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Chroniques virales – 31, 32, 33

Chapitre 31

18 avril 2020

La nature me regarde. Elle fait sa belle.

Elle ne devrait pas me regarder de haut avec cet air condescendant. On va revenir, bientôt, dans quelques semaines. Que crois-tu ? Tu nous as simplement fait un peu peur. Oui bien sûr on te promet, comme à chaque fois, comme aux autres, comme à nous-mêmes.

Pour le moment je cours dans tes pieds caillouteux, feuillus, souples d’herbe verte parfois.

Arrête de me toiser je te dis. Ca suffit cet air hautain de mère nature, de Sainte-Nitouche pas à ma forêt.

Ne regarde plus cette télévision, tu vas finir par penser que tu vas revenir aux commandes. Mais tu rêves ma grande. Tu as déjà perdu. Tu es mauvaise joueuse. Nous sommes les maîtres.

Quoi ? Tu as vu trois canards devant le Louvre ? Deux daims dans les rues et deux baleines nageant dans les calanques ?

Mais tu ne vas pas t’y laisser prendre. Pas toi. Ma pauvre, dans un mois Marcel Beliveau va te taper sur l’épaule et tu entendras surprise, surprise, 7 milliards de consommateurs rire de bon cœur en se foutant de toi.

Non, nous n’allons pas tenir nos promesses d’alcooliques. Remémore-moi le nombre de COP. 28 ? 29 ? Rien ne change. Tu vois bien que l’on consomme chaque année de plus en plus d’énergie et il n’y a aucune inflexion de la courbe. Nos caves, pardon nos cuves, sont pleines. Les capacités de stockage mondiales débordent de pétrole. On va bientôt nous payer pour faire le plein de nos voitures et stocker encore plus. Oui Madame, parfaitement. Tu as la mémoire courte. Il y deux mois à peine, on nous payait pour emprunter et consommer, encore consommer, toujours consommer.

Laisse-moi courir, tu m’ennuies avec tes jérémiades.

Regarde, cinq semaines que je trotte entre tes courbes, que tu as magnifiques je le concède, et je n’entends toujours pas d’oiseau. Comme quoi tu es incapable de te renouveler. Tu ne fais que quémander. « Et je veux moins de CO2, et je veux plus de forêts et plus de biodiversité et patati et patata ». Mais c’est à toi de faire le travail ma petite Gaia. C’est toi la patronne. Nous on bosse. On n’attend pas comme toi que le soleil se lève. Tu es un peu feignasse quand même. Nous, c’est périphérique, cul à cul, dès cinq heures du matin. Tu te plains, mais toi le matin, tu déjeunes en pleine nature, tu attends l’ami Ricorée.

Est-ce que nous humains, tu nous as aidés ? Hein … une seule fois ?

Pas facile la vie pour nous avec tes périodes glaciaires, tes chaleurs, une vraie femme ménopausée. Il a bien fallu qu’on se débrouille. Le coup du déluge, ce n’était pas qu’une fois dans le Livre, oh que non c’est sans arrêt. Des tempêtes, des tremblements de terre, des tsunamis, des avalanches, des volcans, des sécheresses, des criquets, des virus. Non, décidément, tu ne nous as rien épargné. Et maintenant il faudrait que je t’écoute ? Allez va. Laisse-moi courir et fais-moi un peu d’ombre.

Et puis, que ferais-tu sans nous ? Tu veux que je te le dise. Tu t’ennuierais avec ces babouins, ces poissons clowns tristes, ces éléphants qui te chient dessus. Depuis le temps même pas capables de construire une station d’épuration … Tiens, même ce pangolin que tu trouves si drôle. Il est drôle parce que tu nous vois le cul en l’air, avec un respirateur dans les poumons, bavant comme des escargots. Non, je te le dis tu nous regretteras vite !!! Franchement, est-ce que tu es capable de faire des champignons aussi gros que les nôtres en plein Pacifique ? Ce n’est pas beau ce jaune incandescent sur des mers turquoises ? Ah tu rougis … tu vois ça te plaît. Tu es une enfant en fait. Nous on te pense vieille. Alors que tu as juste 30 ans.

