Créations

Chroniques virales – 34, 35, 36

Chapitre 34

22 avril 2020

Il pose sur la table encombrée du repas de la vielle au soir le mug où flotte dans le vin rouge un coin de biscuit Lu. La radio vient enfin de lui annoncer une bonne nouvelle concernant ce virus : la cigarette protégerait de l’infection. Il allume avec une joie non dissimulée une cigarette de cow-boy, pas une légère, une bien grasse en nicotine. Il retient la fumée dans ses poumons. Ce n’est plus de la fumée mais une fumigation, un remède. Quelle revanche ! Des années à être montré du doigt, à finir les soirées d’hiver sur les terrasses où les balcons … Tout ça serait peut-être aboli. Son odeur de tabac froid, il la porterait en étendard comme une décoration de rescapé du Covid.

Les complotistes s’en donneront à cœur joie, associant les grands cigarettiers à la propagation du virus, colportant que le virus aurait été créé pour relancer l’industrie du tabac.

Cigarette dans une main, petite cuillère dans l’autre, il essaie de récupérer le bout de biscuit. La radio passe déjà à autre chose : depuis le début du confinement, les français ne se lavent plus et changent moins souvent de sous-vêtements dit le journaliste.

Gérald secoue la tête, en poussant un pfou précédent un « n’importe quoi ! ».

Bien sûr qu’il se lavait moins, se changeait moins. Et alors. Ça dérangeait qui ?

Jacqueline ? Il y a des années qu’elle ne peut plus le sentir. Il le lui rend bien.

De toute façon au rythme où vont les choses, dans quinze jours ils nous diront que la crasse protège de la contamination. Au moins il aura tout bon, il devance la science. Il se décide à gober l’objet flottant peu identifiable en ingurgitant le fond de Brouilly, se disant que dans dix minutes ils vont lui annoncer que son taux de gamma GT le protège aussi.

Pourvu qu’ils continuent tous en ce sens. Et surtout que les comités de bioéthique ne s’en mêlent pas.

Il va vers son petit bureau, espace aménagé dans le placard, au milieu des chemisiers ternes de sa femme. Il démarre son ordinateur. Un mois qu’il ne l’a plus ouvert. Il se demande comment les gens peuvent passer autant de temps à regarder des chats et échanger des tchats sur des blogs à chat.

Il se décide à ouvrir ses mails pensant que les impôts vont sûrement le relancer pour faire sa déclaration. C’est le cas. Son attention est attirée par un mail de la FDJ. Depuis le début du confinement il joue par internet. Toujours les mêmes numéros. La date de naissance de sa belle-mère, se disant que c’est impossible qu’elle n’ait pu servir à rien sur cette terre.

Il ouvre le mail qui lui explique qu’il a gagné plus de 2000 euros et qu’il lui faut appeler un numéro spécial ci-joint. Toujours optimiste, il pense avoir seulement gagné 2001 euros.

Il compose le numéro tout en s’éclaircissant la voix tant le pinard du matin était acide.

Il se présente, répond à trois questions confirmant son identité et validant son abonnement internet.

– Quinze millions d’euros. Oui monsieur vous êtes le seul gagnant du tirage du samedi 28 mars. Quinze  millions.

– C’est une connerie ?

– Non Monsieur. Habituellement nous demandons à nos joueurs de passer dans nos bureaux, mais en raison du confinement nous ferons un virement sur votre compte. Ensuite, quand nous y serons autorisés, nous rentrerons en contact avec vous pour répondre à vos questions et vous orienter vers des solutions de gestion. En attendant, nous allons vous faire livrer du champagne et des gâteaux pour que vous puissiez fêter cet événement.

– Non surtout pas. Rien, je ne veux rien insista-t-il.

– Bien monsieur. Je vous dis à bientôt.

Sa femme appuyée sur le chambranle de la porte le fixe et le questionne sèchement.

– C’était qui ?

– Des connards pour l’isolation à 1 euros.

Gérald a décidé en exactement une minute de ne pas mettre sa femme au courant. Elle avait refusé de se marier avec lui et sous prétexte d’indépendance, n’avait jamais voulu de compte en commun. Seule la petite maison en périphérie de Lens était à eux deux. Ils n’avaient pas d’enfant. Jeune, Jacqueline éprouvait une répulsion parlant avec un dégoût non feint des maternités de ses amies.

