Créations

Basque Tanger

A Ane-Mirem Lizundia Etxaburu

C’est en allant à la mer que le fleuve est fidèle à sa source

Jean Jaurès


1. La prison sans nom

Survivre. Mes yeux comme un couteau cisèlent les esquilles aiguës d’une existence plongée dans les ténèbres. Moi, Iñaki Urrutikoetxea, je suis dans la cellule treize de la prison sans nom de Tanger, où je ne dors plus. Ici, l’esprit n’a pas la  place, physique, de concevoir les choses, la seule réalité envisageable de la cellule treize étant le sommeil de vingt-deux hommes dans douze mètres carrés. Un huis-clos surréaliste, grotesque, pathétique, voire tout bonnement impossible et pourtant nous sommes encastrés les uns dans les autres, les pieds entre les fesses, le nez dans l’haleine fétide du compagnon, promiscuités inacceptables que seul tempère l’excès de fatigue. Je ne dors plus. Les respirations irrégulières de mes voisins m’oppriment le torse et le ventre. L’angoisse rampe dans ma gorge et ses pattes ténues, hésitantes, blessent mes entrailles. Depuis combien de jours suis-je ici ? Le fiel remonte de mes tripes, et ma gorge se tord dans un spasme. Un renvoi me secoue et je crache enfin l’insecte entré dans ma gorge, ce poids infime qui m’a renvoyé à cette réalité si pesante. Cependant, les contractions de mon estomac ont ébranlé mes voisins. Ils remuent doucement, en phase, comme s’ils vivaient le même rêve, et leur oscillation me fait remonter malgré moi à la surface des vingt-deux corps endormis. Sans contrôle, je roule sur cette mer de chairs encastrées, puzzle d’hommes, énigme insoluble, me portant d’un côté ou de l’autre comme un seul et unique animal. Ça gronde par en dessous, un volcan qui couve, une alerte à la bombe. J’ai peur. C’est infect : j’ai tout simplement peur, une peur inhumaine, sans saveur, que cette masse de chair sans fin ni commencement, se retourne sans même se réveiller et m’englobe, m’aplatisse, me digère. La situation est si épouvantablement absurde que je sens, pour la première fois de ma vie, que je vais lâcher prise. Le goût âpre de la honte déferle dans ma bouche. Soudain il y a  un mouvement différent entre les corps, une sorte de contre-vague croît et se multiplie, me portant au-delà du désir de disparaître. J’ose à peine respirer et pourtant j’ai déjà compris que la prière du matin va me sauver. Je roule sur les chairs mouvantes jusqu’au coin des intégristes musulmans. Le temps de l’oubli est suspendu à leur seule prière : toutes les cinq heures. Dès qu’ils commenceront leurs oraisons, je pourrais me lever avec une bonne raison, échapper au monstre mouvant tapissant le sol, étirer un bras sans craindre d’être victime de la phagocytose pénitentiaire, remuer une jambe sans provoquer la colère des hommes, et enfin me souvenir de qui je suis. Moi, Iñaki Urrutikoetxea, citoyen basque détenu dans l’enfer de la cellule treize de la Prison sans nom de Tanger pour possession de cent vingt grammes de haschisch (1). Les intégristes croient en Allah et que je me lève par respect pour leur Dieu. Que vont-ils croire ? En qui croire ? Ils se lèvent en groupe afin de pouvoir dégager suffisamment d’espace pour leurs prosternations puis prient à tour de rôle. Allah O Akbar (2). Même les Marocains les détestent, pour sacrifier à l’appel du prophète le peu de repos accordé aux détenus par les normes carcérales marocaines. Personne ne dort vraiment. Des rats se seraient entre-tués. Mais nous sommes encore des hommes. J’aime bien les intégristes et leur façon entêtée de nous le rappeler, toutes les cinq heures. Eux m’acceptent à leurs côtés, en dépit de mon odeur de bouffeur de porc, de mes vêtements crottés et du reste. Flanc contre flanc avec un infidèle qui s’introduit des produits corrompus dans les zones impures, un trafiquant de haschisch, un culero (3) basque qui transporte sa merde dans la merde et que la main d’Allah a placé auprès d’eux afin d’éprouver leur foi. J’aurais pour ma part prétendu à Donostia (4) avoir trouvé refuge auprès d’intégristes musulmans, personne ne m’aurait cru et certains s’en seraient offusqués, bien qu’ayant eux-mêmes parfois trouvé un abri dans les monastères catholiques. Donostia. Donostia. Donostia. Ce refrain gorgé du venin de la mélancolie darde ma mémoire à toute heure. Do-nos-tia, où je ne suis plus qu’un proscrit, un de ceux que la clandestinité n’a pas transformés en héros mondain. Donostia où ma famille est menacée de représailles, par qui, allez savoir, des voisins, l’organisation clandestine, un groupe d’adolescents malfaisants, allez savoir. Donostia où je suis né, ainsi que tous mes ancêtres. Donostia que j’aime. Donostia où j’ai laissé ceux qui m’aiment. Donostia. De toutes mes forces, je tente de briser ce mot, d’effacer le souvenir de la baie parfaite nimbée de brumes dans laquelle je me noie déjà, je me noie toujours. Je me dois à l’oubli. Si je pense à Donostia, je vais mourir en enfer. Je veux partir dignement, sans salir ce que j’aime dans la puanteur de la cellule treize de la prison sans nom de Tanger. À la faveur du fervent remue-ménage de la prière, je retrouve ma place, et me ré-introduis dans l’espace vital qui m’est alloué : deux empans de main, de petit doigt à petit doigt. Tout à la chaleur des corps, le vide m’envahit brusquement, une sensation de dormir. Ça ne dure pas, quelques minutes, quelques secondes, quelques jours ou encore des mois entiers, je ne sais pas, je ne sais plus. Une seule chose est sûre, ça ne dure jamais assez pour atteindre le repos. Les premiers réveillés profitent de la prière du matin pour se livrer à leurs besoins. Ma tête repose à quelques centimètres des toilettes communes, pauvrement intimes avec ce drap infect qui ne descend pas jusqu’au sol. Je n’en perds pas une. L’anus, l’excrément, parfois je reçois des gouttes lorsque ça tombe dans le trou. Je m’en fous. Depuis combien de temps déjà ? J’ai été malade, immergé dans une transe de fièvre et d’humeurs, seulement marquée par le rythme de la prière. Combien de temps ? Aujourd’hui, un insecte est entré dans ma gorge et le bruit de ses pattes dans mes intérieurs m’a ramené à la réalité de mes limites. Je suis tellement couvert de ma propre merde que je ne sens plus celle des autres. Un ascète promis à Shiva, un yogi attaché par un vœu implacable, je suis le prisonnier de ma chair et dans le mépris de celle-ci, je m’évade. Mais il est clair que dans la cellule treize de la prison sans nom de Tanger, on en vient à croire n’importe quoi pour échapper à la vermine qui s’introduit par tous les trous du corps…

