1410
LE GARDIEN DE LA DOUANE DE MER À VENISE
Il neigeait en ce dernier mois de l’année 1410 à Venise. Les gondoles alignées sur le môle avaient acheminé les familles nobles et patriciennes, affluant à la Basilique pour la messe de minuit. La place Saint Marc était couverte d’une fine couche de neige blanche. Pour la nuit de Noël, les Vénitiens étaient venus en famille, guettant l’arrivée du Doge et du Grand Conseil. La foule arrivait du Môle, de la porte étroite de la Mercerie et des entrées latérales de la place Saint Marc.
A l’opposé de la basilique, un grand portique s’ouvrait sur l’une des plus grandes rues conduisant au pont de l’Académie. Il suffisait de parcourir quelques pas pour arriver au seuil du Palais Dandolo-Gritti, illuminé par des milliers de lanternes et de bougies. La famille Dandolo attendait un heureux évènement : la naissance du huitième enfant de Lucia et de Nicolà Dandolo.
Silvio vit le jour à minuit précise : c’était un joli bébé. Il n’avait aucun défaut, sauf une petite cicatrice sur le sternum ressemblant à une nef. Etait-ce une écorchure provoquée par l’accouchement qui avait été long et difficile ? Fallait-il y voir un signe de prédestination, dans cette famille qui avait été illustrée par tant de marins intrépides ?
Le dernier-né est rarement le fils préféré.
Silvio Dandolo avait eu la chance de naître dans l’un des cinq palais de la famille à l’entrée du grand canal. Ce palais était petit, mais somptueux. Au rez-de-chaussée, une succession de salons, de bas-reliefs en marbres et en porphyre, de lustres en verre soufflé de Murano, de portraits des ancêtres … Le dernier salon débouchait sur une terrasse de bois et un appontement signalé par ses deux grandes lanternes vénitiennes et dix grands poteaux fichés dans le canal ; ils étaient ornés de striures vertes et blanches et portaient l’emblème héraldique des Dandolo et des Gritti, familles aussi vieilles que la Sérénissime République. Les chambres des deux étages étaient aussi luxueuses et les cuisines très vastes. Le personnel domestique en livrée rouge et or était nombreux. Une particularité enviée par tous les Vénitiens était celle de ces deux esclaves nubiens achetés par son grand-père navigateur au roi de Nubie. Lors des fêtes du Palais, les deux nègres, grands et noirs comme de l’ébène, attiraient tous les regards. Les grandes familles avaient tout fait pour les débaucher, mais ils étaient la propriété de son grand-père !
Silvio Dandolo avait été allaité par une nourrice de Chioggia. Sa mère Lucia était encore jeune et très belle ; malgré ses grossesses, elle retrouvait rapidement une taille élancée. Elle tenait beaucoup à son blond vénitien, de même que son mari. Dès que le mauvais temps était dissipé, elle se dirigeait vers l’autre palais Dandolo, plus imposant, sur le quai des esclavons. Sa terrasse était plus haute, et Lucia se rendait à « l’altana », ce petit belvédère abrité des regards où les vénitiennes donnaient à leurs longs cheveux la couleur incomparable du blond vénitien. Sa cousine Gina Contarini, lui lavait les cheveux avec un élixir contenant un extrait de camomille et une huile orientale. Puis elles exposaient leurs cheveux au soleil, face à l’église de San Giorgo.
Silvio était le dernier-né d’une grande fratrie. Son frère aîné, Jacopo hériterait de la charge héréditaire de contrôleur du sel ; il deviendrait Procurateur et ferait partie des quarante électeurs du Doge. Pour ses sœurs, la famille se chargerait de conclure des mariages avantageux. Le dernier-né, que pourrait-il devenir : prêtre, marin, soldat, commerçant, ou petit fonctionnaire de la République ? Alors qu’il n’était qu’un petit garçon, son père et sa mère, ses oncles et tantes, toute la parentèle avait discuté de son avenir. Son père, qui avait un solide bon sens, considérait qu’il fallait d’abord évaluer ses capacités, ses talents et sa vocation. On se déciderait quand il serait sorti de l’adolescence. A priori, il ne pensait pas que les postes de fonctionnaires fussent l’idéal : les Dandolo étaient commerçants. Silvio, sans pour autant être un enfant gâté, fut un enfant et adolescent de la classe privilégiée, heureux et amoureux de Venise. Puis il perçut sa vocation qui lui semblait être religieuse et découvrit une autre vocation qui ne l’était point : la douane de mer. Ce destin était bien conforme aux talents des Dandolo.
Une adolescence vénitienne.
Les grandes familles vénitiennes avaient coutume de fournir à leurs enfants des précepteurs, qui les éduquaient à domicile. Le père de Silvio avait des conceptions progressistes pour l’époque ; il estimait que l’enfant devait fréquenter ceux de son âge et de tous milieux, au lieu de se lier seulement aux cousins et cousines. Les oncles Dandolo lui firent remarquer que s’il envoyait Silvio à l’école, il risquait plus tard de se marier avec une fille du peuple. Il serait alors exclu du cercle du pouvoir à Venise. Nicolà maintint sa décision, et Silvio se rendit à l’école des frères franciscains de Santa Maria Formosa, au pied du palais Querini.