Finalement ils avaient vécu comme deux cons, une vie de merde. Lui, avec sa pension d’invalidité à cause d’un accident de voiture sans permis pour cause d’alcoolémie légèrement supérieure à 5 grammes ; elle avec un boulot de serveuse au rayon boucherie. Une vie sans vacances, sans sortie, sans rien. Télévision à longueur de week-end, sauf depuis quelques années où sa femme l’éjectait sur le balcon pour fumer. Elle avait tellement peur du tabagisme passif.

Il se demandait pourquoi les gens comme elle s’accrochent autant à ces vies misérables. Pourtant lutter contre la maladie aurait été une bonne raison de vivre, à défaut un faux-fuyant plausible.

Mais là, c’était jackpot !!! Il allait enfin vivre. Vivre à 60 ans. Se barrer de ces vues de terrils, de ces chansons de corons, du noir de sa vie. Jacqueline resterait sur le quai de son indépendance, de son égoïsme. Que pouvait-il faire avec une somme pareille.  Pourtant au bar du coin, ils en avaient des idées, des rêves, des lubies, faisant même des caprices de riches en surenchérissant sur les modèles de Ferrari, forts en gueule droit sur le tabouret.

« Que faire avec 15 millions euros ? » C’est ainsi qu’il posa la question à Google.

Avant, quand il ne savait pas quelque chose, il demandait à René un retraité de l’éducation nationale érudit anti-clérical qui perpétuait l’image des hussards de la république, allant jusqu’à se faire débaptiser, emporté trop tôt par une mauvaise cirrhose d’hiver. Les plus mauvaises.

La liste des choses à faire le laissa dans l’expectative la plus complète les yeux collés sur l’écran courbé sur lui-même les mains sur les cuisses faisant dire à jacqueline qui passait par là :

– Encore à regarder des cochonneries ?

Non ce qu’il voyait était la description d’un autre monde. Il savait bien qu’il existait. Mais pas sous cette forme.

72 Ferrari 488GTB, 2 maisons à Saint-Tropez, 142 masstiffs tibétains, 4 millions de Big Mac, 600 nuits dans une suite présidentielle à l’hôtel Royal Monceau. La moitié d’un Falcon – mais comme il avait peur de l’avion il s’en foutait un peu.

Rien ne l’excitait, un masttiffs peut être, juste parce que Jacqueline lui avait toujours refusé d’avoir un chien, même un petit qui aurait regardé la télé avec lui tout le week-end pissant sur le balcon lors des pauses cigarettes.

Non, rien. Il n’allait tout de même pas se forcer à loger dans une suite présidentielle entouré de 48 chiens énormes qu’il faudrait promener en Ferrari jusqu’au Mac Do du coin.

Non rien. Il aurait bien aimé faire une grande fête dans un lieu mythique, surréaliste. Louer la villa Cavrois à Roubaix, faire venir un grand traiteur, servir des mets rares, caviar, foie gras, homards, même du foie de morue sur des krsiprolls. La fête durerait trois jours, la musique envahirait le parc et les étages, des bandas, du zouc, des tangos une explosion de bonheur pendant trois jours et trois nuits traversées par des lasers et stroboscopes hallucinogènes.

Pour ça il aurait fallu des amis, autrement cela ressemblerait à une fête caritative pour des gens comme lui. Peut-être que ce serait une bonne idée. Donner, pourquoi pas. L’idée commençait à germer quand à force de faire descendre la page des âneries à plusieurs millions il découvrit ce qu’il allait faire.

Six mois plus tard, il privatisa le « Select », petit bar sans prétention sur la route de Lièvin en face du Brico Marché. A 21 heures précises les vitres faillirent voler en éclat lorsque les Rolling Stones entamèrent « Start me up ».

Pour 15 millions d’euros* il réalisa un rêve : danser avec Pilar, la serveuse du bar dont il était secrètement amoureux. Pendant des années elle lui avait refusé une danse, prétextant  préférer les vrais chanteurs.

Dans quelques instants, elle se contorsionnerait langoureusement, la boiterie de Gérald rendrait la danse encore plus torride.

Pour Gérald, Angie viendrait en consolation d’une vie.

*Prix HT 2019 hors boissons.

 

Chapitre 35

12 août 2020

Depuis 18 ans mon réveil sonne à 4h30. Je pose un pied à terre, m’assois au bord du lit. La tête me fait encore des misères. Début mai, le 12 me semble-t-il, j’ai commencé à tousser vers midi. Le soir j’avais de la température. Ensuite tout est allé très vite.

