.
L’enfant s’était senti confusément humilié par le refus du père de se battre pour lui. Déjà qu’à l’école, où il n’avait jamais réussi à se faire un seul camarade de jeu, il avait le sentiment de ne compter pour personne ! Il est vrai que son manque de confiance en lui n’arrangeait rien. Si au moins les autres enfants le détestaient ou même le méprisaient ! Mais non, ils semblaient simplement ne pas remarquer sa présence. Il était invisible. Et voilà que son propre père. Et puis, pourquoi ne voulait-il parler qu’à la mère seule ? Probablement parce que, d’une manière ou d’une autre, il avait, avait conclu Ézéchiel, une responsabilité dans leur séparation. Aussi après le départ du père, Ézéchiel, déjà plutôt renfermé, avait-il été comme frappé de mutité. Et lorsqu’il avait forcé les mots à sortir de sa bouche, il avait compris qu’il était devenu bègue.
Il lui semblait que le masque souriait. Un sourire empreint de solitude. Il réalisa alors qu’un masque pouvait se sentir seul. Seul, c’est-à-dire invisible. Comme lui.
Sans appréhension, parce qu’il avait réussi à se persuader que le masque n’avait pas pu sourire, Ézéchiel déposa son sandwich et alla le décrocher. La première fois qu’il touchait le masque. Un visage sans couleur, ni joues, ni nez, ni bouche, ni quoi que ce soit qui rappelât un visage. D’une absence de front, deux grandes bandes parallèles trouées de deux petits yeux ronds creusaient dans le bois brut un rectangle jusqu’à une absence de menton. Un visage sans visage, sans joliesses. Et ce que l’enfant avait toujours pris pour des cornes sur la tête du masque était en réalité deux oreilles de lapin. Un lapin ! Pourtant l’enfant, à présent qu’il se trouvait face à face avec le masque, presque pores à pores, eut la révélation de quelque chose de puissamment beau et d’infiniment humain.
Ézéchiel prit un chiffon et ôta la poussière du masque. Toujours pour chasser la poussière, il souffla dans l’oreille gauche du masque puis dans l’oreille droite puis dans l’oreille gauche. Alors, à nouveau, le masque sourit, et dit :
Ézéchiel.
Aussitôt, l’enfant effrayé à l’idée que non seulement le masque parlât, mais qu’il connût son nom, le jeta au sol et courut se réfugier dans sa chambre qu’il ferma à double tour. Mais le masque était déjà là. Non pas le morceau de bois aux petits yeux ronds et aux oreilles de lapin, mais tout le masque, le visage sans visage sur un corps costumé de toile noire et rouge semée de cauris. Aux chevilles et aux poignets, des bracelets de raphia. Un masque ! Et il souriait. Vrai de vrai, il souriait.
Vous n’êtes pas méchant ? demanda Ézéchiel.
Une question de pure forme, car le sourire avait achevé d’effacer du cœur de l’enfant toute anxiété.
Ta solitude m’a appelé et je suis venu, Ézéchiel.
Je vous ai appelé, moi ?
Tu m’as soufflé une fois dans l’oreille gauche, une fois dans l’oreille droite, puis deux autres fois dans l’oreille gauche, alors j’ai répondu à ton appel. Ézéchiel, à compter de cet instant, je serai toujours à tes côtés. Je me promènerai avec toi. J’irai à l’école avec toi. Pendant la récréation, je jouerai avec toi, et à ton retour de l’école tu ne te contenteras plus d’un sandwich, mais je te préparerai tes meilleurs plats. Je ferai tout ce que tu voudras, Ézéchiel. Chaque fois que tu auras besoin de moi, il te suffira de souffler une fois dans mon oreille gauche, une fois dans mon oreille droite, puis deux autres fois dans mon oreille gauche.
Mais pourquoi, monsieur ?
Parce que ta solitude m’a appelé, Ézéchiel. Tu ne le sais pas encore, mais je suis pour toi plus qu’un frère, un ami.
Vous pouvez m’aider à avoir de bonnes notes ?
Tu auras de bonnes notes, Ézéchiel, ô mon plus que frère, mon ami.
Donc, monsieur, on est vraiment amis amis ?