Quand Silvio eut l’âge assez tardif où commençait l’école, il savait déjà lire, écrire et compter, sous la tutelle de ses aînés. Une petite barque lui avait été offerte par son père, ce qui lui permit d’explorer les canaux menant au Rialto, au quartier (sestier) du Castello et à celui du Dorsoduro. Il savait que depuis sa fondation il y avait six quartiers (« sextieri »), tous reliés par des canaux, des rios et parfois des impasses !
Il lui suffisait de traverser le Grand Canal pour débarquer au palais Salviati. Un passeur transportait sans discontinuer les douze passagers du « traggheto » d’une rive à l’autre. Le déjà célèbre atelier de verreries y rassemblait les plus beaux exemplaires de verres soufflés fabriqués dans son usine de Murano. Un atelier permettait aux visiteurs de préciser leurs commandes : les trois souffleurs les plus expérimentés puisaient dans les jarres emplies de cristaux rouges, bleus, jaunes ou verts et les bacs de poudre de silice. Ils prélevaient avec un très long tuyau de métal le verre en fusion qu’un assistant, affecté au soufflet de la forge, maintenait à la température nécessaire. Ensuite venait le subtil mélange des couleurs ; le souffleur transformait alors la petite goutte de verre en une tulipe translucide, un vase, un hanap ou un bijou. Le pied et le col des vases, des carafes et des verres étaient alors rétrécis ; le corps devenait plus ventru ; puis le souffleur collait à l’objet de fines dentelles et des anses. Silvio passait des heures à observer cet artisanat subtil. Quel spectacle pour un jeune enfant !
A Venise il faut connaître sa généalogie
L’éducation familiale du jeune enfant comportait une autre initiation : comprendre d’où venait sa famille, ses alliances et sa notoriété.
Au Palais Dandolo-Gritti se trouvait un grand portrait de l’ancêtre le plus célèbre, Enrico Dandolo. Son épopée remontait à deux siècles. Le Doge avait été élu (de 1192 à 1205) à 80 ans et exercé son mandat pendant plus d’une décennie. Il est surprenant que ce grand vieillard ait pu mener les troupes de la République dans les combats les plus difficiles contre les duchés voisins, puis enfin de compte conduire les Croisés au siège de Byzance, détruire et occuper la ville la plus puissante de la Méditerranée. Silvio vit un second portrait, en accompagnant son père à la salle du Grand Conseil au palais Ducal. Enfin il y avait enfin un portrait de son aïeul, plus jeune, au dessus de la cheminée du salon d’apparat du Palais Dandolo, celui du quai des esclavons (plus tard baptisé Danieli, quand il sera vendu par la famille). Un autre portrait représentait Andrea Dandolo qui avait été élu Doge de 1343 à 1354. C’était un lettré, un savant, un juriste : il avait dû faire face à la grande peste noire, quand Venise perdit le tiers de sa population.
Si les Gritti n’avaient pas encore accédé au dogat, beaucoup de leurs filles avaient été dogaresses dans le passé. Ce qui comptait était leur richesse, aussi immense que celle des Dandolo. Connaître les alliances de la famille était encore plus important. De mariage en mariage, les Dandolo avait fini par être alliés à toutes les grandes familles : Gritti, Querini, Contarini, Correr, Foscari, Vendramin ; sa mère était une Contarini ! Il n’y avait qu’une ou deux familles anciennes, les Loredan et Venier, qui furent en hostilité ouverte à l’encontre des Dandolo et des Foscari ; aucun mariage n’avait été envisagé !
L’école des Franciscains était à faible distance du Palais Dandolo-Gritti. Il pouvait grâce aux petits ponts en dos d’âne y aller à pied en un quart d’heure. Cependant son trajet de retour était toujours beaucoup plus long, car il explorait toutes les venelles. En outre, le palais de sa famille, comme pratiquement tous ces hôtels particuliers, n’avait pas de jardin. Où s’amuser sinon dans la rue ? On débouchait toujours sur une place, un « campo ». Santa Maria Formosa était l’une des plus grandes places de Venise, avec mille recoins, quantité de chats, des charrettes proposant aux enfants des sucreries. C’était la cour de récréation de son école. Cependant les franciscains surveillaient toujours ces garnements et les sanctions tombaient, si les enfants se bagarraient ou commettaient des délits.
L’école était faite pour une cité de marins
L’enseignement durait de huit à dix-huit ans. D’abord et avant tout le latin et le grec pour l’éducation classique, la religion pour le salut, les arts et l’histoire pour la culture ; puis venaient quelques disciplines scientifiques, mais dans un but pratique : la comptabilité, la navigation et l’architecture. L’enseignement dont Silvio tira le plus de profit fut la géographie. Son professeur était un vénitien qui avait été marin. Il leur parla des voyages de Marco Polo et de ces contrées orientales lointaines. Il leur parla surtout de l’influence de la lune sur les marées et de l’importance des courants marins.