Je fais un effort pour me tenir en équilibre. Je sortirai de ma cellule plus tard. Tant pis je suis encore faible, je n’assisterai pas à la première Oraison. Je prendrai place pour les Laudes vers 7h00. La mère supérieure conciliante me laisse libre de me reposer jusqu’à 8h45 pour le petit déjeuner. Ce matin le Seigneur m’appelle et j’ai envie d’être plus proche de lui, au moins pour l’eucharistie. J’ai envie de communier même si le partage du pain et du vin se fait avec des gants en plastique.

J’ai 20 ans quand je rencontre Dieu. New York n’est pas la ville à laquelle on pense pour ce genre de rencontre, on pense plus à Lisieux, Bombay, Kibeho. Je suis dans cette ville pour un dernier shooting  de mode avec un photographe très connu, emporté avec l’affaire Weinsten. Oui j’étais top model, ma carrière avait débuté lors d’un défilé de vêtement pour enfants pour le salon du mariage, porte de … ?

Bien sûr, ce jour-là, les agences se bousculaient. Je fus remarquée et ma vie bascula dans le mannequinat. De 7 à 20 ans. Une vie de voyages, de contraintes physiques, de décalages horaires, d’heures d’attente pénibles en plein soleil, au froid en maillot dans la neige, quelquefois couverte de métal, quelquefois de chocolat, et souvent par des robes de grands couturiers, des trésors aux prix exorbitants. Cette vie me plaisait. J’ai vu de belles personnes et hélas des monstres dont il fallait se méfier. Je n’ai jamais eu à subir d’attaques des prédateurs grouillant en meute dans ce milieu. Non. Tout allait bien. Je gagnais très bien ma vie et j’avais peu de frais car, paradoxalement, je ne dépensais pas  mon argent en choses superflues.

Pourtant, je ressentais un manque en moi, malgré ce trop plein de vie, ce tout qui ne me remplissait pas. La passion m’était inconnue. Je n’avais pas la passion de mon métier. Je le faisais le plus professionnellement possible. J’avais été amoureuse de garçons, bien sûr. Des fils à papa, des beaux, des mannequins, jeunes, vieux. Amoureuse certaines fois, jamais passionnément.

Le studio Medium Plex se situe dans Brooklyn. Après la séance photo, je devais retrouver mon agent pour un cocktail quelques rues plus loin. Je partis du studio avec cette envie non assouvie, pensant que je tiendrai bien jusqu’aux toilettes du bar à cocktails. Depuis toute petite cette mauvaise habitude me poursuit. Là, n’y tenant plus, il faut que je m’accroupisse entre deux voitures. Je bifurque dans une impasse déserte et en un instant, je peux relâcher ma vessie. Comme à chaque fois, je me demande si c’est par envie ou par plaisir. Derrière moi, sortant de sous un carton, un black maigre se déplie et me sourit. Effrayée, je me redresse, me retourne et lui fais face. Je m’excuse dans un anglais parfait.

Il me sourit encore sans un mot. Voilà c’est tout. C’est comme ça que j’ai rencontré Dieu. Je n’ai rien de plus à dire. Aucun mot pour expliquer l’intime. Je peux vous dire des mots cent fois entendus : flash, révélation, lévitation, une voix, un appel. Rien, il n’y a rien pour expliquer ce moment, mais ma vie a pris du sens. Je n’ai pas rencontré Dieu dans une église, un monastère, ou sur un sommet des Alpes, non juste dans une impasse où l’odeur de pisse se mêle à l’odeur de nems frits.

De retour à Paris je plaque tout. Je vous passe les péripéties, les embûches, les conseils désobligeants de la famille qui ne comprend pas. Ma décision est prise je rentre dans les ordres. Je donne ma vie à Dieu. Quatre ans plus tard, me voici confirmée. Je suis Sœur Sophie, cistercienne de la stricte observance.  Je rejoins l’abbaye Notre-Dame-de-Bonneval près de Rodez. Nous sommes une vingtaine à suivre les règles de Saint Benoît : Ora et Labora. Prie et travaille.

