Films

Deux films primés à Cannes en 2011


Deux films qui prennent pour sujet principal l’enfance ou la prime adolescence, son mal-être, sa révolte ont été récompensés à Cannes cette année par une palme d’or et un prix spécial du jury. Sans doute faut-il y voir autre chose qu’un hasard. Les enfants et les adolescents se montrent au cinéma des acteurs d’un naturel surprenant. Mais là n’est pas l’unique raison pour laquelle ils fascinent tant les spectateurs adultes. Aussi différents soient-ils, à bien des égards, de ce que nous fûmes au même âge, ils font montre d’une sincérité, d’une pureté, ou d’une fraîcheur de caractère (comme on voudra) dont nous n’étions pas conscients dans nos jeunes années et qui nous émeuvent depuis que nous les avons perdues.

 

« The Tree of Life » : 2011, Odyssée de l’espace !

Une palme d’or à la fois audacieuse et justifiée pour le dernier film de Terrence Malick, cinéaste rare (cinq films en presque quarante ans, dont Les Moissons du ciel – 1978 et La Ligne rouge – 1999). Curieusement, son dernier film a plus d’un point commun avec Oncle Boonmee, la palme d’or précédente : le deuil, la nature, le fantastique. Fort heureusement la parenté entre les deux films ne va pas plus loin. Autant le calamiteux Oncle Boonmee distillait un ennui sans fond, autant The Tree of Life nous fascine de bout en bout par son élégance, sa fantaisie, ses plans vertigineux, et plus généralement son inventivité formelle. Le pari n’était pas gagné d’avance pour un film qui se passe de toute intrigue et qui dure deux heures et dix-huit minutes d’horloge.

L’histoire pourrait être difficilement plus ténue : une famille de la classe moyenne américaine ; belle maison dans les suburbs ; la fragile et jolie maman (Jessica Chastain) reste à la maison ; le papa (Brad Pitt) déploie son énergie à l’extérieur pour gagner l’argent de la famille, laquelle s’est rapidement agrandie de trois garçons. Lorsque le benjamin atteint l’âge de dix-neuf ans, il meurt. Drame pour les parents. Bien plus tard, le fils aîné (Sean Penn), devenu un confortable business man est repris par le sentiment du deuil de son frère[i].

Terrence Malick : The Tree of Life

L’essentiel du film consiste en des flashbacks qui nous montrent la vie de la famille à l’époque où les trois frères étaient enfants, dans les années soixante. Ces flashbacks sont entrecoupés de séquences sans rapport évident avec l’histoire. Sont-elles destinées à nous transporter au royaume des morts où se trouve censément le frère disparu ? Contre toute attente (et contre l’avis de certains critiques), ces interruptions esthético-métaphysiques ne font pourtant pas sombrer le film dans le ridicule ; elles atteignent au moins une part de leur but en forçant le spectateur le plus mécréant à méditer sur les mystères de l’univers : 2011, Odyssée de l’espace ! Terrence Malick a enseigné la philosophie au M.I.T., traduit Heidegger : on ne sort visiblement pas indemne de telles expériences…

Impossible de raconter ces séquences dépourvues de tout personnage, qui présentent des images du cosmos, des planètes en fusion, un tsunami, des êtres aquatiques, des organismes micro-cellulaires et même quelques dinosaures s’ébattant dans un paradis perdu. Le tout sur un fond de musiques tantôt planantes tantôt plus entrainantes mais qui concourent toujours efficacement à renforcer l’impression de rêve, d’étrangeté, d’une nature surnaturelle.