Et ces jeux de guerre que nous t’offrons gratuitement, en mondovision. Ce n’est pas la classe ? On ne se moque pas de toi. De la 3D olfactive à coup de 10 millions de morts. Cadeau. Un petit Tarantino puissance un million, deux fois par siècle. Quand même, on sait faire plaisir surtout que l’on n’a pas tes moyens.

Mais oui j’aime bien courir avec toi. On est ami pour la vie. Il va bien falloir que l’on se supporte encore un peu.

Comment ça ? Tu vas nous exterminer. Tu n’as plus le choix.

Alors là les menaces, avec nous ça ne marche pas. Mais pour qui te prends tu?

Si c’est comme ça, je file au Drive avec mon gros 4 X 4 m’empiffrer de Mac Do.

Et en plus tu sais quoi ? Je vais laisser tourner le moteur !

Crève !

 

Chapitre 32

3 avril 2021

Mais quelle aventure. Il nous en a fallu du temps pour retourner au théâtre. Ma femme m’a forcé un peu. Beaucoup même. Depuis cette remise en liberté distillée au compte-goutte, j’ai du mal avec elle. Non pas avec ma femme, avec la liberté.  Pourtant j’ai passé ma vie avec elle.

Bien que ma compagne ait été touchée par ce virus, socialement s’entend – elle ne dit plus bonjour à personne, du moins sans main sans lèvre ni contact d’affection tactile – elle insiste pour que nous retournions voir des spectacles.

Pendant des années, je disais, suffisant, provocateur, que notre génération avait connu une période unique de l’humanité. Nous étions nés au bon moment, au bon endroit. Nous avions connu sans nous en rendre compte le moins du monde une liberté que peu d’hommes et de femmes avaient imaginée pendant des millénaires. Je pensais que l’histoire se finirait bien, sans encombre.

J’avais des raisons de croire, nous avions connu une vie fascinante.

La nourriture, à profusion, nous rendant malades si nous n’y prenions garde, et d’ailleurs une industrie du régime avait vu le jour. Si le sujet n’en était pas dramatique, nous pourrions en rire.

  • Hiver 1710. Bien que le prix des céréales soit multiplié par 13, nous vous rappelons qu’il faut privilégier le sans gluten, bien meilleur pour le transit.

Notre génération a été gâtée, pourrie. Dans nos contrées, nous avons baigné dans ce que l’on appelait alors le confort moderne. Les innovations s’accéléraient, plus vite que nos espérances.

Le plein emploi, les vaccins avec une mise à distance des épidémies et pandémies. La vitesse en continuelle augmentation, l’énergie abondante et bon marché, des moyens de communication hallucinants. Nous consommions toujours plus, frénétiquement, devenant des êtres compulsifs.

Nous avions eu du mal à voir tous ces bienfaits. Aujourd’hui, nous commençons à en voir les méfaits. Pour notre défense nous n’avions connu que cette manière de vivre. On nous a dit pendant des années qu’il n’y avait pas d’autre route que le marché. Lui seul pouvait tout réguler. On nous parlait comme a des enfants …la main invisible du marché régulera tous les excès. On aurait pu écouter Réné Dumont en 1970. On aurait dû. Certains le firent. Il obtint 1,32% des voix à l’élection présidentielle de 1974.

Et puis il y avait la paix.

La paix sur notre continent était une chose normale. Un dû. On la considère aujourd’hui comme quelque chose d’acquis. L’Europe nous a donné au moins ce bonheur, cette parenthèse de grâce absolue. Peut-être que nous en payons le prix fort. Il est peut-être temps que les peuples en rétablissent le juste prix. Est-il nécessaire de s’acquitter d’une plus-value sociale, un écart toujours plus grand entre les plus riches et les plus pauvres pour vivre en paix ? Que vaut la paix quand on couche dehors en hiver ? Que vaut la paix si nous détruisons la planète ? Ce seront d’autres débats inévitables.