La vie est faite de prières et de contemplations. Le calme et la quiétude y sont absolus. Nous sommes recluses, entourées par une nature riche, isolées de tout. Nous travaillons aussi. La chocolaterie fondée en 1878 produit un délice de friandise distribué dans la France entière et en commande sur internet. C’est avec le produit de cette vente que nous survivons. Rien ne nous appartient, je n’ai pas même un chéquier et pour changer de chaussures ou de sous-vêtement, je dois demander à l’économat. J’ai fait vœu de pauvreté.

J’ai attrapé ce virus à cause du chocolat. Pas le chocolat en lui-même. Mes connaissances en photographie ont orienté mes heures de travail vers le studio informatique. Je mets en ligne les compositions de nos produits les présentant ainsi sur notre site. Peu avant ma contamination, un informaticien est venu, masqué, installer un nouveau logiciel de traitement d’images. Nous ne nous sommes pas approchés à moins de deux mètres. La transmission s’est sans doute faite durant cette heure passée à ses côtés. Il ne peut y avoir d’autre source. Nous ne sortons qu’une seule fois par an pour consulter un médecin ou un dentiste.

Nous avons internet, et je dois encore me faire violence pour ne pas surfer. Les premiers temps j’avais du mal à me retenir pour ne pas aller sur Google et ainsi voir le monde du dehors. Comme  pour le désir sexuel, seule la prière effrénée retient mes mains. Le pubis ou le clavier sont des appels aux péchés. Seule la prière et la confession calment mes désirs et me protègent de la tentation. Je suis dévouée à Dieu. J’ai fait vœu de chasteté.

J’ai renoncé à tout. Nous avons droit annuellement à une visite des nôtres. Les sœurs déambulent en silence avec les leurs dans le magnifique parc. Personne n’est jamais venu me voir. Il m’a fallu des années pour ne pas juger les miens. Mon père me manquait, cet être bon, aimant, protecteur, câlin avait été mon idole.

Maintenant il était à sa place. Rangé. Un amour infini l’avait remplacé presque définitivement. Papa ne m’a écrit qu’une fois pour m’annoncer la mort de maman. La fin de sa lettre m’attrista pendant des mois. Il me disait qu’il était là et qu’il m’attendrait jusqu’à la fin de sa vie. Je sais le mal que je lui ai infligé. Mon engagement envers Dieu redoubla, devenant au fil du temps sans équivoque. Comme Jésus sur la croix, je devrais expier cette faute. J’ai fait vœu d’obéissance.

Le 14 mai, je suis hospitalisée à Rodez avec 40 de fièvre. Le lendemain on me transfère au CHU de Montpellier où  un anesthésiste me serre la main  me disant qu’on va me plonger dans le coma pour me soigner. Je me rends compte que je suis à moitié nue, mon corps est à la vue de tous ces gens admirables. Je suis un peu décontenancée. Depuis ces années cloîtrées, j’ai oublié mon corps et ses formes parfaites, conservé par une alimentation saine.  Je retire pudiquement un bout de couverture sur moi. La pièce tourne et s’évanouit. Le noir pendant 15 jours. Quand je me réveille je vois de grands yeux verts, qui appartiennent sans doute à une femme car un peu de rimmel prolongent les cils. Sa voix fluette le confirme, quand elle me dit bonjour, doucement en me caressant la joue avec son gant. Ce contact éveille en moi quelque chose que je n’ai pas ressenti depuis fort longtemps. Tout va bien me dit-elle. Vous êtes sauvée.

L’effet du curare et de l’anesthésie prolongent un état de plénitude que seules des heures de méditation et de contemplation peuvent me procurer. Je suis détachée de tout, mon esprit est vide. Seule l’image de mon père était présente lors de mon réveil. Je reprends mes esprits et en un instant mes mains se lient et je remercie Dieu de m’avoir soutenue dans ce combat, de m’avoir épargnée. Je prie pour ces gens masqués,  messagers de Dieu. Je le prie, l’implore de prendre soins d’eux.

Je suis restée quinze jours, seule, dans cette chambre, plongée dans le coma, seule avec Lui. Il a veillé sur moi, Il m’a protégée. Rien ne pouvait m’arriver. Rien. Maintenant je sais.

Le retour au cloître n’a pas été facile tant mon affaiblissement était grand, mais ma foi était décuplée.

Ce matin j’ai encore des nausées. Je n’ai plus que cette difficulté, mais cela m’empêche de me nourrir et ainsi reprendre des forces.