 

*

 

2. -… Mirem…

Son nom est venu comme ça, dans l’élan il sourd naturellement de mes lèvres. Je n’avais pas osé penser à elle depuis mon arrestation, le silence en guise d’alibi. Mais son souvenir me prend et m’assène un direct au foie qui me laisse nauséeux, englué dans la bile de mes remords naissants. Mirem ma belle

à qui j’avais promis de revenir. Mirem ma rebelle qui ne savait pas si la maladie lui laisserait le temps de m’attendre. Une fille qui me plaisait, mais qui n’était pas sûre que je lui plaise : le cancer lui donnait de sacrés complexes. Mirem la trotskiste qui clamait préférer la lutte à l’exil et se réjouissait au moindre coup d’éclat, extorsion de fonds ou règlement de compte de

l’organisation clandestine, Mirem la fragile qui ne pouvait pas dormir avec moi à cause de mes ronflements, Mirem la moraliste qui écrasait rageusement mes joints20 dans les cendriers, Mirem l’osseuse qui tâtait avec envie mes bouées, Mirem l’impétueuse qui plantait ses griffes dans mon dos, tirait mes cheveux, Mirem dont le sexe humide s’ouvrait sur des regrets émerveillés, Mirem qui criait quand elle mouillait et enfin Mirem qui m’embrassait passionnément après s’être assurée que personne ne pouvait nous voir dans son quartier de Plaza de la Constitución, à Donostia. Donostia, Donostia. J’ai regardé mes pieds pour échapper aux remords et les bottes qu’elle m’avait offertes m’ont sauté aux yeux. Comment ai-je pu m’aveugler à ce point ? Les bottes de Mirem, à mes pieds, ici, dans la cour aux rats de la prison sans nom ! Il leur manquait un lacet, elle avait enlevé celui qui retenait ses cheveux pour l’enfiler cérémonieusement dans les oeillets. « Ce sera le lacet magique qui nous unit », avait-elle proclamé en riant comme une petite fille, tout en désignant ses cheveux emmêlés sur le cordon. Soudain, je ne vois plus la cour de la prison ni

