Chroniques

Une Bonne Nécro au Réveil pour bien commencer sa Journée

Tous les matins, en prenant son café, mon père ouvrait son journal à la page nécrologie.

Au réveil, il sortait chercher le quotidien régional, « La Dépêche du Midi », dans la boîte aux lettres placée à côté du portail donnant sur la rue, en bas de l’escalier.

Il préparait son café, un breuvage tiré du broyage de grains de robusta, moulu au moyen d’un antique moulin à café manuel. Comme le café coûtait cher à l’époque, la mixture n’était pas très forte, et nous pouvions en boire sans être trop excités. Enfants nous préférions donc du chocolat en poudre, Poulain ou Banania, dilué dans du lait.

Dans sa tasse de café noir, il trempait des morceaux de pain, recouverts non pas de beurre ou de margarine, mais de confiture, confectionnée par ma mère, à partir de fruits achetés à bas prix à la fin du marché.

Il piquait la pointe d’un couteau dans un morceau de pain qu’il plongeait dans un pot de confiture, et trempait le tout dans son café.

Il se régalait en se « pourléchant les babines ».

En même temps, il ouvrait le journal du jour, non pas à la page sportive, (pour suivre les exploits du TFC, l’équipe de football toulousaine), ni à la page politique, qu’il appréciait particulièrement, mais à la page nécrologie, qui l’attirait comme un aimant.

Dans les années 50, au vingtième siècle, les familles s’honoraient en publiant une belle nécrologie pour rendre hommage à leurs morts. Des normes sociétales devaient être respectées, et les renseignements fournis par les familles étaient complets. Aujourd’hui, cette tradition se perd et les familles, pour minimiser le poids de la mort, et vite oublier cet « incident », en viennent à bâcler cette procédure. Les informations sont réduites au minimum, quand un faire-part est publié. Il faut retrouver des journaux plus traditionnalistes comme le Figaro, Le Monde ou The Economist, pour trouver des articles nécrologiques à l’ancienne. Le faire-part complet devient l’apanage d’une classe sociale perpétuant les rites ancestraux.

Mon père analysait l’avis de décès en procédant par ordre :

-il commençait logiquement par le nom de famille. Comme il connaissait beaucoup de monde sur Toulouse et la région, il faisait un premier tri, pour sélectionner ses connaissances.

-ensuite il regardait l’âge, deuxième élément essentiel, et là il faisait des commentaires à haute voix, surtout si la cause de la mort était précisée, longue maladie, accident, mort naturelle, etc.

« Et bé couillon, il n’a pas eu de chance celui-là », surtout si l’impétrant était plus jeune que lui.

-il commentait aussi le sexe des disparus, comme les hommes mourraient plus tôt que les femmes, pour des raisons évidentes, liées plus particulièrement au tabagisme, car les femmes fumaient beaucoup moins, il ajoutait :

« et encore une veuve de plus »

-ce que corroborait l’âge de décès des femmes, plus élevé que celui des hommes. L’espérance de vie était alors supérieure de 5 à 6 ans pour les femmes.

-il compatissait particulièrement aux décès d’homme dus aux cancers des voies respiratoires. Chez les Séguéla les hommes étaient de gros fumeurs, et l’âge moyen de décès pour cause de cancer du poumon, était, selon les statistiques intuitives de mon père, de 65 ans, âge auquel son père avait disparu après d’atroces souffrances, et 2 ans de maladie. Il s’était persuadé que son destin était ainsi écrit et qu’il mourrait à cet âge fatidique.

Il avait hélas vu juste puisqu’un cancer du poumon l’emporta à cet âge après 3 mois de souffrance.

-et il se réjouissait quand un mort était victime d’un arrêt cardiaque ou d’un avc :

« quelle chance il a eu, mourir d’un coup sans souffrir ».

« si je pouvais mourir ainsi, d’un seul coup, plegat*, sans souffrir ! ».

-il y trouvait aussi un intérêt professionnel, la connaissance des problèmes familiaux de ses nombreux interlocuteurs toulousains constituant un atout supplémentaire dans ses négociations.

Dans tous les cas de figure, le fait qu’il y ait des morts autour de lui et qu’il reste en vie et en pleine forme, lui permettait de mesurer sa chance : continuer à vivre dans un monde où la mort est omniprésente.

Agnostique, il ne remerciait pas Dieu, mais ce hasard bienveillant qui le protégeait.

Il ressortait de sa lecture avec un moral regonflé, et un grand sourire qui allait illuminer sa journée, et lui faciliter les contacts sociaux, domaine dans lequel il excellait.

Une bonne nécro matinale, quelle belle préparation à une belle journée…

Plegat : en occitan, plier, emballer