J’ai vomi le petit déjeuner et n’ai pas mangé ce midi. Le trajet en voiture jusqu’à Rodez pour consulter un médecin n’en est que plus simple. Le ventre vide m’évite des arrêts fréquents. Sœur Noëlle conduit gentiment, aisément, malgré  la route aux mille virage de l’Aveyron.

Le médecin me reçoit et fait le point. Pour elle tout va bien au niveau pulmonaire et les analyses sont bonnes. Néanmoins le docteur Laurence Galiole a l’air troublée, d’habitude si vive, si directe. Elle semble contrariée. Je l’interroge sur ce qui pose problème.

– Quelle mauvaise nouvelle avez-vous a m’annoncer ? Avez-vous un doute ?

– Non rien de tout cela.

– Alors quoi ?

– Comment dire ma sœur ?

– Je vous écoute, je suis prête à tout entendre.

– Tout ?

– Oui Dieu est avec moi, dis-je en souriant.

– Vous êtes enceinte.

Je me retourne pour regarder si quelqu’un est entré dans le cabinet. Non. Elle vient juste de me dire que j’attends un enfant. Elle me fixe, je la fixe. Je l’entends ne pas penser. Je suis vide de sens.

Après quelques secondes, mon cerveau refait surface. Il accélère et conclu, implacable, que j’ai été violée pendant le coma.

Je le dis à la médecin. Elle est stupéfaite, une larme coule sur sa joue rougie par l’émotion. Je ne partage pas cette émotion, je suis étrangement calme. Elle reprend la voix chevrotante.

– Je vous crois, cela est déjà arrivé. En début d’année, aux États-Unis une jeune femme plongée dans un coma depuis quatorze ans a accouché d’un enfant. Personne n’a rien vu, mais des tests ADN ont été effectués sur le personnel. Vous pouvez porter plainte.

– Je ne vais pas demander de test, je vais garder cet enfant.

 

Je sors du cabinet médical et rejoins Sœur Noëlle qui, ne perdant pas de temps, est allée porter des cierges Pascal de notre fabrication dans l’église Saint-Aman.

Je ne prends pas la peine de retenir la porte du narthex. Elle se referme violemment, faisant retourner une dizaine de têtes, mélange saugrenu de touristes, têtes en l’air, et de prieurs, agenouillés.

Je traverse la nef, accède au chœur et me plante devant Lui, tête nue, cheveux ras, l’index tendu.

– Alors écoute moi bien je vais être brève, de toute façon tu ne me couperas pas la parole. En vingt ans je ne t’ai jamais entendu, pas un mot, pas un murmure, pas un souffle. Cet enfant je vais le garder, je vais l’aimer, le protéger. Si tu daignes parler, parle. Il est temps. Tu as certainement des conseils pour me dire comment élever cet enfant. Qu’a tu fais du tien ? Tu l’as laissé mourir sur cette croix, pour expier nos fautes. Ce ne sont que les tiennes. Où es-tu chaque fois que l’on a besoin de toi ? Où étais-tu pendant 15 jours ? J’étais seule, sans défense, tu ne peux même pas me reprocher d’avoir pêché, il faut au moins avoir sa conscience pour se sentir fautif. Tes sbires vont me faire croire que le péché est en moi, même inconsciente, morte qui sait… Toi le miséricordieux, tu vas pardonner qui ? Moi ? Je n’ai offensé, ni excité personne. En fait, tu n’es jamais là, tu n’es là que quand je te fais vivre. Quand je te pense, te prie.Tu n’es rien sans moi. Tu nous dois tout. Je te quitte.

Et ne me parle pas d’intervention divine pour cet enfant. Tais-toi avec cette histoire à dormir debout. Elle nous a rendu sales pendant des siècles. Ce n’était que des lois faites par tes hommes de main. Dois-je continuer à serrer très fort mon chapelet, à m’incruster les ongles dans mes paumes de mains pour oublier pourquoi l’herbe est plus verte derrière le prieuré ? Oublier pourquoi les plus vieilles d’entre nous s’y promènent chaque jour. Le jour de Ta résurrection elles attendent un miracle. Il n’y a pas de miracle. Il n’y a jamais de miracle.

Je ne te salue pas. Je ne te dis pas adieu. Je ne te ferai plus vivre.

Sœur Noëlle se signe de toutes ses forces, un prêtre sous le choc tente de m’apostropher, mon regard assassin le faire taire, les badauds me suivent du regard, les prieurs s’allongent les bras en croix.