Tous avaient déjà connu la montée des eaux d’équinoxe, « l’acqua alta ». Il fallait comprendre ce mystère. Travaux pratiques : un jour où la place Saint Marc était sous les eaux, il demanda au gondolier de la famille Dandolo de l’initier complètement au maniement de la barque. Son ami Ludovico Fiumicino, membre de la corporation des gondoliers, exerçait cette fonction depuis quatre générations. Première leçon, il le mena à l’atelier de construction et de réparation des gondoles dans le Dorsoduro, pour qu’il en assimile l’assemblage, et en identifie sans se tromper les 200 pièces. Il fallait comprendre le mouvement de la godille, se placer à la poupe sur le côté gauche, puis accompagner du corps l’impulsion donnée. Enfin il lui donna une leçon de conduite : comment croiser, passer sous un pont, ralentir, accélérer … Le plus difficile était de placer cette rame unique de quatre mètres sur la « forcola », une pièce coudée qui avait huit échancrures, correspondant aux différentes manœuvres. Ils partirent vers la lagune et la passe du Lido : il put constater la violence du courant entrant, puis le reflux. A l’arrivée sur le môle, les pontons étaient toujours recouverts d’eau. L’embarcadère du palais Dandolo n’était pas accessible, Silvio dut entrer par la fenêtre de la cuisine.
L’école est le lieu par excellence des amitiés et des inimitiés, Silvio n’échappa à la règle. Une amitié avec un Dondi finit par avoir des répercussions sur son destin.
Deux ans d’apprentissage en horlogerie chez les Dondi.
Vitale Dondi, camarade de Silvio, était le petit-fils de Iacopo Dondi dal Orologio, vénitien de Chioggia, un savant qui avait rédigé le traité des horloges. Son père Giovanni avait continué ses recherches et construit à Padoue une Tour de l’Horloge, immense astrolabe mécanique qui marquait les heures. Les guerres avaient mis à bas cette horloge. Giovanni avait dû quitter Venise et était mort. Vitale vivait à présent avec son oncle Maurizio di Dondi ; ce dernier construisait des horloges pour les églises et les patriciens, dans le quartier de l’Arsenal. Silvio l’accompagna un soir et fut aussi fasciné que par l’atelier de Salviati. Construire des horloges mécaniques, sonnant les heures. Quel rêve !
Qui étaient donc ces Dondi ? L’ancêtre Jacopo était né à Chioggia, où il avait été médecin et alchimiste, puis astronome. Il était parti à Ferrare, puis à Padoue. C’était un savant, Professeur à l’Université de Padoue, il avait publié le premier traité d’horlogerie, une œuvre admirée dans toute l’Europe. Avec son fils, Giovanni, il mit au point une immense horloge astronomique, qui était beaucoup plus perfectionnée que les clepsydres de l’antiquité, les horloges à eau et les cadrans solaires. Son « astrarium » était une grande horloge astronomique. Il construisit alors pour le Duc de Ferrare en son palais Capetanato à Padoue, la première tour de l’Horloge ; son chef-d’œuvre sonnait les heures. Bien sûr il rêvait de refaire son horloge à Venise. La tour de l’horloge de la place Saint Marc sera édifiée bien plus tard (en 1499) par un autre horloger vénitien, sans que pour autant le grand précurseur en eut la paternité. Le destin fût contraire aux Dondi, la tour de l’horloge de Padoue fût détruite ainsi que le palais de Padoue par les milanais de Visconti. Une autre guerre opposa les padouans aux vénitiens, Giovanni Dondi dut s’exiler à Pavie et mourut en 1389 à Milan. Restait ses descendants de Venise et ce jeune Vitale, hébergé par son oncle Maurizio.
A la fin de sa scolarité, Silvio Dondi exprima sa première vocation à son père Nicolà : il voulait devenir astronome et horloger. Dès lors pendant deux ans il entra en apprentissage chez Maurizio di Dondi, aux côtés de son camarade Vitale. Silvio avait une excellente vue et une grande agilité des doigts pour assembler des rouages minuscules, ajuster des engrenages, des poulies, balanciers et contrepoids. Il fit surtout des pendules, puis des astrolabes pour le cabinet d’astrologie du palais ducal. Sa voie semblait toute tracée. Il deviendrait le fournisseur du Doge et de l’Amirauté, ses familles alliées seraient trop heureuses de connaître enfin avec précision l’heure. Par exemple, le banquier Foscari qui savait bien que le temps valait de l’argent, non plus le Marc d’argent de la Sérénissime, mais le nouveau Ducat d’or qui commençait à supplanter la monnaie de Byzance !
Silvio Dandolo, à l’âge où les garçons de 20 ans courent les filles et commencent à songer au mariage, se posait des questions. Pourquoi pas Julietta, la fille de Marco Polo, dont le père avait accumulé une grande fortune ou Maria Foscari, sa cousine, beaucoup plus riche et séduisante ? Et pourtant le fantasme des femmes était moins puissant que l’appel de la religion. Il avait continué de voir régulièrement le moine franciscain qui avait été son directeur de conscience au collège. Au printemps 1430 l’appel religieux fût plus fort et déclencha une véritable crise mystique. Silvio décida de partir au séminaire de Florence et d’entrer dans l’ordre des franciscains. Ce choix déçut très fortement son père Nicolà, les oncles Gritti et Foscari, d’autant plus que l’oncle Francesco Dandolo avait été élu Doge de Venise, Silvio aurait pu choisir tous les emplois souhaités !