Que dire de nos liberté individuelles durant cette période. Sans arrêt en progression. La sexualité, la contraception, le droit de choisir qui et comment aimer, la procréation par insémination, et depuis peu des débats sur la fin de vie. Cette dernière décennie a vu l’arrivée de l’expression individuelle à grande échelle portée par les réseaux sociaux. Chacun exprime sa vérité. Du coup, elle devient de plus en plus multiple. Presque une vérité par individu. Le paroxysme d’un homme, une voix. Alors pour agglomérer ce brouhaha certains s’autoproclament « influenceurs ». Quel étrange métier … Avant nous avions des opinions portées par des leaders. Les opinions d’aujourd’hui se transforment en vérités alternatives. Ce n’est pas la même chose. Cela clos le débat. On peut discuter une opinion. Elles sont autant d’incertitudes menant vers un consensus remis en cause si un élément nouveau survient. Mais avec ce cloisonnement de vérités multiples, c’est l’avènement du « chacun pense comme il veut » – phrase qui clos invariablement toute discussion laissant l’un avec ses opinions, l’autre avec ses croyances. Nier le débat est une grande violence pour celui qui doute et qui cherche. Le confinement n’est rien à coté de cette mise à l’écart. Remettre du doute dans toutes nos croyances serait salutaire.

Le théâtre phocéen se profile au loin. La pièce se joue à 20 heures. Nous sommes en retard, tant il a fallu traverser de rues enfumées, gazées, traversées par des hordes de blacks blocs, de gilets jaunes, dont on ne tenait plus le compte des actes, de survivalistes, de groupuscules animalistes, de gens en colère, de citoyens à l’abandon, sans travail, sans espoir. Nous avons hésité à mettre nos masques, les lacrymogènes eurent raison de nos peurs d’être pris pour des émeutiers collapsologues ou de soignants floués, oubliés. Le virus n’avait été que la mise à feu d’une bombe à fragmentation économique, provoquant désordre et instabilité permanente pour la plupart des humains sur cette planète.

On avait rêvé d’un retour à la normale, d’un monde comme avant. Qui pouvait croire qu’avec 9 millions de travailleurs en chômage partiel, nous allions revenir à la situation d’avant.

Le monde se désagrège sous nos yeux. Nous entrons en courant dans le théâtre.

Nous nous installons inconfortablement dans ces fauteuils décatis et poussiéreux. Nous avons gardé nos masques et laissé un fauteuil vide entre chaque couple, ou inconnu, afin de respecter un espace de sécurité qui, pensons-nous, détournera la diffusion de miasmes, postillons et exhalations de ce troisième âge toussotant. L’âge de nos voisins est à peu près le même que le nôtre. Nous sommes de cette génération dorée, épargnée de tout, et que le système a promu au rang de petits bourgeois d’opérette. On a même vu une dame de 70 ans à la télé, crier à la discrimination lorsque le Président a suggéré un déconfinement un peu plus tardif pour les sexagénaires. Sans doute la même qui quelques jours avant se révoltait contre le tri des patients dans les services de réanimation débordés. Je retrouve bien là ma génération, prompte aux grands mots, aux grandes idées et peu encline à faire un pas vers l’autre. Elle est là ma génération de « et moi et moi et moi » critiquant la jeunesse pour leur manque d’idéaux, s’exonérant de ses propres manques.

Dehors ceux qui ne voulaient pas rembourser la dette, et dedans ceux qui croyaient détenir le dette. De la dette on en avait  souscrit. L’Etat avait même employé un petit Monsieur avec un gros cigare pour en faire  la promotion à la télévision en 1987 :

« Bonjour, je suis Paul-Loup Sulitzer. La révolution du marché financier a commencé. Le Trésor se jette à l’eau. Il a maintenant trois mots d’ordre : concurrence, marché et risques. C’est vraiment un vocabulaire nouveau pour l’État. Pour faire gagner la France, l’État se place dans une logique de marché. Il se soumet aux contraintes de la compétition comme n’importe quelle entreprise. »

Yves Montand, dès 1984, nous avez pris par la main et guidé sur le chemin du libéralisme avec une émission au nom provocateur: Vive la crise.