Le bruit de mon alliance résonne sur le grès sombre de la croisée du transept.

Je me retrouve sur le parvis en pleine lumière. Je n’ai pas d’argent, ni chéquier, ni carte bleue, pas de valise, pas d’amie, pas de chez moi. Personne. Je suis nue, forte, tellement forte.

Je n’ai qu’un enfant dans le ventre et un père sain d’esprit.

 

Chapitre 36

3 mars 2090

Assoupi sur un transat, j’essaie de récupérer de ma nuit. La température n’est pas descendue en-dessous de 23 degrés. Les yeux mi-clos, je fais semblant de dormir et regarde mon petit-fils Théo qui s’avance vers moi doucement, sans faire de bruit. Théo est un garçon adorable, vif. A 10 ans il est curieux de tout. Je sais qu’il va tirer mon bras avec beaucoup de délicatesse. Comme chaque matin je vais essayer de répondre à toute ses questions. Certaines n’auront pas de réponse car je n’ai pas le droit de répondre à tout.

– Papy, tu dors ?

– Non, je me réveille doucement.

Aujourd’hui il n’est pas seul, il y a sa petite cousine, Kenza.

– Papy c’est quoi la montagne ?

– La montagne c’est un peu comme les gros rochers que tu vois au parc, mais en plus gros, beaucoup plus haut, tellement haut qu’il y a de la neige.

– La neige et  la chantilly c’est pareil?

– Oui, mais sans sucre et froid comme des glaçons.

– Papy c’est vrai qu’avec mamie vous êtes montés tout en haut des montagnes ?

– Oui un jour nous avons gravi le mont Cervin

– Ah oui je sais, mamie m’a montré, je sais ce que c’est.

– Tu as vu une photo ?

La chose est impossible. Tout ce qui fait référence à notre passé a disparu. Les milliards de photos, vidéos, et datas en tout genre sont la propriété de Robert Mercer au travers d’Emerdata Limited, reconstituée sur les ruines de Cambridge Analytica. Robert Mercer est ce milliardaire qui déclarait que les bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki ont amélioré la santé des personnes se trouvant à l’extérieur de la zone immédiate d’impact. Cette déclaration lui a peut-être donné des idées pour la suite…

Tout avait commencé à cause de ces fous.

Aux États-Unis, Cambridge Analytica faisait passer un test sur des plates-formes de tests en ligne, contre une rémunération de 2 à 5 dollars. Mais l’échantillon s’avéra trop restreint et non représentatif de la population car les seuls participants furent des étudiants, des chômeurs et des « femmes blanches riches ». Pour inciter d’autres individus à s’inscrire dans le programme, Cambridge Analytica augmenta la rémunération. Les questions furent posées à partir du modèle du Big Five, le test de personnalité le plus fréquemment utilisé par les psychologues. Les questions étaient donc orientées sur les cinq grands facteurs de personnalité : l’ouverture, la “conscienciosité”, l’extraversion, l’amabilité et les névroses.

Les tests n’avaient pas lieu sur Facebook, mais sur deux autres sites qui n’avaient pas accès aux données que Facebook détenait. Les deux plateformes utilisées étaient Amazon Mechanical Turk et Qualtrics. Pour obtenir la récompense, il fallait se connecter à son compte Facebook et c’est à partir de là que Cambridge Analytica pouvait accéder aux renseignements recherchés. Cambridge Analytica obtenait toutes les données des utilisateurs et pouvait ainsi connaître leur nom complet, leur lieu de résidence, leur « likes », leurs commentaires. Suite à l’obtention des deux types de données (les « likes » et les informations générales), ils purent établir des modèles psychologiques et des fiches détaillées pour les Etats-clés (les swing states) de la campagne présidentielle en croisant les deux types de données recueillies.

Par la suite, l’algorithme parcourait les amis, les contacts, des personnes ayant répondu aux sondages et effectuait le même processus que celui établi avec les participants. Et c’est ainsi qu’ils eurent accès aux données de millions de personnes. Ensuite, il ne restait plus à Cambridge Analytica qu’à adapter et personnaliser les messages selon les groupes et sous-groupes créés.

Trump fut élu. Le Brexit l’emporta.

– Non, un jour Mamie m’a fait voir le mont Cervin sur un papier qu’elle a gardé dans un …comment tu dis ?

– Un livre, mon chéri.