Florence : Un franciscain vénitien face au dominicain fanatique.
Aux débuts du quinzième siècle, l’art de vivre des Florentins valait bien celui des Vénitiens. Florence devenait le centre culturel de l’Europe ; les despotes éclairés devinrent des mécènes, surtout les Médicis : ils attirèrent les poètes, philosophes, savants et les plus grands sculpteurs, architectes et artistes-peintres. Et pourtant quelle différence en ce qui concerne la liberté d’action, la liberté de l’esprit et la justice ! Un franciscain fait vœu de pauvreté et de chasteté, tout comme un dominicain, mais tout dépend de l’environnement et des mœurs. A Venise on ne veut pas de dictateur ; le peuple a son mot à dire ; les grandes familles ne se font pas la guerre ; elles se coalisent. A Florence, la corruption, la violence et la débauche des grands et puissants contaminait l’ensemble de la population : aucun sens de l’intérêt général ; les grandes familles s’entretuaient. Il faut dire qu’à côté, à Vérone, les Toscans avaient pu observer la décadence de la ville au cours des affrontements entre la famille Capulet et Montaigu, entre Guelfes, papistes, et Gibelins, partisans de l’empire germain. Enfin le climat de Florence était imprégné de fanatisme. L’Eglise s’était laissée empoisonner par l’atmosphère de Rome, depuis que l’Inquisition était mise en place. On dénonce, complote, torture et brûle tout : les livres, les monuments et les êtres humains.
Découvrir ces travers demandera du temps à Frère Silvio Dandolo.
Un séminaire déchiré par les querelles théologiques et politiques
Le couvent San Francisco en amont du « Ponte Vecchio » était un ancien monastère bâti autour d’une belle église. Il avait été construit un siècle auparavant sur les bords de l’Arno dans une zone de cultures maraîchères. Depuis le quartier était sillonné de rues, de maisons à plusieurs étages et de palais aux frontispices plutôt sévères. Le couvent abritait une cinquantaine d’apprentis séminaristes pour une formation de cinq ans, au terme de laquelle les meilleurs et les plus persévérants prononceraient leurs vœux et partiraient prêcher dans les campagnes voisines. Le Supérieur, Frère Michele Orti, lut la lettre de recommandation de Venise, il mesurait bien la notoriété des Dandolo et se réjouissait de recevoir ce candidat.
Silvio Dandolo fit la connaissance de ses futurs camarades et se rendit vite compte que la plupart étaient issus de familles nombreuses et modestes ou parfois de riches familles commerçantes. Presque tous étaient les derniers nés de ces familles. Ils avaient peu de chances d’entrer au service du Duc de Florence, comme administrateurs ou artistes, moins encore d’entrer dans le haut clergé. Ils seraient d’humbles moines ou des soldats de troupe.
L’enseignement religieux des franciscains de Venise avait été sommaire. A Florence il découvrit la richesse des livres saints et des grands écrits religieux des siècles passés : des manuscrits précieux ornés d’enluminures, mais une calligraphie gothique qu’il ignorait. Il écouta les querelles théologiques, sans partager les arguments d’autorité et les imprécations des docteurs de la foi.
L’histoire de la chrétienté et de l’église romaine lui fit comprendre que la plupart des conflits militaires des royaumes et des cité-états avaient été la répercussion de schismes religieux. Le schisme d’Orient vers l’an 1000 avait vu l’émergence d’une deuxième Rome à Byzance, l’ennemie héréditaire des Vénitiens. Les croisades avaient approfondi la haine des peuples d’orient, soudé les musulmans et renforcé la coupure entre orthodoxes et catholiques. Le schisme d’Occident, non encore apaisé, avait abouti à la rivalité entre les papes légitimes et les anti-papes. La guerre de cent ans avait opposé les Français et les Anglais ; le rêve anglo-normand était brisé. Bien plus ces combats entre chrétiens allaient aboutir à un troisième schisme, celui de l’église anglicane et des multiples églises protestantes.
Or la Toscane et l’Ombrie étaient le lieu privilégié des affrontements : ces duchés prospères étaient depuis longtemps des terres de guerre civile et religieuse, s’achevant en lutte armée. Se voulant champion de la religion, chaque Duc aspirait à l’hégémonie. Venise, Milan, Naples, Gênes, les Français, les Autrichiens, et les Espagnols s’alliaient aux condottières les plus valeureux pour vassaliser les petits royaumes. Cependant, l’intervenant le plus occulte et le plus puissant, capable de détruire l’autorité des états pontificaux, était le Saint empire romain germanique. Heureusement la Germanie n’était pas unifiée, mais une mosaïque de cités-états, comme d’ailleurs l’Italie. Suffisait-il de déménager le Pape de Rome ? D’autres y pensèrent, notamment la France, qui accueillit les anti-papes en Avignon. Une histoire ancienne depuis le concile de réconciliation à Pise ? Non. A Florence le conflit restait très présent. En fait l’origine de la crise était évidente. L’église chrétienne s’était moulée dans l’ordre féodal ; elle ne comprenait pas qu’il lui faudrait se réformer et renoncer à ces privilèges héréditaires, en particulier à ses propriétés foncières, voire immobilières.