Iker ni la merde de rat. Mon doigt suit le lacet de la chaussure, j’y retrouve la soie de ses cheveux et la volupté me submerge. Le lacet magique, avait-elle dit, la petite. Elle tissait dès alors ma rédemption. Je n’ai pas le droit de la laisser sans nouvelles, avant toute chose vis-à-vis de moi-même…

 

*

 

3. Eux deux

Il neige sur Toro. Dans le parc, les statues néoclassiques sont enrubannées de flocons et, plus loin, les vignes dressent leurs moignons noirs en lignes ordonnées, sur des champs blancs qui se confondent avec le ciel. L’environnement est très reposant. Jamais Iñaki Urrutikoetxea n’aurait pu imaginer ressentir une si grande paix. Pourtant, il croit parfois voir son propre poing fracassant le verre fragile et se précipitant rouge sang vers les flocons blancs. La réalité est inacceptable, il voudrait l’éprouver dans un acte de violence totalement vain. Mais quelque chose, sans nul doute les bras de Mirem, retient sa fureur, voire l’immobilise dans un cocon. Elle est là, pressant son corps nu, chaud et ferme, contre lui. Elle a enlevé son soutien-gorge. Il se saisit du sein gauche, le sein meurtri dont elle a honte. Il le suce, alors elle rit. Il se demande d’où lui vient cette force et comment c’est encore possible de rire après cette décision qu’elle a prise. Il voudrait sentir son poing fracasser rouge sanglant une vitre coupante mais délicatement il caresse le téton mal raccommodé du sein meurtri. Leurs corps enlacés se reflètent dans les fenêtres, en filigrane du paysage blanc et reposant.

On ne voit pas bien les détails dans le reflet.

          – C’est beau.

          – C’est comme toi. Comme tout le reste. Il n’y a rien à enlever.

          – Oui.

Au cours des jours qui suivent, il admire la lueur pâle et transparente de sa peau. Sa fragilité a pris un poids qu’elle n’avait pas auparavant. Parfois il a peur de la toucher, alors c’est elle qui le prend, avec la violence absolue de son désir. Elle déclare, très tranquille, que son sexe s’est réveillé lors de son dernier séjour à l’hôpital, en un phénoménal sursaut de vie. Depuis, le temps a totalement disparu au creux de l’un des méandres du fleuve Douro. Fais-moi l’amour, encule-moi, crache-moi ton foutre à la figure. Lui s’exécute mais il a encore peur. Elle l’intimide parce qu’elle est devenue si forte et si paisible depuis qu’elle a pris cette décision, une décision contre laquelle il aimerait lutter de toutes ses forces. Mais il n’y a rien à faire, c’est très évident. Dès le premier jour à Toro, elle lui avait expliqué clairement et posément et il n’avait rien eu à redire.

          – Pas plus de six mois, ils ont dit. Je ne veux pas finir à l’hôpital. Nous allons partir à Formentera.

          – Il faut repasser par Donostia ?

          – J’ai tout ce qu’il faut avec moi. Mets ta main là, entre mes cuisses. Tu verras, c’est chaud et humide, juste comme il faut.

Tout était en effet manigancé à l’avance, sans réplique. Elle avait déjà vendu son bar, récolté un petit pécule et acheté les billets d’avion. Elle sourit beaucoup, en lui racontant, il lui demande pourquoi. Elle répond qu’elle est heureuse d’avoir sa main à lui entre les cuisses et aussi de savoir qu’elle va vivre avec lui à Formentera et pas mourir dans un hôpital qui sent l’éther, entourée de visages anonymes. Parce qu’elle va partir comme un être libre et conscient, au cœur de ce qu’elle aime et en train d’en jouir. « J’ai beaucoup de chance », affirme-t-elle. Il n’ose pas répondre, parce qu’il n’a pas encore compris, parce qu’il veut encore croire au bon Dieu et à la Vierge Marie mais elle dissout ces appréhensions d’un rire léger. Comme elle a changé. « Voir la Faucheuse en face m’a fait grandir », répond-elle en riant de plus belle. En un éclair elle a saisi le plus important : la vie est extraordinaire, la vie est merveilleusement belle. On ne peut se séparer d’elle qu’en lui rendant le plus profond des hommages. L’amour qu’ils se portent mutuellement a permis ce miracle, ce sursis qui lui donne le temps de se préparer en beauté. C’est ainsi et l’on n’y peut rien changer. Il rentre toutes ses larmes à l’intérieur de son grand corps, parce qu’il l’aime trop pour ne pas croire encore, croire que son amour va la sauver, va les sauver. Il dit oui Mirem on fera exactement comme tu voudras. Elle répond : passe ta langue entre mes cuisses, tu verras l’effet que ça me fait.