– Oui c’est ça, sur ce papier jaune, au bout, il y avait ce rocher, une montagne comme tu dis.

Ma femme avait gardé un emballage de cette fameuse barre chocolatée Toblerone, et effectivement le Cervin y figurait. Ma femme a du talent pour faire survivre les belles choses de notre passé.

En 2022, deux ans après cette pandémie, la société Emerdata limited proposa ses services aux formations politiques à tendance écologiste. Ils modifièrent les algorithmes et les intelligences artificielles générales. Celles-ci, capables d’apprendre sans programmation humaines, firent un travail extraordinaire. Les gens de ma génération avaient toujours en tête les abominations des dictatures du vingtième siècle. Nous n’avions jamais imaginé que l’écologie pourrait devenir une dictature.

Tout s’accéléra. Les citoyens des démocraties acceptèrent des efforts pour ne plus subir de pandémie et surtout pour changer de paradigme face à l’urgence climatique. Les Chinois, en avance sur les technologies de reconnaissance faciales et de tracking, fournirent leur savoir-faire aux autres nations. Déjà, ils épiaient les mouvements de plus de 2,5 millions d’individus de la région chinoise du Xinjiang. Surveillée, analysée et recensée quotidiennement grâce à la technologie de reconnaissance faciale, cette région était le foyer des Ouïghours, la principale minorité musulmane du pays. En cas de dérive les musulmans étaient envoyés dans des camps de réadaptation.

Pékin qui était passé du communisme à une dictature sans nom, capitalistico-communiste, libérale, non démocratique, n’eut aucun mal à devenir la première dictature verte.

– Papi, dis à Kenza comment c’était la vie quand tu étais jeune. Dis-lui pour les sportifs.

– Oui, il y avait des joueurs de football qui gagnaient 3 millions d’euros par mois. Ce qui fait 300 bitcoins d’aujourd’hui.

– Noooon, c’est pas vrai !!!!! Mon papa il gagne un demi-bitcoin par mois. De toute façon maintenant on ne peut pas gagner plus d’un bitcoin.

– Oui tu as raison, pas plus de 10.000 euros et pas moins de 3000.

– C’est vrai qu’il y avait des gens qui mouraient de faim et qui ne pouvaient pas boire quand ils voulaient ?

– Hélas oui

– Papy, dis-lui ce que vous faisiez avec l’eau potable.

– On lavait la voiture

– Et vous aviez chacun une voiture ?

– Oui, et quelquefois on faisait 200 kilomètres pour en courir 10.

– Mais vous pouviez courir et aller où vous vouliez ?

– Bien sûr, il n’y avait pas d’interdit. On passait des week-ends dans des capitales européennes ou bien on partait en vacances loin.

– Loin comment ?

– 10.000, 15.000 kms

– Avec des avions ?

– Oui

– Et personne ne disait rien ?

– Non.

– Papy tu veux bien m’expliquer les musées ? Je n’ai pas compris la dernière fois. Écoute Kenza, c’est trop drôle.

– Quelquefois on partait avec ta mère et on allait dans un grand parc à Paris.

– Oui, c’est là qu’ils faisaient la queue pendant deux heures pour avoir des sensations pendant une minute. C’était un peu comme nos caissons sensoriels sauf que nous c’est quand on veut, autant de temps qu’on veut. Tu vas voir le musée, c’est trop ! Retiens les noms ils sont jolis.

– On en profitait pour faire les musées. De grandes salles où on pouvait voir des œuvres d’art. Mamie adorait le musée d’Orsay, on pouvait y voir les impressionnistes, des Manet, Caillebotte avec les raboteurs de parquet, des Courbet. Notre préféré, Van Gogh. Ensuite on ne pouvait s’empêcher d’être émerveillés par la Sainte-Chapelle, et on finissait généralement par une exposition à Beaubourg.

– Et ça vous faisait quoi ?

– C’est difficile à expliquer, surtout que vous n’avez jamais rien vu de tel. Mais cela nous procurait un plaisir intérieur.

– C’est ça que je ne comprends pas. Papy, dis à Kenza combien coûtait une œuvre d’art comme ce Léonard.

– Le Salvator Mundi de Léonard de Vinci coûtait 45.000 bitcoins.

– Tu entends Kenza ? Mais elle devait être chère cette peinture ? Tu te rends compte de ce prix, alors que la moitié des gens gagnait moins de 0,01 bitcoin par mois. Personne ne criait ? Est-ce qu’il y avait des gens qui achetaient ces tableaux ou bien ce n’était que pour les musées ?