Un pèlerinage à Assise.
La vocation de tout franciscain est bien sûr de se conformer à la vie exemplaire de Saint François d’Assise. Silvio avait découvert à la basilique Santa Croce les fresques de Giotto retraçant la vie de Saint François d’Assise. Cette ville n’était pas très éloignée de Florence. Quatre jours à cheval en passant par le littoral, une semaine à travers les collines d’Ombrie. Silvio choisit la voie la plus longue. Le fondateur de l’ordre des Franciscains était mort depuis deux siècles, aussitôt canonisé, et ses disciples s’était répandus dans toute l’Ombrie. La grande basilique dominait la cité, jouxtant l’église Saint Damien reconstruite par François. Une autre série de fresques retraçait les épisodes de la vie du Saint et de sa fidèle disciple Sainte Claire, qui avait fondé l’ordre des Clarisses.
Silvio découvrait sa vocation complète : l’ascèse de la pauvreté, une vie pour soulager les pauvres, ceux-là que les nobles et les patriciens ne voyaient même pas à Florence. Enfin, ce dont les évangiles ne parlaient pas, les joies de la nature. François, l’envoyé du Seigneur, parlait aux oiseaux, aux loups et même aux fleurs. Lui qui avait tant aimé Venise pour sa gaité, sa beauté, ses oiseaux, ses chats et ses poissons, trouvait en Saint François le véritable défenseur de la foi : « une religion d’amour et de compassion ». Rayonnant de bonheur, il reprit la route de Florence, admirant la beauté des paysages traversés en ce mois de mai, où des milliers de papillons butinaient les fleurs des champs. Il oubliait le règne de la violence et l’emprise du fanatisme et le retrouva à Florence.
La cour des Médicis, les prélats et les dominicains.
Silvio Dandolo au sortir du séminaire fut aussitôt appelé à la cour du Duc de toscane, Cosme de Médicis, premier Duc de toscane, lui proposa une mission bien difficile : apaiser les conflits entre le Vicaire Général, le Légat du Pape légitime et l’Ordre des Dominicains. Les évêques ne faisaient plus leur office, ils prenaient soin de leurs richesses. Ils avaient laissé les dominicains célébrer la messe à la Basilique et à la Cathédrale. Beaucoup des ces frères prêcheurs fustigeaient le luxe et la corruption du haut clergé et de la noblesse.
Les Médicis étaient une riche famille de commerçants et de banquiers, comme les Foscari à Venise. Cosme sera le premier d’une longue dynastie de princes, qui firent la renommée de Florence. Les banquiers de Florence étaient à la fois les prêteurs en dernier ressort des princes et des rois, et le recours ultime du Vatican. Ils étaient surtout les artisans d’un réseau tentaculaire de correspondants des foires de l’Europe occidentale. Ils avaient inventé les billets à ordre et la conversion rapide du change. Leur relation avec les banquiers du quartier San Polo et du Rialto à Venise était très étroite, car le ducat de Venise était la monnaie de compte. Leur parentèle s’était établie à Lyon, Anvers, Frankfort, Brême, Hambourg, Londres, Byzance et même dans les souks de Bagdad et Téhéran.
Cependant en Italie, siège de la Papauté à Rome, le pouvoir de l’Eglise était ébranlé par la décadence des mœurs de la papauté et des prélats. Les communautés de moines regroupaient des hommes plus proches du peuple que les abbés commanditaires et les évêques, dotés de fiefs plus étendus que la noblesse d’épée ou de robe. L’ordre des dominicains avait pour vocation la prédication. Il fut traversé par un vent de révolte contre le luxe du haut clergé, contre les prérogatives du Duc et même contre la papauté de Rome.
Pourquoi les dominicains se mêlent-ils de politique ?
Le nouveau conseiller de Cosme de Médicis se rendit pour l’Ascension en l’église de Santa Maria Novella. Cette immense église, revêtue de marbre blanc et vert, différait en tout de Saint Marc ou Santa Maria Formosa, elle était moins gaie, mais Dieu que c’était beau ! Les fresques de Paolo Ucello racontaient toujours une histoire. Le Père dominicain Arnoldo Mancini gravit les marches de la chaire et débuta son prêche : il avait un visage émacié, une barbe noire très drue et un regard d’aigle. Après une brève évocation de la liturgie de l’Ascension, il ouvrit les bras en croix et s’adressa aux fidèles : « Voyez le contraste entre les apôtres, les martyrs, les véritables croyants, ceux qui sont aujourd’hui au paradis, et la réalité de Florence, où s’épanouissent les sept péchés capitaux. Les vierges pures de nos peintures les plus récentes ne sont que des Vénus nues et lascives ; les combats menés au nom de la foi n’expriment que le désir d’accaparement des biens de l’ennemi ou du voisin ».
