Conte 3 : Les jumeaux jetés
Manque : Un roi n’a pas d’enfant. Trois servantes désirent devenir les concubines du roi
Manque comblé : Le roi fait des servantes ses concubines. L’une d’elle est enceinte
Méfait : Lorsque la femme accouche de garçons jumeaux, les coépouses font disparaître les enfants
Méfait réparé partiellement : Une vieille femme accueille les jumeaux et les élève. Le roi méprise sa femme
Recherche de la vérité : On dit au roi que deux jumeaux élevés par une vieille lui ressemblent
Jugement : Les jumeaux doivent reconnaître leur mère par la nourriture
Méfait réparé : Les jumeaux reconnaissent leur mère, le roi réhabilite sa femme. Le père, la mère et les enfants vivent ensemble, les coépouses sont punies, la vieille femme est récompensée. (1)
Conte 4 : L’origine des boeufs et de la nature des Peuls
Je vais te raconter ce qu’on m’a raconté : comment la vache fut donnée aux WoDaaBe, tout à fait à l’origine. Et aussi comment les WoDaaBe sont entrés en brousse, pour vivre leur vie nomade, loin de tout village.
Il y avait autrefois une jeune fille. C’était une arabe. Elle habitait chez son père, un grand marabout. Après avoir eu ses premières règles, elle s’en alla au bord d’un fleuve. Elle lava son pagne, le mit à sécher sur une branche et s’endormit. Alors un Ange sortit des eaux et la mit enceinte.
Quand elle fut enceinte, son père s’en aperçut et commença à supplier et à supplier Dieu de lui montrer qui l’avait mise enceinte.
Or, un jour, passant près du fleuve, l’Ange des eaux se montra. Le père de la fille lui demanda la dot. Et l’Ange lui donna alors une vache grise et un taureau noir, qu’il fit sortir des eaux : personne n’avait jamais vu de bêtes semblables avant ce jour-là.
La jeune fille mit au monde deux jumeaux, deux garçons. Le premier fut l’ancêtre des WoDaaBe, l’autre fut l’ancêtre des FulBe. Les deux enfants, avec leur mère, commencèrent à suivre les deux bêtes, mais elles étaient très sauvages et s’enfuyaient loin des gens. Chaque jour ils suivaient les vaches et chaque jour ils s’avançaient plus loin dans la brousse.
Le soir, ils allumaient le feu et les bêtes étaient attirées par le feu. Alors elles se couchaient près du feu et elles passaient toute la nuit. Et puis le lendemain, elles repartaient encore plus loin. (2)
Conte 5 : La vieille, le petit garçon et le taureau noir
II y avait un petit garçon. Sa maman était morte. II fut élevé par une autre femme de son père ; elle était très méchante. Un jour, elle abandonna l’enfant en pleine brousse pour s’en débarrasser. Elle espérait qu’il serait mangé par les bêtes sauvages. Perdu, le petit errait çà et là. Il ne savait où aller. Il rencontra une vieille femme qui lui dit : « Va au bord de l’étang que tu vois. Arrivé là, tu lui tourneras le dos. Puis, tu lances un appel. Quand tu entendras quelque chose qui s’ébranle derrière toi, ne te retourne pas ! » L’enfant répondit : « Bien ! »
Il alla vers l’étang, il appela, il appela, il appela ! il entendit derrière lui un grand bruit comme : Ri-di-di-, ri-di-di, ri-di-di ! Le sol trembla. Il eut peur et se retourna presque sans le vouloir. Que vit-il ? Un immense troupeau de bêtes qui sortaient des eaux de l’étang. Elles sortaient à flots, mais ces flots s’arrêtèrent sous ses yeux. Le dernier à essayer de sortir fut un taureau noir. Il le vit retomber dans l’eau. Le taureau ne sortit pas.
Les grands-mères terminent leur conte en ajoutant que si l’enfant ne s’était pas retourné, le taureau ne serait pas retombé. Alors personne au monde n’aurait été privé de vaches.
Le « Bœuf Noir » ! C’est celui-là que les Mbororo recherchent à travers leurs pratiques magiques pour la fertilité du troupeau, […]. Ils bénissent Dieu quand ils en rêvent. Ils s’attardent à regarder leurs vaches sur le bord des rivières ou des étangs. Et si le Bœuf Noir sortait pour les saillir ! Qui sait ? Pourquoi pas ?
Quand ils en ont un dans leur troupeau, c’est la bénédiction. Ils savent bien que ce n’est pas le vrai Taureau Noir de la légende, mais il a droit à des égards particuliers. On le laisse mourir de sa belle mort. On peut aussi, disent certains, le sacrifier avec une intention d’aumône. Les gens disent aussi de ces bœufs noirs comme de l’ébène qu’il suffit de les caresser par une nuit noire pour en faire jaillir des étincelles et voir leur échine s’illuminer. (3)
Conte 6 : L’avalement des bœufs
Frère aîné + sœur orphelins. Petit arbre pousse dans leur cour. Quand le frère part faire paître ses troupeaux, la sœur monte sur l’arbre (chant alterné de frère et de sœur : montée et descente de l’arbre). Sœur sur l’arbre tresse des vanneries, présence de miel.
Sœur découverte par des Bella (à cause d’une goutte de miel tombée sur leur chien qui se lèche jusqu’au sang). Bella reviennent épier, apprennent le chant du frère pour faire baisser l’arbre et ils s’en vont.
Les Bella reviennent, chantent : l’arbre descend. Chant de la tante paternelle fait remonter l’arbre. Echec des Bella.
Les Bella reviennent en l’absence du frère et chantent. Enlèvement de la sœur.