Je suis même plus que ton ami, puisque je t’ai laissé entrer dans mon royaume. Désormais je suis ton secret.
Au fait, comment vous vous appelez ?
Ézéchiel, ô mon plus que frère, mon ami, je ne m’appelle pas, souffle-moi simplement dans les oreilles et je répondrai à ton appel.
La vie d’Ézéchiel dès lors changea du tout au tout. Dans la cour de récréation, il avait désormais un camarade de jeu à l’esprit toujours fécond qui l’initiait à des jeux inédits. À midi, lorsqu’il retournait chez lui, à la place de la salade d’endives et de l’inévitable sandwich à l’omelette ou au jambon de Paris, la table débordait de poissons panés accompagnés de frites et de coquillettes, de quelque boisson gazeuse, de gâteaux, de chocolat blanc, de bonbons, de toutes sortes de friandises. Le dimanche, le masque l’emmenait découvrir la ville qui l’a vu naître, mais qu’il connaissait très mal ; la Tour Eiffel, l’Arc de triomphe, la Pyramide du Louvre, les Champs-Élysées, la rue Mouffetard, la Sorbonne, les Halles, le Jardin du Luxembourg, Barbès, la rue Oberkampf, le marché d’Aligre… Il emmena même un jour l’enfant au-delà de la ville, très loin. L’Afrique !
Ézéchiel, ô mon plus que frère, mon ami, je dois me rendre en Afrique, à une cérémonie très importante. Tous les soixante-dix-sept ans, les masques du monde entier se donnent rendez-vous au pied des falaises de Bandiagara pour témoigner de ce que chacun a fait de ces soixante-dix-sept ans. Ce témoignage s’exprime à travers des pas de danse inédits que chaque masque doit offrir aux autres. La fête du partage, la plus grande manifestation de masques au monde. Une fête à la beauté, car tout ce qui est inédit est nécessairement beau. Et il est impensable que je ne m’y rende pas. Ézéchiel, ô mon plus que frère, mon ami, aujourd’hui même je serai en Afrique.
L’Afrique ?
Mais si tôt la fête terminée, je reviendrai à tes côtés.
Ma mère m’en parle tout le temps de l’Afrique. Je peux venir avec toi ?
Si tel est ton vœu.
Je le veux.
Dans ce cas, Ézéchiel, ô mon plus que frère, mon ami, enlace-moi et ferme les yeux.
L’enfant enlaça le masque et ferma les yeux. Aussitôt il vit le masque se transformer en un immense condor, un condor comme un arc-en-ciel de milles couleurs. Et il se vit volant sur les ailes de l’aigle.
Ils volèrent, ils volèrent et ils volèrent, traversèrent des villes, des fleuves, des villages, des forêts, des hameaux, les montagnes, des prairies, des villes, des vallées, des hameaux, des fleuves, la mer, la forêt, le désert, la steppe, la savane, des villes. Toutes ces choses qu’il n’avait jusqu’à ce jour vues que dans les livres ou à la télévision. Des paysages somptueux. Jusqu’aux falaises de Bandiagara.
Les masques !
Ézéchiel, ô mon plus que frère, mon ami, voici la Grande Famille. Le masque assis là, c’est Kanaga, mon ancêtre. Lui, c’est Fiélou, il parle par sifflements et joue à poursuivre les enfants. À moins que ce ne soient les enfants qui aiment se faire poursuivre par Fiélou afin d’entendre ses sifflements. Il n’est pas méchant, ce n’est qu’un jeu. Et voilà le couple Kifwebe, suivi de Nda, les jumeaux baoulés. Là-bas, celle qui taquine Gèlèdè, c’est le masque-jeune-fille ; il est toujours porté par un petit garçon comme toi, même si c’est une jeune fille. Suaga, Maindjimi, Cikungu, Agbogho Okumkpa, Goli, Eruk, Punu, Kosa:ya, Dihidisri, Bram, Efé, Zahouli, Kakapavaga, Afigpo, Gomintogo, Mwai, Cihongo, Adoné, Kplékplé, Pwo, Sirigé, Mawa, Tu Bodu, Lyanla, Tatanua, Glukoegle, Lali, Takangle, Elu, Ngoin, Chivo, Gonde, Lukungu, Korobase, Eluba, Ibulu Lya Alunga, Amukku Sanniya, M’bawa, Nerikawa Somen, Mfondo, Lipiko, Nuo, Mwana Phwevo, Sachihongo, Lor, Mwisi Gwa So’o, Karan Wemba…
Des masques, des masques et encore des masques. Partout des masques. Des vagues de masques ondoyant de chants et de danses à perte de vue. Costumes aux couleurs chaleureuses, chants, danses, ripailles.