La dimension onirique, à vrai dire, est le dénominateur commun du film. Car les séquences consacrées à la vie familiale renchérissent sur le mythe américain dont les cinéphiles  se sont déjà imprégnés à travers tant de films hollywoodiens. Tout y est : la coquette demeure posée sur une pelouse ombragée de grands arbres, les enfants en blue jeans qui jouent dans une liberté codifiée entre les maisons qu’aucune barrière n’isole de sa voisine, les vélos qui n’étaient pas encore des VTT, les belles (voitures) américaines aux carrosseries compliquées. Cet environnement qui est à lui seul un rêve pour le spectateur non-américain, Terrence Malick le transforme subtilement en un monde tout aussi fantastique que celui des séquences « cosmiques ». Cette famille d’Américains moyens n’est pas aussi banale qu’on pourrait le croire à première vue : la maman, gracile et diaphane, qui semble constamment perdue dans un songe éveillé ; le papa partisan des méthodes d’éducation musclées, qui se laisse pourtant submerger par des accès de tendresse ; les enfants enfin, qui entretiennent des rapports d’amour-haine avec leur père et se livrent entre eux à d’étranges pratiques à la limite du sadomasochisme. Tout cela est accentué par les gros-plans  qui insistent sur les visages aux expressions le plus souvent ambigües.

The Tree of Life est un film lent, mystérieux, à l’esthétique parfaite et glacée, aux antipodes des blockbusters qui envahissent les écrans des « multiplexes ». La Palme d’or est judicieuse qui lui apportera l’audience qu’il mérite incontestablement.

« Le Gamin au vélo » des frères Dardenne : chagriné !

Les frères Dardenne, déjà récompensés par deux palmes d’or à Cannes avec Rosetta (1999) et L’Enfant (2005) font un cinéma social très efficace avec peu de moyens, des comédiens souvent inconnus. Ils filment en décor naturel des personnages peu ordinaires bien qu’appartenant à des milieux qu’un critique peu soucieux de la rectitude politique qualifierait sans doute comme très ordinaires.

Jean-Pierre et Luc Dardenne : Le Gamin au vélo


Même si Le Gamin au vélo est moins stupéfiant, moins haletant que Rosetta, dont il reprend par ailleurs plusieurs procédés (la course à pied, les sentiments explosifs), et moins tragique et moins troublant que L’enfant (bien que Jérémie Régnier crée à nouveau le malaise en campant pour la deuxième fois un marginal qui refuse de toutes ses forces d’endosser son habit de père), ce film n’a pas volé son prix spécial. Cyril, le gamin (Thomas Doret), qui ne quitte jamais l’écran, est particulièrement convaincant dans son rôle de pré-adolescent boudeur et butté, qui montre une détermination sans faille dans sa quête toujours déçue de l’amour paternel. Cécile de France qu’on a déjà vue dans quelques films (dont Quand j’étais chanteur, de Xavier Giannoli, où elle tenait gaillardement sa partie face à Gérard Depardieu) est cependant une comédienne trop rare. Elle incarne ici avec toute l’émotion qui convient Samantha, une coiffeuse douée de la vraie intelligence du cœur, celle qui lui permet d’accepter les plus dures rebuffades du gamin comme les cris d’une souffrance qu’il faut soigner, plutôt que les signes de la méchanceté d’un « enfant trop vite monté en graine »[ii].

Illustrant ce propos, la scène la plus forte du film est sans doute celle où Cyril, réfugié dans un coin du salon de coiffure, s’obstine – pendant ce qui paraît de longues minutes – à faire couler de l’eau sur ses mains, sans écouter Samantha qui lui demande d’arrêter avec toute la patience possible.

Ni The Tree of Life, ni Le Gamin au vélo ne sont des films sans défaut. Le premier pèche par une certaine enflure et l’imprécision de sa ligne narrative, le second par des baisses de rythme et l’amateurisme de quelques séquences. Leur inscription au palmarès de Cannes n’est pas moins méritée. Le jury a récompensé deux films très différents par les moyens dépensés, mais néanmoins deux films d’auteurs qui tracent leur chemin en toute indépendance et qui, dans des styles certes très différents, s’attaquent à des sujets graves et essentiels.

Juin 2011


[i] En dehors des vues impressionnantes sur des architectures de gratte-ciel, les séquences avec Sean Penn sont les moins convaincantes du film.

[ii] Selon Martine Landrot dans Télérama.