Certains avaient gagné beaucoup d’argent en spéculant via des bons du Trésor, des assurances vie, des OAT à 10 ans, des FOAT permettant d’acheter ou revendre des contrats, par lesquels un investisseur s’engage à acheter (ou revendre) de la dette française.  Pas besoin de masque pour faire joujou avec ces  instruments hautement toxiques.

Les petits avaient perdu. Avec leurs impôts, ils payaient les intérêts de la dette, des intérêts qui n’étaient que le bénéfice des plus gros à qui l’état faisait de plus en plus de cadeaux fiscaux.Nous avions, sans trop le vouloir, sans trop  le savoir, spéculé sur de la dette. Poser la question de la dette revenait à poser la question de la monnaie : comment un État qui n’a plus la souveraineté sur sa monnaie peut financer sa dette publique, sans souffrance sociale ? Peu posèrent la question.

La bulle allait exploser.

Comme avant, il y a cette petite musique, identique à celle que jouait l’orchestre du Titanic.

Dehors la rue brille de mille éclats, de flash-ball. Nous n’entendons pas le frottement sinistre de l’iceberg.

La salle s’assombrit, le silence suit les trois coups.

Nous allons voir Feydeau, nous raconter des histoires de maris cocus et de femmes volages.

Comme avant.

A la fin du spectacle nous faisons la queue pour boire un mauvais vin pétillant italien, nous donnant l’illusion « d’en faire partie ». Nous éviterons ces soucoupes emplies d’un jus de rince doigt où flottent trois olives âpres fourrées aux anchois de peur d’y tremper nos doigts, puis nous déambulons verre à la main, dans cette galerie rococo faussement baroque, écoutant les amateurs de Feydeau discourir, dithyrambiques sur la mise en scène « d’une modernité absooolument moderne ».

Un pavé traverse la verrière du théâtre.

Nous entrons dans l’histoire.

 

Chapitre 33

17 mars 2020

– Oui chéri c’est moi. A Lannion c’est la guerre. Pas de train, pas de location de bagnole. Je pense que je vais rester à Perros.

– Ah bon. Fais pour le mieux, chérie. On se rappelle je capte mal.

Lise avait pris cette décision dans l’urgence. Le confinement venait d’être instauré. En un instant, elle avait analysé la situation. Les trains étaient pris d’assaut, son application SNCF ne lui donnait aucun moyen de réservation. Lise, femme énergique, prit la décision de rester dans la maison de ses parents. Elle y serait comme en été en vacances, les enfants en moins, Pierre absent aussi. Quinze jours de solitude ne seraient pas insurmontables. Elle analysa instantanément les moyens et les ressources qui seraient à sa disposition. Mentalement elle cocha les cases. Pâtes, riz, conserves. Tout était stocké pour retrouver la famille l’été. De quoi tenir un siège. L’abonnement internet n’était jamais suspendu. Elle pourrait comme depuis des années télé-travailler. Le groupe Airbus Industrie allait mettre tout mettre en œuvre pour qu’elle puisse continuer à gérer la relation avec ses clients. Les hélicoptères ne manqueraient pas d’avoir des problèmes insurmontables. Elle les réglerait dans la journée. C’était sa force. Elle était reconnue et appréciée pour cette capacité à régler les aléas.

Le taxi laa laissa devant la maison. Elle entra dans la maison familiale. Ma maison comme elle ne pouvait s’empêcher de dire. A Paris elle disait l’appart.

Lise avait quitté cette demeure bien trop tôt. Elle aurait préféré qu’elle lui revienne bien plus tard tant ses parents, décédés à six mois d’intervalles, lui manquaient. A quarante-huit ans, fille unique, elle n’avait jamais eu l’idée de vendre ce que son mari appelait le musée. Elle en était la conservatrice en chef. Les souvenirs des vacances d’été avec les cousins, cousines, tantes, puis plus tard les neveux, les nièces, étaient sous clé, bien à l’abri. En dix ans elle n’avait presque touché à rien, juste une cuisine plus fonctionnelle.