En sortant de l’église, Silvio franchit le seuil de Santa Maria del Fiore : sous le Dôme de Brunelleschi, l’assemblée des fidèles était également fascinée par un prédicateur, qui vouait à l’enfer les diacres, les évêques et le vicaire général lui-même. C’était encore un père dominicain !
Il fallait démanteler ces réseaux qui finiraient par détruire le duché. Silvio adopta une méthode originale : il se rendit dès la fin de journée au couvent San Antonio et demanda à être reçu par le Père Anchieta, supérieur de l’ordre des dominicains. Pendant une heure, il lui résuma le contenu de ces prêches et lui proposa de se rendre à la chapelle de Brancucci, pour écouter le prêche du Père Mancini le dimanche qui suivait. Ils iraient à la messe déguisés en colporteurs. Ce prêche se révéla si excessif que le supérieur des dominicains n’hésita pas à interpeller et sermonner son subordonné. Silvio rendit compte de sa mission et de sa stratégie à Cosme de Médicis, qui l’approuva : les grands de ce monde avaient toujours eu des espions. Cependant il mit en garde Silvio Dandolo : « il faut se méfier des envoyés du légat du Pape et des trois inquisiteurs qui sont aussi fanatiques que ces prêcheurs illuminés ».
Ce premier incident et la mutation du Père Mancini à Naples fut suivi d’une période apaisée. Puis le vent de révolte se réveilla. Les complots des courtisans étaient dirigés par la noblesse d’épée, ces familles n’hésitaient pas à s’allier aux Visconti de Milan. Le plus simple pour éliminer un concurrent et les conseillers du prince était de les accuser de déviation hérétique. Or, de même qu’à Venise, l’administration ducale avait recours à la dénonciation, sans les garanties de défense de la République de Venise.
Silvio Dandolo fut averti par le Duc Cosme de Médicis d’une dénonciation instruite par le Tribunal de l’Inquisition : le principal inquisiteur était un ancien dominicain. Le franciscain vénitien ne pouvait être qu’un hérétique et un espion des Dandolo.
Le procès de Sylvio Dandolo
En 1454 Sylvio fut arrêté et enchainé pour être trainé devant le tribunal de l’Inquisition au palais de la Seigneurie. Les dominicains de Florence avaient convoqué le Grand Inquisiteur de Rome Finieri, ancien dominicain entré dans la Société de Jésus. Le tribunal siégeait à huis clos, composé de cinq juges, dont Girolamo Finieri, dominicain de Florence ; le père Mancini de Naples ; le père Anchieta qui avait entendu les prêches de Mancini ; le supérieur des franciscains de Florence ; et l’évêque de Florence, conseiller religieux du Duc Cosme de Médicis. Sylvio fut d’abord emprisonné pendant trois mois, puis soumis à la question.
Les bourreaux voulaient lui faire signer une lettre suivant laquelle il espionnait la banque des Médicis pour le compte des Foscari à Venise, transmettait des renseignements militaires aux Sforza à Milan. Bien plus, il se déclarait coupable d’hérésie et d’apostasie, réfutant le dogme de la Trinité et se livrant à la sodomie. Il refusa et arriva sanglant devant le tribunal. Le procureur était Finieri : il renouvela toutes les accusations que l’on voulait lui faire signer et demanda la peine d’écartèlement et celle du bûcher. Sylvio écouta les témoignages favorables du supérieur des dominicains de Florence et du représentant du Duc, puis il prit sa propre défense.
Malgré les perquisitions au palais ducal, les inquisiteurs ne trouvèrent aucun document écrit attestant une activité d’espionnage au détriment du Duc et de l’Italie. Heureusement pour Sylvio, il n’avait jamais publié de livre ou de libelle à caractère théologique, alors que les dominicains inondaient leurs paroissiens de libelles fort explicites ; son avis sur les complots des dominicains résultait d’entretiens privés avec Cosme. Sans écrit, pas d’incrimination possible par la censure. Sylvio fut acquitté et retrouva sa liberté au bout d’un an, mais il savait que les comploteurs voulaient sa peau et n’hésiteraient pas à monter d’autres pièges.
Plutôt que de périr brûlé sur un bûcher, Silvio abandonna les ors du Palais de la Seigneurie. Il avait 45 ans.
Il partit une nuit de juin 1455 sur sa mule et rejoignit Venise. Il avait dû renoncer aux joies du ciel en constatant que l’église s’était éloignée de la foi. Il était bien décidé à retrouver un métier qui le rapprocherait de la mer …
Le gardien de la douane de mer à Venise.
En 1455, le soixante-dixième Doge de Venise était Francesco Foscari, ce fut l’un des plus longs règnes de l’histoire de Venise. Il avait été élu à 50 ans, ce qui était très rare. Les doges précédents arrivaient au pouvoir à soixante-dix ans et se succédaient très rapidement. Dès lors un règne de 40 ans suscite des frustrations, des médisances et des complots. Ce qui ne manqua pas d’arriver. On accusa à tort son fils Jacopo d’avoir assassiné un sénateur et détourné les fonds du trésor : le Conseil des Dix le fit condamner à l’exil. Cet opprobre sur la maison Foscari contraignit Francesco Foscari à s’exiler lui-même et démissionner. Il fut réhabilité en 1577, après sa mort. Ce grand banquier était un allié des Dandolo et un ami.