Chacun des masques voulait avoir Ézéchiel en sa compagnie ; tous, à son grand étonnement, connaissaient déjà son nom. Il se sentait au cœur de toutes les attentions. Des mains débordantes de gâteaux de mil et de sorgho aux senteurs d’orchidées sauvages et gorgés de miel se tendaient vers celui que tous appelaient affectueusement Le petit d’homme. Aussi l’enfant mangea-t-il à s’en rompre l’estomac. Et les masques ! Encore et toujours des masques. Partout giclaient chants et danses. Le monde entier était tam-tams, koras, tambours d’eau, tambours d’aisselle, grelots, harpes, cors, flûtes, balafons, maracas, sanzas… L’enfant avait la sensation que le monde s’était retourné, qu’il se tenait à l’endroit exact où le temps cesse d’être le temps. Il était heureux. Et il se dit que si les autres hommes découvraient ce qu’il découvrait, le monde deviendrait meilleur.
Les yeux d’Ézéchiel se posèrent par inadvertance sur sa montre et il prit peur ; elle s’était arrêtée. Depuis quand était-il là, parmi les masques, au pied des falaises de Bandiagara ? Des heures et des heures, certainement, un temps assez long pour que sa mère se fît un sang d’encre à se demander où il était passé. Il fut triste pour sa mère. Il rejoignit alors le masque au visage sans masque et lui dit à contrecœur, car la fête lui ouvrait encore son cœur Il est l’heure de rentrer.Quelle heure ? demanda le masque en souriant.
Ma montre s’est arrêtée. Mais je sens que nous sommes ici depuis… très longtemps…
Ce long temps, à l’aune du temps des masques, flotte dans l’espace d’un battement de cils. Ézéchiel, ô mon plus que frère, mon ami, tu viens d’entrer dans le berceau et la tombe du temps.
Hum… Mais il y a ma mère, elle doit se faire du souci.
Ta mère attend sur le pas de la porte.
Elle est fâchée ?
Le masque hésita un instant, puis toujours en souriant:
Non, elle ne sera pas fâchée.
Cette fête est au-delà de ce que peut me permettre même mon imagination, mais il faut que je rentre.
Si tel est ton vœu.
Je le veux.
Dans ce cas, Ézéchiel, ô mon plus que frère, mon ami, enlace-moi et ferme les yeux.
Ézéchiel enlaça le masque et ferma les yeux. Aussitôt il se revit sur les ailes du condor, le condor comme un arc-en-ciel de milles couleurs.
Sa mère l’attendait effectivement sur le seuil de la maison, les mains dans le dos. Elle souriait.
Ézéchiel, j’ai reçu ton bulletin de notes. Je suis très fière de toi. Tous ces efforts que tu as dû fournir pour te retrouver là ! Vraiment très fière de toi. Tiens, c’est pour toi, un cadeau. Félicitations. Et elle lui tendit une sanza. Pour t’encourager à ne pas relâcher tes efforts.
Le masque avait en outre raison, il n’était pas si tard.
Des jours passèrent. Un matin, l’enfant invoqua le masque et lui dit:
Voilà, je voulais te dire merci pour tout ce que tu fais pour moi. Ma mère est très heureuse pour mes résultats scolaires. Même mon père, je voudrais qu’il soit là pour voir ce que, jour après jour, tu fais de moi. Cependant j’aimerais avoir un ami.
Mais je suis ton ami.
Je sais… Tu es plus qu’un ami, je sais… Tu es à la fois mon père, ma mère, le frère ou la sœur que je n’ai jamais eu, tu es prêt à tout pour moi puisque tu m’as accueilli dans ton royaume. Mais, je ne sais pas comment le dire, j’ai simplement besoin d’un ami.