Sur les hauteurs de Perros-Guirec la bâtisse des années trente se compose de cinq chambres, trois salles de bain, un grand sous-sol, accueillant les enfants,  ces « presqu’adultes » qui, le soir venu, rejoignaient les bars et plus tard les dancing de la plage de Trestignel. Plus haut, dans l’immense comble aménagé, au milieu des baby-foot, billard et autres jeux de sociétés jonchant le parquet, étaient disposés en désordre des matelas habillés de drap housse trop grands et de duvets disparates. La cabane dans le toit comme disait son père l’œil malicieux. Les enfants s’y retrouvaient fourbus après des pêches à pieds lumineuses et des jeux de ballons incontrôlables en plein vent.

La mère de Lise appelait cet endroit le sas. Il était le dernier endroit avant que l’on ait droit au sous sol. Ce sous-sol fantasmé, tant les propos chuchotés des grands laissaient entrevoir de mystérieuses aventures nocturnes, des fêtards ivres, des histoires d’amours grandioses et tragiques lors de la fin des vacances. Lise, quelques fois en colère car ses enfants laissaient pots de yaourt, boissons entamées, croûtes de fromage et peau de saucisson au milieu des tee-shirt propres et des chaussettes sales dépareillées, l’appelait  « Ground Zéro ».

Et comme à chaque fois, sur le pas de la porte, elle marqua un temps d’arrêt, bloqua sa respiration, jusqu’à ce que ses poumons n’en puissent plus, ouvrit la porte, résista encore un instant avant  de respirer par le nez, pleinement, longuement, les yeux clos. Tout revenait, l’odeur de ses parents en premier, ce parfum poudré de maman, cet après-rasage subtil venant de l’écharpe qu’elle imaginait accrochée au porte manteau de l’entrée, là juste à sa droite, celle des tapis d’orient, celui du ciré dont le sel séché transportait l’iode des couteaux, bouquets et tourteaux des repas du 14 juillet sur la longue table de la terrasse d’où l’on admirait la vue, l’Île de Tomé scintillant au loin. L’odeur de la balle en liège du baby-foot revenait. La fumée de la première Dunhill boîte rouge et or l’emplissait de bonheur, ce bonheur des premiers rendez-vous donnés par des amoureux boutonneux.

Elle s’installa rapidement, déposa sa valise dans sa chambre. L’armoire haute et large contenait suffisamment d’affaires pour y passer un an. Elle avait un billet de retour pour vendredi, mais les événements et la situation ne lui permettraient certainement pas de rejoindre Paris. Rester ici pendant quinze jours serait peut-être nécessaire. En ouvrant les volets donnant sur la terrasse, elle fût encore une fois surprise par cette vue. Le soleil était là, se couchant, flamboyant dans un océan étrangement apaisé. La beauté de ce lieu la transportait. Pourtant elle en avait vu des mers, des plages, des montagnes, des pays lointains et exotiques. La sensation d’en avoir fait le tour s’imposait à elle chaque fois qu’elle revenait ici. Elle était chez elle. Était-ce pour tout le monde pareil ? Elle s’autorisa à penser que oui que l’on habite Sarcelles, Kiev ou Isla Holbox.

– Oui Chérie, c’est moi. J’espère que tu as rejoint la maison sans problème. Excuse-moi, mais j’ai dû rapatrier tout mon matériel dans l’appartement. C’est un vrai capharnaüm. Il y en a de partout. Bon j’espère que je vais continuer à pouvoir travailler. Rentres-tu vendredi ? Appelle-moi je t’embrasse.

Lise venait d’écouter le message et pensa que c’était aussi bien qu’elle ne soit pas avec lui. Elle imaginait l’appartement transformé en laboratoire et pensait qu’elle n’aurait pas pu le supporter. Elle n’était pas maniaque mais aimait le rangement. Pour le désordre il y avait les vacances.

