Comment vous avez atterri ici ?” Ici : au nord de Zachary (Louisiane), en pleine cambrousse, Chez Teddy, un dimanche de mars dans la nuit. La quatrième fois, ce n’est plus une puce à l’oreille que met la question, c’est un caïman. D’abord le leader, guitariste-chanteur de blues, Sundance, 56 ans, casquette et chemise noires à flammèches argentées. Puis, le bassiste, King Salomon. Après quoi, le batteur, “Pic” Delmore, et pour finir, galurin à plumeau distingué et manteau de cuir de la grande époque : Hoodoo Jimmy : “Mais comment diable avez-vous déniché cet endroit ?” Cet endroit. Le Teddy’s Juke Joint.
Vrai qu’au pays des plantations, c’est assez coton. Notez donc : monter de Baton Rouge par la Highway, regarder à droite et à gauche dans la nuit, pas seulement à cause des alligators qui n’attendent qu’une embardée de la caisse, avec du pain de mie tranché, un verre de Gaillac et le pot de moutarde. Non : ici, l’assurance automobile est plus chère que dans les États voisins. Les types roulent vite et ne suivent pas le droit chemin.
Passé Zachary, ne pas rater l’Old Scenic Road. Puis la départementale, et enfin, au quatrième crocodile à gauche, virer sur les chemins de terre, vous n’avez plus qu’à vous débrouiller. Au bout d’un chemin qu’aucun film à la noix n’oserait inventer, surgit le Teddy’s Juke Joint en majesté : sublime, inespéré, illuminé comme mille sapins en Noëls riches, la cuisine en vitrine, façon trois-étoiles à 40 euros l’entrée, une coquette baraque en bois, un lieu du monde, on sent de suite l’humanité, la joie d’exister, le blues, Faulkner, Robert Johnson, les pauvres gens chics.
Dans l’aquarium, Molly fricote la “soul food”, la cuisine du Sud, à fond d’épices, visiblement destinées à gâcher la digestion de l’alligator. À l’intérieur, chaleur, courtoisie, lampions, rigodons, blues, bar, filles, types énormes, bières, néons, baraque foraine, personnel, clients, musicos, haricots rouges : pas la moindre faute de mauvais goût.
Feutre blanc, gilet itou, un poil d’embonpoint depuis qu’il a ouvert l’affaire en 1976, chaînes en sautoir, chemise à jabot, moustache de séducteur, bagouses à chaque doigt, élégance morale que les princes n’ont jamais eue, excellent au poker, Teddy est le roi des lieux. Et du coup, vous reçoit comme des rois. À chaque pause, Teddy file au fond de la salle, dans le retable à faire pâlir toutes les Italies. Dans sa boîte bariolée, il fait le DJ. Alignez tous les clichés que vous avez pieusement accumulés sur les États-Unis d’Amérique. Inversez-les : vous êtes chez Teddy, dans la nuit, un dimanche soir, il ne peut rien vous arriver de mieux.
Le blues ? Ah oui : ici, c’est le blues, le vrai, le sérieux, le rieur, toute la nuit, Cathy, la Janis Joplin du delta, Phil Guy, le frère de Buddy, qui débarque avec sa smala, le blues dont on vous serine qu’il a disparu. La plus grande invention du siècle. Ici la question de la couleur ne se pose pas. Dans le pays, elle se pose partout. Au fait, pour dénicher Teddy’s, il est préférable de passer par Bernard Cerquiglini, érudit de Baton Rouge qui a lié amitié avec Ronnie Smith, chauffeur de taxi et bluesman comme on est poète, de temps en temps mais tout le temps. Oui : tout ce beau monde gagne sa croûte dans les taxis, à l’usine, le blues, c’est la nuit.
Entre deux courses, Smith, conscience du peuple noir, organise le Rockoctober Festival et s’active au petit musée de Baton Rouge, la Buddy Stewart Foundation, à deux pas du Museum of African American History. Comment on les dégote ? Comme la cuisine de La Paquita à Mexico ou le Lush Life de Kyoto. Sans chercher, surtout : en aimant, en rencontrant, en faisant une confiance éperdue au putain de monde tel qu’il va, en pariant à tout instant sur cette face dont on sait les noirceurs – la vie. C’est tout.