Créations

Le bar de la plage – 39, 40 et 41

Episode 39

La tête en l’air. Samedi.

Comme à peu près chaque fois qu’on commence une journée par la fin, le plus grand flou régnait dans les esprits.

Jacques Chardonne spécialiste en art de vivre élégant, recommandait de « poser chaque matin un pied léger sur la terre ». Excellente résolution, bien sûr, cher Jacques, mais comment fait-on quand on se lève au jour tombant ?

Bref, pour différentes raisons liées à la récupération des fonctions vitales amoindries par une nuit dispersée, on avait laissé filer les heures avant de reprendre le cours normal des choses, histoire de ne rien froisser ou renverser par inadvertance, maladresse ou précipitation.

A peine quelques traces superficielles persistaient-elles : Louise de V. avait dansé un slow émouvant avec Jean-Do sur un morceau de Ray Charles, I Can’t Stop Loving You, ou… peut-être Georgia ; accoudés à leur verre de gin-tonic, Jules et Jim refaisaient brillamment le monde et la condition humaine, la nouvelle version n’était pas du goût de Caro, exténuée par leurs tirades apocalyptiques. Line avait momentanément anticipé un prochain chagrin d’amour, et Leslie…tiens, où était passée Leslie ? J’avais attendu Solange… (Le grand Jacques, l’autre, celui qui chantait Jeff avait raison : même la nuit il faut poser un pied léger sur la plage )

Les vagues – c’était marée haute –  se délassaient en déroulant nonchalamment à la bordure de la plage. Absence de vent brusque, douceur de la lumière du jour déclinant. (On était dispensé de la contemplation d’un de ses stupides couchers de soleil à grand spectacle). Même les mouettes se faisaient discrètes, elles devaient tenir leur séminaire du soir un peu à l’écart.

Un parfum de romantisme véniel – déjà de la nostalgie ? flottait sur le bar de la plage et ses habitants. Cela arrive quand on a cru un instant que le bonheur existait. La mer avait l’air de s’en fiche, sans doute parce qu’elle n’était pas pressée, qu’elle avait l’éternité pour elle et que tout à l’heure, elle allait redescendre faire un tour au large, au grand large même peut-être…

Je me sentais un peu vide, à vrai dire complètement vide. J’ai tenté quelque chose dans le genre : « c’est physique, purement physique »… et puis j’ai légèrement crâné :

– Rien de grave, Georges, un dry-martini fera l’affaire

 

Episode 40

Entre autres, le pari de Pascal aussi est truqué.

Soirée calme et profonde, la lune restait discrète derrière le flou effiloché des nuages flânant tout en haut. On bavardait un peu, Caro, savante et en beauté, exposait :

« Au temps des Grecs anciens, il arrivait fréquemment que Socrate réunisse ses amis et disciples pour dîner. Au cours des repas qui souvent s’éternisaient, il avait l’habitude de pérorer, tandis que Platon prenait des notes, surtout au début, parce qu’à la fin Socrate lui-même était un peu confus. Un jour, Platon relut ses notes, les relia et inscrivit sur la couverture : Le Banquet by Platon. Je ne discute pas le fond mais il me semble qu’il y a là une légère entourloupe au droit d’auteur. »

Jules qui ne voulait pas être en reste, passa au premier plan :  il trancha « dans le genre arnaqueur, Pascal n’est pas mal non plus » puis il s’envola : « Pascal oui, le matheux célébré par le monde entier, tomba une nuit sur l’équation – de nos jours encore non résolue – dite l’équation à triple inconnue de Pierre Dac, vous savez : D’où vins-je ? Où vais-je ? Sur quelle étagère ? Et au petit matin, il nous fit le coup du pari : jouer l’éternité contre le temporel, croyez en Dieu, c’est le bon cheval. Même le moindre joueur de 4,21 au café du commerce aurait vu la faille. C’est ça Blaise, à force de raisonner, on finira bien par y croire. Eh bien non, le savoir et la croyance cheminent sur deux voies parallèles qui ne peuvent se réconcilier qu’à l’infini, et il n’a pas de station de métro qui desserve cet endroit-là. » Et Jules salua. J’applaudis Jules. Blaise Pascal essayait de reprendre de la hauteur mais la DCA l’avait salement touché…

Sous l’impact de ces révélations, et d’une ou deux autres qui suivirent, le monde aurait dû vaciller (légèrement) , les livres réécrits (en partie)… Il ne se passa rien, des anges étendirent leurs ailes brouillant toutes les communications avec l’extérieur, ainsi les foules ne furent pas mises au courant.

C’est aussi bien.

Maintenant le clair de lune est au complet avec réflexions irisées à la surface de l’eau et ombres ondulantes sur le sable. La terre tourne à peu près comme avant. Caro et Jules s’agacent.

Dry-martini du soir, espoir…

 

Episode 41

L’aube

On est là sur la plage, états d’âme au variable, de Mourir à Venise à Deauville 1966 avec une Mustang qui fait des appels de phare…

Hier au soir, on était allé à un concert. Formation classique de rock’n’roll : guitare, bassiste dégaine de Keith Richard, batteur, aux cuivres – un sax, une trompette, chanteur leader palot, un peu Rod Stewart, et choristes, forcément filles de pasteur de l’Alabama, condamnées aux « twenty feet from stardom ». N’empêche que c’était bien elles qui donnaient cette sonorité si blues à l’ensemble.

A l’entrée, Leslie a étendu deux types un peu trop sûrs d’eux qui trouvaient malin de la draguer en anglais sous prétexte qu’elle avait taillé la moitié de sa minijupe dans une reproduction de l’Union Jack. Caro en grande bringue brune, rouge à lèvres écarlate, robe chemise noire ondulant sur une paire de ballerines assorties, avait décidé de survoler tout ce qui naviguait en dessous d’un mètre soixante douze. Line était mélancolique (cela lui allait très bien), Louise de V boudait (raison inconnue).

Au final, le groupe balança un Honky Tonk Women qui nous avait emmenés au huitième ciel ; on y était resté jusqu’au bout de la nuit.

Un plafond de nuages, abondamment gris, interdit toutes velléités d’apparition aux rayons d’un soleil levant. La mer monte… ou descend… difficile de se prononcer. Absence de mouettes : trop tôt, les poissons du petit déjeuner étaient encore endormis.

Pas de moralistes en vue.

Jim se mit à exposer, savant comme s’il sortait d’un numéro des Cahiers du cinéma que : « Claude Lelouch, célèbre cinéaste français de la deuxième moitié du XXème siècle, a dit que la grande incertitude d’un tournage est l’humeur des acteurs. »

Brigitte Bardot devait être sacrément de bonne humeur quand elle danse le mambo dans Et Dieu créa la femme

C’était bien assez pour aujourd’hui.