Je suis ton ami.
Un ami dans la réalité. Tu comprends ? Pour de vrai. Quand j’ai eu de bonnes notes jusqu’à être le premier de la classe, j’ai cru que les autres changeraient de comportement à mon égard, que je me ferais au moins un ami. Mais c’est comme si rien n’avait changé. Je me sens toujours à l’écart, invisible aux yeux des autres. Or je suis comme n’importe quel petit garçon, j’ai besoin d’un vrai ami. Je suis très heureux de jouer avec toi, mais ce que les autres voient c’est un enfant qui joue seul. Du coup, il commence à se chuchoter que pour qu’Ézéchiel court, saute, joue à cache-cache, à saute-mouton ou rit tout seul comme il le fait, sûr qu’il doit être taré. Remarque, au moins ils me voient. J’espère que tu ne prends pas trop mal ce que je te dis là ? Un ami pour de vrai. Quelqu’un avec qui je pourrais me disputer, à qui je pourrais reprendre mes jouets, à qui je pourrais dire Tu n’es plus mon ami, je ne veux plus te voir, mais que le lendemain j’irais supplier d’oublier mes méchantes paroles de la veille, car son amitié me manque plus que tout au monde ; quelqu’un qui me pardonnerait, quelqu’un pour qui je trouverais toujours la force de pardonner. Tu comprends ?
Si tel est ton vœu.
Je le veux.
Alors va dans le monde et demande au premier enfant pour qui ton âme aura quelque inclination s’il veut bien devenir ton ami. Aujourd’hui même, dans un coin de la cour de récréation, Ézéchiel, ô mon plus que frère, mon ami, quelque chose de plus grand que l’amitié t’attend.
Ézéchiel rencontra un jeune garçon et lui demanda:
Aimerais-tu devenir mon ami ?
Va te faire voir, taré ! répondit le garçon.
Ézéchiel rencontra un autre jeune garçon et lui demanda:
Aimerais-tu devenir mon ami ?
Le garçon regarda Ézéchiel des pieds à la tête, puis, sans un mot, s’éloigna de lui.
Ézéchiel rencontra une jeune fille et lui demanda:
Aimerais-tu devenir mon ami ?
Ton ami ? Moi ?
Ben oui, toi.
Je croyais que tu ne me voyais pas, bredouilla la jeune fille. J’ai toujours espéré. Mais vraiment espéré que tu me poses un jour cette question. J’ai beau jouer avec les autres, c’est avec toi seul que j’ai toujours eu envie de jouer. Mais je n’osais même pas te dire bonjour, car tu étais toujours dans ton coin, seul, le dos tourné aux autres. Dans ton monde. Je te croyais hautain et trop sûr de toi. Moi, je sais comment tu t’appelles, Ézéchiel, mais je suis certaine que tu ignores mon nom.
Comment tu t’appelles ?/Myriam, et comme toi j’ai onze ans. Quelquefois, je me suis arrangée pour me retrouver dans la ligne de ton regard, mais tes yeux regardaient à travers moi. Invisible comme une vitre, je me suis toujours sentie face à toi. Et voilà que. Comme ça. De but en blanc. Bien sûr que oui, oui, oui et oui ! Par tous les oui du monde, je veux être ton amie, Ézéchiel.
Il aurait préféré un ami, cependant, jour après jour, il découvrait à travers Myriam, qu’au plus profond de lui-même, il avait toujours désiré une amie sans même oser le rêver. Les deux enfants ne se quittaient plus, à la grande joie de la mère d’Ézéchiel. En dehors de l’école, ils étaient soit chez elle, soit chez lui, et le dimanche, c’est aux côtés de la jeune fille que désormais Ézéchiel découvrait la ville. Ézéchiel était heureux, d’autant que, par son entremise, il s’était fait d’autres copains.
Le onzième jour de leur rencontre, Ézéchiel découvrit une chose qu’il n’avait pas remarquée jusqu’alors. Deux bourgeons de seins pointaient sous la chemisette de la jeune fille. Peut-être n’ont-ils poussé que cette nuit ? pensa-t-il. Intrigué, il lui demanda, en montrant du doigt sa poitrine:
Ça, ce sont des seins ?