Pierre est ichtyotaxidermiste. Elle non plus ne savait pas ce qu’était ce métier jusqu’au jour où elle découvrit Pierre et sa passion. Lise et Pierre s’étaient rencontrés dans un aquarium. Un modèle spécial, sans eau. Vingt ans auparavant, un dimanche alors qu’elle terminait ses études d’ingénieur par un stage chez Novatech industries à Lannion, une amie lui proposa la journée du patrimoine. C’est ainsi qu’elle entra dans la station marine de Concarneau. Pierre était dans cet atelier et leur expliqua en quoi consistait son travail. En fait il était le seul en France à faire ce métier : taxidermiste sur poisson. Il empaillait des poissons. De toutes sortes. Il taillait un polystyrène dur aux dimensions du poisson sur lequel il venait coller la peau traitée et ainsi reconstituer toutes sortes de poissons. Des tétrodons, des lamproies, des requins, du maquereau aux exocets et autres ceriatas des grands fonds. Lise fut subjuguée, elle qui était une spécialiste des sciences dures, admirait les manuels, les faiseurs comme elle disait. Elle regardait cet homme aux doigts d’une dextérité incroyable, manipulant avec douceur et patience ces peaux fines ne supportant aucune hésitation  tant elle étaient promptes à se déchirer. La suite de la démonstration l’hypnotisa. Les peaux d’écailles après les bains de produit de conservation perdaient leur couleur. Là, Pierre intervenait avec son aérographe, redonnant l’aspect initial à ces poissons. Elle posa mille questions auxquelles il répondit passionnément. L’amie de Lise trépignait. Elle n’en pouvait plus. Elle tirait sa camarade vers la sortie assommée par ces explications techniques, picturales. Elle trouvait ça morbide. Pierre voyant Lise s’échapper, lui proposa de l’attendre au bar de la marine en face pour continuer la discussion. Ce qu’elle fit. Cela fait vingt ans maintenant qu’elle vit avec un artiste très spécial. Aujourd’hui Pierre travaille au Muséum d’Histoires Naturelle et sillonne le monde pour des expositions défendant la diversité du milieu aquatique avec l’aide d’éminents spécialistes

Lise appela Pierre vers 22 heures, assise dans le canapé du salon, un plaid sur les genoux. Elle n’eut pas de réponse. Elle ne laissa pas de message.

Le matin vers 10 heures Pierre l’appela. Ils bavardèrent cinq minutes de tout, de rien, des difficultés du confinement. Les enfants étaient en sécurité, un à Bordeaux, l’autre à Nice. Ils n’avaient pas de problème particulier. Lise ne se soucia pas de savoir où était Pierre la veille à 22 heures.

Le vendredi arriva. Lise ne prit pas son train, d’accord avec Pierre sur le fait qu’elle serait mieux dans une villa en bord de mer qu’à Paris. La semaine passa. Le Président ajouta quinze jours, puis un mois. Les appels s’espacèrent et elle n’en ressentit aucun manque. Au début elle mit ça sur le compte du télétravail et de ses réunions à n’en plus finir, doublées d’appels en Face Time de richissimes propriétaires énervés par cette privation de liberté, que la panne d’un transpondeur mettait dans une rage folle. Le tout dit dans un anglais aux accents croates, libanais ou russes.

L’isolement avait expulsé de sa vie l’avenir proche. Personne ne parlait de soirée, de repas au restaurant encore moins de vacances. Elle était dans une sorte de temps parallèle où seul l’avant existe. Le futur n’existe que pour l’économie, la santé, le travail, mais plus pour nous.

Lise pensa que même ses amis n’appelaient pas souvent. Elle non plus d’ailleurs. Sa maison lui suffisait, même ses enfants ne lui manquaient pas, ils n’avaient rien à lui raconter. Le peu qu’ils pouvaient dire d’intéressant, elle l’avait vécu. Au fil du temps, elle sentait bien que les gens avaient comme mobile principal l’obligation de la bienséance, une politesse poisseuse qui provoquait en elle un mal être quand son tour venait.

Le temps passa, ni vite ni doucement. Le 11 mai fût pour elle une déchirure. Socialement elle ne pouvait pas exprimer sa déception que cela finisse. Rien, ni personne ne lui manquait, lui donnant pour la première fois un sentiment de liberté jamais éprouvé.

Elle rentra à Paris et compris que dorénavant elle aimerait les gens sans en être amoureuse.

Ce détachement l’apaisait.

L’été suivant elle vendit Perros.