Les retrouvailles de Venise
Venise avait beaucoup changé : un chantier permanent. Des palais étaient détruits, puis reconstruits avec un luxe croissant ; le campanile de Saint Marc s’était écroulé, il était reconstruit et plus haut ; la Tour de l’Horloge était sortie de terre, mais sans horloge. Le pont de bois de l’Académie avait été reconstruit. Le nouveau pont du Rialto était encore une construction de bois ; son nouveau pont-levis, permettait le passage des plus grandes galères. Bien plus, la maison natale de Silvio, le palais Gritti-Dandolo était en restauration, la famille Gritti devait s’y installer. Le deuxième palais, celui du quai des esclavons, était également en reconstruction ! Les Dandolo avaient dû émigrer à la Ca’ d’Oro, un palais des Contarini, la belle-famille. Il était également sur le Grand Canal, près du Rialto. Doté de deux étages de grande hauteur de plafond, ses salons d’apparat étaient au rez-de-chaussée et les salons de réception à l’étage noble. Les chambres se répartissaient entre le deuxième étage sur canal et les ouvertures sur les rios. Ce Palais était l’un des plus hauts de Venise. Du balcon, drapé dans les étendards des Dandolo et des Contarini, la famille observait les régates, les compétitions des rameurs et les défilés du carnaval …
Les retrouvailles de Silvio et de sa mère Lucia furent émouvantes. En fait Lucia était pleine d’illusions, car elle se disait que désormais elle pourrait compenser la mort de son fils sans postérité par un brillant mariage de Silvio. Ce dernier la détrompa rapidement. « Non, il n’avait pas été relevé de ses vœux, il restait un frère franciscain, il avait toujours la foi ; il avait juré à 18 ans de ne jamais se marier et de rester chaste ». Alors à 45 ans, un moine ne va pas se défroquer, pour profiter de la chair d’une jeune cousine. C’étaient les mœurs de Rome et Florence. Lui restait pur !
Nicolà Dandolo était âgé, mais malade. Il ne serait pas le prochain doge suivant les pronostics du Grand Conseil. C’était le tour d’un Mocenigo, voire d’un Contarini ou d’un Vendramin. Cependant le nouveau Grand Conseil s’était élargi à des commerçants qui n’étaient pas issus des vieilles familles. Dans ce cas, un nouveau doge patricien pourrait fort bien évincer les Dandolo des postes lucratifs !
Le père se réjouit du retour de son fils cadet, d’autant plus que son fils aîné, Jacopo, venait de mourir ! Suivant la règle de la République, la fonction héréditaire exercée par Jacopo était caduque, le contrôle du sel ne pourrait pas revenir à Silvio. Un doge ne devait pas doter plus d’un fils ou neveu pendant ses fonctions, à moins d’un décès prématuré. Le pouvoir de nomination du doge était de plus en plus restreint par le Conseil des Dix et par le Sénat. Il était essentiel, tant que Foscari était au pouvoir, de trouver à Silvio une charge lucrative, pour maintenir le prestige de la famille.
Comment Silvio obtint un office ducal !
Silvio Dandolo eut la chance d’accéder à des fonctions passionnantes à deux reprises et dans un délai très rapide. A Florence, deux mois après son séminaire, il fût appelé par le duc de Toscane, à Venise, deux mois après son retour il reçut un office ducal ! Une opportunité inattendue se produisit.
Silvio retrouvait Venise pendant les premières semaines, le vent d’automne soufflait périodiquement et les marées étaient plus hautes. Il regardait le trafic de la douane de mer et enviait ceux qui s’en occupaient. Or le titulaire de la charge de gardien de la douane de mer et de magistrat des eaux, un Orsini, fut victime d’un accident à l’Arsenal. Il n’avait pas d’héritier mâle ; le poste était remis à la disposition du doge.
Nicolà Dandolo se précipita chez le doge. Il fit valoir que la mort de son fils aîné, successeur désigné de l’office de contrôleur du sel, privait la famille Dandolo d’un poste de grand électeur au conseil des quarante. Son fils cadet, Silvio, avait toutes les compétences pour gérer la Douane de mer, dans cette période trouble où les ennemis de Venise tentaient de prendre Venise par la mer. Ainsi fut fait, le moine franciscain fut désigné à la fonction de gardien.
La Douane de mer, à l’entrée du Grand Canal, était depuis des siècles le garant de la sécurité de Venise et de sa lagune.
Le garant de la sécurité navale, commerciale et sanitaire de Venise.