– Non la plupart étaient achetés par des collectionneurs. Depuis c’est interdit. Les œuvres culturelles sont dans un grand coffre secret.

– Papy, est-ce que quand les gens se cultivaient – ça me fait rire ce mot – est-ce qu’il y avait moins de guerre ?

– Hélas non.

Je n’ai pas le droit d’aller plus loin dans cette explication. Tous les faits du passé ont été retirés. Le gouvernement central a fait table rase du passé. Je ne peux pas dire à mes petits-enfants ce qui s’est passé dans les années trente. Le monde est enfin parvenu à avoir une gouvernance mondiale tournée vers la sauvegarde de la planète. Nous avons accepté des choses terrifiantes. Ayant compris que le virus de 2020 avait été une bonne chose pour le climat de la planète, les instances dirigeantes décidèrent d’utiliser les virus comme moyen de régulation. Les démographes, les généticiens, les virologues et les climatologues adaptaient la libre propagation des épidémies et laissaient mourir des millions de personnes, non sans assistance. L’euthanasie était autorisée, les personnes pouvaient choisir de finir dans la douleur ou dans un moment de dernier bonheur grâce aux drogues de synthèses très élaborées. Une puce intra-dermique donnait toutes les informations aux instances hospitalières. Les entités, contrôlées non plus sur l’économie comme au temps des critères de Maastrich, l’étaient sur des critères de consommation d’énergie carbonée. Les Chinois et les Indiens payèrent le prix fort.

En 20 ans la population mondiale se stabilisa à 4,5 milliards d’habitants. Le réchauffement climatique était depuis contenu à +3,2 degrés. Nous ne retrouverions jamais le climat d’antan, mais nous pourrions continuer à vivre sans excès.

Une sorte de libéralisme existait. Les populations regroupées dans d’immenses mégalopoles pour réduire les transports étaient tenues de ne pas dépasser certains taux d’émission de carbone, sinon l’année suivante le virus rectifiait cet écart. Les populations devinrent très respectueuses de ces contraintes. Les humains étaient gérés médicalement avec cette petite puce sous-cutanée qui les géolocalisait et analysait en permanence les paramètres physico-chimiques. Les paramètres de satiété intervenaient très vite, limitant ainsi une surconsommation d’aliments et donc d’énergie. Les nouveaux compteurs Linky, tant décriés au début du siècle, collaboraient aisément avec les éléments informatisés de notre vie courante. Rien n’échappait à cette fameuse société Emerdata limited. Elle avait absorbé la totalité des Google, Amazon, IBM, Facebook. Les datas des individus n’échappaient jamais à la firme. Tout était compté, analysé dans un seul but : économiser la planète. La publicité, l’art, la culture non officielle, le passé historique, la politique, tout ce qui, aux sens des analyses, aurait pu engendrer de l’envie, de l’énervement, des jalousies, de l’agressivité, de la gourmandise avaient disparu. C’était l’avènement de la sobriété heureuse. Les ordinateurs nous avaient donné ce dont nous avions rêvé jeunes.

– Pour rire, combien elle avait de chaussures mamie ?

– Houla, 40, 50 peut-être.

Les enfants éclatèrent de rire au même moment où leur mère m’interpella.

– Papa, arrête avec ces histoires, tu sais que nous n’avons pas le droit de parler du passé. Au prochain contrôle neurologique effectué par le Kluxm, ils perdront des points pour accéder aux études supérieures. Tu risques gros toi aussi, tu pourrais ne plus avoir accès aux soins médicaux.

– Ok. Mais dites-moi les enfants, êtes-vous heureux ?

– Oui, moi j’ai 9,8 en bonheur dit Kenza

– Et toi, Théo ?

– Moi, je n’ai que 9,1.

– Mais comment ça se fait ?

– Parfois, le matin  j’ai de l’eau qui sort de mes yeux.

– Et pourquoi le matin ?

– Parce que la nuit je suis un aigle, je vole avec mamie au-dessus de ta montagne. Mais ça, c’est quand j’oublie mon cachet, le soir avant de me coucher.

Il me restait le secret espoir qu’un jour, comme dans les années vingt, il y aurait une pénurie, non pas de masques, mais de cachets. Les rêves changeraient le monde à nouveau.