Ben oui.
Des vrais ?
Ben oui, des vrais.
Tu les as depuis quand ?
Je n’en sais rien. Probablement depuis que je suis née. Parce que plus je vais grandir plus ils vont devenir gros.
Comme ceux de ma mère.
Peut-être même plus gros.
Je peux regarder ?
Myriam sourit. Elle déboutonna sa chemisette jusqu’au nombril.
Les voilà, dit-elle à Ézéchiel dont les yeux semblaient aspirés par ses seins naissants. Et je parie que tu aimerais à présent les toucher.
Ézéchiel, absent, fit oui de la tête.
Eh bien, vas-y ? Non, attends. Aujourd’hui, tu ne toucheras pas les deux. Et elle couvrit le sein droit d’un pan de sa chemisette. Maintenant tu peux toucher.
Comme hypnotisé, Ézéchiel avança la main et, du bout de l’index, effleura le téton gauche.
Il se sentit aussitôt arraché de terre et projeté hors du monde, cependant toujours dans le monde. Tout lui parut soudain plus lumineux, plus coloré, plus beau, aussi coloré et aussi beau que le condor comme un arc-en-ciel aux milles couleurs, et il eut la sensation de flotter dans l’envers du monde. Myriam, les autres enfants, les salles de classes, toute l’école, et le monde d’au-delà l’école, le ciel, l’air, tout fut couleurs et lumière. Les bruits d’habitude discordants de la ville lui parvinrent plus mélodieux, plus harmonieux. Musique, couleurs et lumières. Il se dit que si les autres ressentaient et voyaient l’envers des choses tel que le téton gauche de Myriam le lui faisait découvrir, le monde deviendrait meilleur. Mais il faudrait pour cela, se dit le garçon, que tout le monde, à tour de rôle, touche les seins de Myriam, et ça, quelque chose en lui, obscurément, s’y refusait de toutes les fibres de son âme.
Pour répondre au don de Myriam, Ézéchiel se crut obligé de lui dire:
J’ai un secret.
Ces mots sortirent sans entrave, et Ézéchiel se rendit compte que le bégaiement venait d’être chassé de sa bouche.
Tu as un secret ?
Oui, un vrai secret que j’aimerais partager avec toi, répondit Ézéchiel pendant que quelque intuition lui commandait de se retourner. Et pour la première fois, depuis qu’il a rencontré la jeune fille, le masque au visage sans masque lui apparut. Il était là, dans un coin de la cour de récréation, à les observer, les bras croisés. Il souriait.
Ton secret, Ézéchiel ?
Non… non… Finalement non, je n’ai pas de secret.
Si, tu as un secret.
Puisque je te dis que non !
Et, à nouveau, Ézéchiel se retourna, mais le masque avait disparu.
Mais si Ézéchiel, tu as un secret ; tu as vu mes seins. Tu es le premier garçon à les avoir vus. Et à avoir touché mon sein gauche. C’est notre secret, Ézéchiel… Mais où vas-tu ?
Car déjà, Ézéchiel courait hors de l’école. Il venait de réaliser que depuis qu’il avait rencontré Myriam, il n’avait plus soufflé dans les oreilles du masque. Il imagina la tristesse du masque et des larmes lui vinrent.
Une fois à la maison, Ézéchiel constata que le masque n’était plus au mur ; le clou auquel il avait toujours été suspendu semblait exhiber son absence. Il retourna toute la maison dans l’espoir de retrouver le masque. En vain. Puis l’enfant ressortit errer dans la ville, dans les lieux qu’aimait lui faire découvrir le masque aux oreilles de lapin. En vain.
Mon Dieu, c’est quoi tout ce désordre, Ézéchiel ? s’écria la mère à son retour du travail.
J’ai été chassé du royaume, maman !
Pourquoi as-tu fait ça, Ézéchiel ?
Maman, le masque !
Quel masque ?
Mais le masque qui a toujours été accroché là !
Le masque de ton père ? Je n’y ai jamais prêté attention ! Ton père a dû l’emporter avec lui le jour de son départ.