A cette époque la Tour de la Douane, située à la pointe du Dorsoduro, occupait un espace considérable consacré aux entrepôts. Les églises modestes débutaient à l’Académie et les premiers Palais, dont le Salviati, étaient en face de la maison natale de Silvio. Les attributions de ce poste stratégique s’étaient progressivement élargies ; le contrôle de la navigation était inséparable de la magistrature des eaux. Non seulement la douane fournissait au trésor de la Sérénissime la plus grande partie de ses ressources, mais surtout son responsable devait conseiller la République pour aménager rationnellement les infrastructures de la cité. Les Vénitiens étaient très sensibles aux promesses : celles que le doge adressait au peuple lors de son intronisation et celle qu’il adressait à la lagune et à la mer. Le mariage symbolique du doge et de la mer lors de l’Ascension, exprimait cette fonction. Le Bucentaure se postait à la passe du Lido ; au moment où le doge jetait son anneau dans la lagune, les promesses étaient confirmées : Venise devait domestiquer les colères de la mer et la mer devait apprivoiser et fertiliser la cité et les îles de la lagune.
La sécurité navale était l’impératif premier : 100000 navires, 10000 gondoles et d’innombrables bateaux de pêche circulaient sur la lagune. Leur sécurité supposait une parfaite coordination entre l’Amiral de la Flotte de guerre, l’armement de l’Arsenal, les responsables des fortifications maritimes et terrestres et les guildes d’armateurs, de transporteurs et de pécheurs. Qui pouvait attaquer Venise, par mer ? Les ennemis de toujours : Grecs et Byzantins, puis Sultans ottomans (Byzance était devenue ottomane en 1453), Princes de Raguse (Dubrovnik) et de Zara (Zadar), pirates d’Afrique du Nord, de Crête et de Chypre ; en Italie, les Génois, Pisans, Napolitains et Normands de Sicile. Par la terre, tous pouvaient tenter l’aventure : les Cités Etats, les Royaumes de l’Ouest, les Germains et même les royaumes slaves.
Silvio prépara un programme de dix ans pour rénover la défense de la Cité et de la lagune. D’abord, le long du Dorsoduro, il fit consolider les quais et construire les « Zattere ». De solides palans permirent de décharger beaucoup plus vite : des centaines de bateaux venaient y accoster pour contrôler leur cargaison et payer les droits de douane. Ensuite il fit renforcer les défenses de l’Arsenal et ses canons ; à la passe du Lido, il fit construire sur terre et sur les îles de nouveaux forts. Enfin il y avait le risque d’invasion par la terre, ce qui rendait stratégique la digue menant au débouché du Grand Canal et surtout la passe de Mestre et la défense de Chioggia. A Chioggia il fit construire des ateliers de réparation navale. Les équipes de la magistrature des eaux furent renforcées de façon qu’à chaque grande marée les navigateurs et les pêcheurs fussent informés à l’avance des hauteurs de marée prévues. L’aménagement le plus délicat restait celui du Grand Canal et des principaux rios. Il fut décidé de construire un nouveau pont-levis en bois au Rialto, les architectes, y compris Palladio, avaient renoncé à construire un pont de pierre, trop lourd. A l’ouverture du pont, les voiliers passaient facilement. Les marchandises purent être conduites directement à quai à la pêcherie et dans les entrepôts, sans transbordement. Pour obtenir le concours des guildes de commerçants, une décote de droits de douane fut accordée aux grandes familles pour curer leurs canaux, réparer les pontons et consolider les bases des palais.
Les épidémies et la vulnérabilité sanitaire de Venise.
On se souvenait à Venise de la « peste noire » qui avait décimé la population, même la famille des doges. En réalité les épidémies de peste et de choléra se sont succédées presque à chaque décennie. Première précaution : les cimetières. L’expérience avait montré qu’il ne fallait pas enterrer les victimes sous les dalles des églises et palais ou dans les quelques cimetières de la ville. Quand il y avait 1000 ou 2000 morts par jour et 30 000 personnes contaminées, il fallait trouver une autre solution. L’île du Lazaret était saturée, le cimetière de San Michele aussi. Silvio Dandolo décida de faire construire un nouveau Lazaret face au Lido et un immense cimetière à Chioggia. Sur le plan de la prévention, il était évident que les épidémies arrivaient avec les bateaux des contrées lointaines : Byzance, le proche Orient ou l’Afrique. Une caserne de quarantaine fut installée de l’autre côté du Lido. Leurs marchandises et leur équipage n’étaient plus contrôlés à la Tour de Douane, mais dans un radoub isolé de l’Arsenal. Rien ne pouvait être dédouané avant 40 jours !
Silvio Dandolo resta gardien de la Douane de mer jusqu’à sa mort en 1499. Deux circonstances bizarres se produisirent. Au matin de Noël, le vieillard se dirigea vers la tour de l’horloge en sortant des Procuraties et entendit un son étrange : l’horloge était enfin installée et sonna les douze coups de midi (le rêve de Vitale Dondi). Il était invité à un grand banquet à la pêcherie ; il se pressait et sa gondole filait à toute allure. Arrivé avec un peu de retard, l’oncle Contarini lui servit dans un plat d’argent une splendide dorade de Burano. Sylvio dégusta le poisson parfait. Malheureusement il s’étrangla avec une arrête que l’on ne put lui retirer ; la Mer avait pris sa revanche, et le poisson avait eu raison de la vie de Silvio !
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