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Exaltation et frustration sont les sentiments qui me submergent encore au sujet de cet événement ancien, vieux souvenir, un peu estompé dans les limbes de la mémoire. J’y repense depuis longtemps, me souvenant d’éléments essentiels, mais dans le flou mémoriel sur un certain nombre de points.
Commençons par les faits certains.
Mon ami et voisin Marc Bentaberry, né en 44 comme moi, vient me chercher un samedi ou dimanche matin du mois de juin 1958, pour renforcer son équipe de football qui doit participer l’après-midi à un tournoi de sixte en football, dans le quartier de St Agne à Toulouse (fête annuelle ou kermesse).
Marc est inscrit à l’ASEAT (Association Sportive des Etablissements Aéronautiques Toulousains) et suite à des problèmes d’organisation internes le projet a plus ou moins capoté. Marc, qui ne manque pas de culot, et a le sens de l’initiative, a repris le projet à son compte et il passe la matinée à recruter des joueurs, qui doivent avoir le même âge, vraisemblablement 14 ans, puisque on doit être en 1958.
C’est un fait exceptionnel pour un adolescent dans un monde étroitement régi par les adultes.
Comme il n’y a pas de téléphone, il faut aller chercher les participants directement à leur domicile, convaincre les parents et finir par composer une équipe qui dispose d’un nombre minimum de 6 joueurs. C’est-à-dire qu’il n’y aura pas de remplacements possibles, chacun des 6 joueurs devant jouer tous les matches. Il n’y aura qu’une solution pour se reposer, passer goal, ce que nous ferons à tour de rôle, car à cet âge nous sommes tous polyvalents, capables de jouer à tous les postes. Mes spécialités sont alors avant-centre et gardien de but.
Nous arrivons à St Agne en début d’après-midi, avec une équipe complète, mais sans accompagnateur adulte, à la différence de tous les autres concurrents appartenant à un club.
L’équipe est composée de jeunes du quartier, recrutés parmi ceux qui jouent régulièrement sur les terrains vagues, et qui ont une bonne pratique de ce football populaire. C’est un jeu qui se joue avec les moyens du bord, deux tas de vêtements faisant par exemple office de poteaux de but.
Nous n’avons pas d’équipement, Marc nous a fourni le maillot de son club, pas de crampons, pas d’alimentation. Nous jouons avec de simples chaussures de tennis, celles que nous portons tous les jours pour aller à l’école ou au lycée. J’achèterai mes premiers crampons pour jouer au rugby dans la célèbre équipe de HEC, à plus de 20 ans
Pour boire, à cette époque, on trouve encore partout des fontaines publiques qui procurent une eau fraîche et délicieuse…C’est le moment où les logements commencent à avoir l’eau courante, mais tous les Toulousains vous diront que l’eau des fontaines est meilleure que l’eau du robinet, et pourtant c’est la même.
Pour manger un peu entre les matches, nous nous débrouillerons avec les réserves des autres équipes bénéficiant elles d’une vraie logistique.
Rappelons qu’un tournoi de sixte est une variante du football, jouée avec 6 joueurs par équipe sur la moitié du terrain de football, avec un temps de jeu réduit à 10 minutes. C’est un peu comme le rugby à 7 par rapport au rugby à 15.
Nous nous dénommons « Équipe Jolimont » et apprenons que le tournoi a commencé le matin. Nous parlementons et comme le club est inscrit, nous réussissons à jouer un tour de repêchage que nous gagnons facilement. Et nous voilà dans le tableau final, en commençant par les huitièmes de finale.
Avec notre équipe de morts de faim, nous franchissons allègrement les 8èmes et les quarts de finale. Nous n’avons pas à suivre les conseils d’un pseudo** entraîneur, nous jouons naturellement, comme nous le sentons, portés par notre enthousiasme et l’immense motivation que nous avons, nous les inconnus, les galeux, les va-nu-pieds, les sans-grades, à affronter et battre des équipes de clubs connus. Notre seule stratégie se résume à une expression : « A l’abordage ! ».
Pas de chef, pas de capitaine, sans le savoir, nous sommes en complète autogestion.
Et le pire, c’est que ça fonctionne.
Un seul hic, nous ne nous épargnons pas, sans changements, avec des matches rapprochés, puisque nous avons été les derniers à intégrer ce tournoi.
Nous commençons à ressentir un peu de fatigue, mais à cet âge on est « increvable » et nous continuons à courir comme des chiens maigres (selon une expression populaire toulousaine).
Ballon de foot années 50
En demi-finale, en fin d’après-midi, nous tombons sur l’équipe du TFC, le grand club de la ville, dont l’équipe fanion joue en première division.