Non, non, il était là. Il y a encore une semaine, le masque était là./Eh bien, si tu veux le savoir, je m’en fiche, de ce masque !
Mais maman, ce masque vient d’Afrique !
Et alors, au nom de quelle marque sur mon front devrais-je me prosterner devant tout ce qui vient d’Afrique ? Ce ne sont que les histoires de ton père. Cela dit, tu ne m’as toujours pas expliqué le pourquoi de ce capharnaüm ?
Ézéchiel n’en ferma pas l’œil de toute la nuit, et le lendemain matin, en plein cours de géographie, juste avant la récréation, il s’assoupit sur sa table d’un sommeil sans rémission. La salle de classe se vida. Soudain, il se sentit invité à ouvrir les yeux par la chaleur amicale d’une main posée sur son épaule gauche. Péniblement ses paupières s’ouvrirent. Le masque ! Le masque au visage sans masque et aux oreilles de lapin. Comme toujours, il souriait.
Ézéchiel, ô mon plus que frère, mon ami, je suis venu te dire qu’aucune acrimonie n’habite mon cœur, je suis venu te dire que tu es toujours plus que mon frère, je suis venu te dire que je ne t’ai pas repris les clés du royaume. À une heure où ta mère était au travail et toi à l’école, ton père est revenu me décrocher du mur. Comme un voleur dans la nuit. Le jour où Myriam t’a posé dans son cœur à cet endroit encore plus grand que l’amitié. Puis ton père a fait don de moi à des gens bien. Des gens vraiment bien. Ce faisant, ton père n’a fait qu’exécuter ce qui est dit ; le temps était venu pour moi de partir afin de te laisser seul sur le chemin de la vie. J’ai été envoyé pour te transmettre les clés du royaume. C’est fait. Tu n’as plus besoin de moi, car dorénavant tu as plus que moi, tu as Myriam. Mais je serai toujours dans un coin du monde à veiller sur toi. Et n’oublie jamais que tu as reçu les clés du royaume, Ézéchiel, ô mon plus que frère, mon ami.
Tu dors encore ? la voix de Myriam lui fit l’effet d’un seau d’eau froide en plein visage. Ézéchiel, entendons-nous bien ; tu n’as pas pris le congé paternité pour te la couler douce. Parce que je pars au travail. Tu déjeunes sans moi aujourd’hui. Fais attention au gaz. Je passerai à midi, en coup de vent, pour voir comment tu te débrouilles avec notre petite Marie. Il y a un biberon déjà prêt. Bon, il faut que je parte, je suis à la bourre… Tu sais comment fonctionne le chauffe-biberon ?… Ah oui, il est passé tout à l’heure un monsieur… Enfin, un monsieur, c’est vite dit… Une espèce de zigoto déguisé en masque africain. Un visage qui ne ressemblait à rien avec des espèces d’oreilles de lapin… Je suis encore à la bourre… Si elle pleure, donne-lui sa tétine. De toute façon, je ferai un crochet à midi… Ça peut aller chercher loin ça, au niveau des institutions correctionnelles, de se promener déguisé en dehors des temps de carnavals et de mardi gras. Toujours est-il qu’il m’a dit te connaître. Apparemment il connaissait toute la famille. Ton père, ta mère, et même ton grand-père. Ça, ça m’a paru bizarre, qu’il ait connu ton grand-père. Enfin bref, cet ami, puisqu’il se réclame de ton amitié, m’a demandé de te dire qu’il est… je ne m’en souviens plus très bien… gardien ou propriétaire d’un musée… ou de je ne sais plus quoi… du côté de Genève… Bon, cette fois-ci je suis vraiment à la bourre, il faut que je parte… Il m’a dit aussi, ton ami, mais ça je n’y ai rien compris, il m’a dit aussi quelque chose du genre, Surtout qu’il n’oublie pas qu’il a les clés du royaume… Bon, cette fois je pars, prends soin de l’enfant. Surtout n’oublie pas que je t’aime.
Ézéchiel s’extirpa du lit et alla ouvrir la fenêtre. Et il le vit qui s’en allait calmement. De dos. Puis, tout en s’éloignant, il se retourna vers Ézéchiel, lentement, presque au ralenti. Un sourire irradiait son visage de masque sans masque.