Les parieurs ne donnent pas cher de notre peau, d’autant plus que nous encaissons un but juste après le coup d’envoi. Nos adversaires commencent à sourire, et ils nous prennent pour ce que nous sommes vraiment, une équipe d’amateurs.
Mais leur comportement hautain a le mérite de nous stimuler. Nous égalisons avant la mi-temps et marquons le but de la victoire juste avant le coup de sifflet final, privant ainsi les organisateurs de la finale dont ils rêvaient, et qu’ils avaient prévue, un match TFC/St Agne.
Et là nous allons comprendre que nous avons commis un crime de lèse-majesté !
Nous entrons en finale pour notre 5ème match de l’après-midi, avec une équipe usée, qui a disputé toutes les rencontres sans aucun remplacement de joueur. Nous commençons à avoir des crampes, la demi-finale a laissé des traces.
En face, le club de St Agne a fait tourner les joueurs et tout le monde les soutient, le public local, les parents des joueurs, le staff, les organisateurs. Même l’arbitre, qui tient à être réinvité, y met du sien.
Nous comprenons assez vite que nous ne pourrons pas gagner, et comme la garde de l’empereur à Waterloo, nous nous inclinerons dignement, complètement laminés et épuisés, sur un score assez lourd, 3 ou 4 à 1.
Et le comble, c’est qu’au moment de la remise des prix, alors que nous avons terminé deuxième, les organisateurs refusent de nous donner la coupe méritée, sous prétexte que nous n’avons pas d’accompagnateur adulte.
C’est le coup de pied de l’âne !
Après cette journée héroïque remplie d’exploits, nous repartirons les mains vides, avec un énorme sentiment de frustration, et une certaine rancœur à l’égard de ces adultes qui nous ont manqué de respect.
Le monde sportif n’est hélas pas toujours pavé de bonnes intentions…
Déçus, mais enchantés, par cette performance réalisée par des ados, à l’initiative inouïe de Marc Bentaberry, en se passant totalement de l’accompagnement d’un adulte.
*Dessin de Margerin effectué en mai 94 au stade de la Mosson à Montpellier après un match de lever de rideau qui opposait l’équipe des dessinateurs de BD à celle de Prodim Nîmes dont j’étais le capitaine avant-centre. En face de moi, également en n°9, officiait Enki Bilal
**Note de l’auteur : A propos des techniques d’enseignement du sport.
Le temps nous a démontré la nullité des enseignements professés par les soi-disant entraîneurs de l’époque.
Ils croyaient tout savoir, et ils ne savaient rien.
Tout ce qu’ils savaient faire, c’était asséner leurs vérités avec autorité.
Combien d’athlètes ont-ils cassé avec des conseils malheureux ?
Ne parlons pas diététique, ils ne connaissaient même pas le mot.
Ils enseignaient des techniques qui depuis ont montré leur inanité.
Ils ne tenaient pas compte des qualités intrinsèques des jeunes athlètes, imposant un style académique, et orthodoxe, uniforme et indiscutable.
Au niveau stratégie équipe, ils partaient de très bas et imposaient des tactiques simplistes et improductives.
L’expression « A l’abordage » est la seule stratégie enseignée par notre entraîneur d’athlétisme au TCMS, club pour lequel je courus plus tard le 1000 mètres.
Je me souviens personnellement d’un prof de ping-pong qui a cassé mon jeu, pas orthodoxe à ses yeux. Avant lui je gagnais avec un style très personnel et après l’avoir écouté, je n’ai plus gagné un seul match. Heureusement que je n’ai jamais pris de cours de tennis, le même phénomène se serait reproduit.
Et que dire du ski où les techniques changeaient tous les ans. Il fallait d’abord désapprendre la technique de l’année passée pour acquérir la nouvelle, pour le plus grand bonheur des écoles de ski.
Un exemple pour illustrer cette carence bien française, le cas du grand sprinter français Christophe Lemaître.
En 2010, courant de manière naturelle, il est triple champion d’Europe. C’est le premier « blanc » à courir le 100 mètres en moins de 10 secondes. Il a un immense avenir, c’est le grand sprinter que la France attendait.
Mais il y a un gros problème, son style n’est pas orthodoxe, il ne court pas comme le veulent les caciques de la fédération. Il ne pose pas le pied au sol correctement.
Qu’à cela ne tienne, on va apprendre à ce jeune champion invincible, comment on court de manière académique.
Le résultat est imparable, en perdant son style personnel, il va courir moins vite, et ne sera jamais le champion qu’il aurait dû être.