Retour et désespoir du frère qui fait s’avaler ses bêtes entre elles, puis fait avaler la dernière par sa bague ; il avale la bague et part en quête de sa sœur.
Trouve jeunes filles (six sœurs) au bord de l’eau, demande à boire : toutes refusent sauf la dernière. Il met sa bague dans la calebasse qu’il lui rend. Jalousie des autres sœurs.
Il propose le mariage : toutes refusent sauf la dernière. On va demander au père des filles son accord ; il interroge ses filles : toutes refusent sauf la dernière.
Le marié se fait construire une grande demeure. Noce. Il vomit tous ses troupeaux chez lui.
Jalousie d’une sœur de la mariée devant la réussite et la richesse de celle-ci.
Les sœurs vont ensemble au bord de l’eau pour laver la couverture de laine de leur père. Grande sœur l’envoie lui puiser de l’eau de plus en plus profond : elle sombre.
La noyée est repêchée par un oiseau qui la dépose sur un arbre.
La méchante sœur prend la place de la mariée dans la case de celle-ci, mais n’a ni ses dons ni ses manières : elle est incapable d’illuminer sa case de son sourire ou de faire cailler le lait en souriant et, surtout, de faire un coussin de ses cheveux pour son époux (les cheveux postiches se cassent).
Une des vaches approche de l’arbre où est réfugiée la mariée ; celle-ci chante ; le berger l’entend et va avertir le mari.
On vient récupérer la mariée. La mariée ne consent à descendre que quand le mari a donné une vache à l’aigle.
La mariée exige la mise à mort de la méchante sœur. Le père consulté donne son autorisation : mise à mort de la coupable par le feu, dans la maison « profanée » ; construction d’une autre maison où la mariée vivra désormais avec son époux. (4)
Conte 7 : L’alliance matrimoniale et la fin de l’errance
Un petit garçon appelé Souleymaana [Salomon] a perdu sa mère. Son père possède le cheptel le plus important de la région. Le père épouse une autre femme. Cette femme met bientôt au monde un garçon. Peu de temps après la naissance, le père meurt. L’idée vient alors à la femme de supprimer Souleymaana pour que son fils hérite seul l’immense troupeau.
Depuis la mort du père, c’est Souleymaana qui s’occupe du troupeau. Il conduit les bêtes de bon matin en brousse pour les faire paître et ne rentre qu’une fois la nuit tombée.
Dans un premier temps, la femme fait manger séparément les enfants, Quand ils s’habituent à cette situation, elle cueille des feuilles et des racines empoisonnées pour préparer des sauces qu’elle destine à Souleymaana.
Mais Déyél Nayél (La P’tite vieille) a mis celui-ci en garde : avant de toucher aux plats que sa marâtre lui apportera, il faudra d’abord qu’il les fasse goûter à son petit chien, qui lui dira s’il peut manger sans crainte ou s’il doit éviter de consommer ces aliments.
La marâtre finit par se rendre compte du manège de l’enfant et de son chien. Elle saisit un jour ce dernier, et le tue, pendant que Souleymaana est dans la brousse avec les bœufs. A son retour, Souleymaana pleure longuement son chien. Déyél Nayél le ressuscite pour qu’il continue à veiller sur l’enfant.
Un autre jour, la méchante femme se saisit de nouveau du chien, le tue, le dépèce, réduit sa chair en bouillie et disperse ses os aux quatre vents.
L’enfant recherche et réunit patiemment tous les os, et Déyél Nayél redonne la vie au chien. Et ainsi de suite…
Jusqu’à ce que, excédée, la méchante femme entre en contact avec l’hyène, et lui propose d’emporter l’enfant pendant son sommeil pour le dévorer. Elle indique à l’hyène la case où Souleymaana dort, et lui promet une récompense fabuleuse : elle lui donnera autant de bœufs qu’il lui faudra pour se nourrir jusqu’à la fin de sa vie.
Pendant la nuit, dès que les enfants se sont endormis, Déyél Nayél les change de case. L’hyène arrive au milieu de la nuit, rentre dans la case que la femme lui a indiquée, et emporte l’enfant dans sa gueule. Celui-ci crie sans discontinuer : « Mère ! Mère ! C’est moi, ton fils ! » Mais la méchante femme croit à une ruse et incite l’hyène à l’emporter le plus loin possible, et à faire en sorte qu’il n’en subsiste même pas l’odeur.
Le lendemain matin, elle prépare une grande calebasse de lait et des friandises pour son fils. Lorsqu’elle le découvre pour le réveiller, elle se rend compte de son erreur, se donne un grand coup de poing sur la poitrine, et est immédiatement transformée en termitière.
Resté seul et sans famille, Souleymaana décide d’aller à la découverte du vaste monde. Il avale une par une toutes les bêtes du troupeau. Le grand taureau noir qu’il avale en tout dernier lui forme une bosse énorme et laide. Puis il s’en va à l’aventure.
Partout où il arrive, il se fait rejeter à cause de sa difformité. Il erre ainsi, jusqu’à ce qu’il ait atteint l’âge adulte. Un jour qu’il est très assoiffé, il aperçoit, à l’entrée d’un village, des filles (des sœurs) en train de laver des vêtements. Il s’approche d’elles et leur demande à boire.
Il s’adresse d’abord à Ansa qui éclate de rire et lui répond : « Moi donner à boire à un pauvre bossu de rien du tout [dungreejo meereejo] ! Tu ne t’es pas regardé ! »
II s’adresse alors à Coumbo qui éclate de rire et lui répond : « Moi donner à boire à un bossu ! Tu ne t’es pas regardé ! »
Puis il s’adresse à Pendo qui éclate de rire et lui répond : « Moi donner à boire à un bossu ! Tu ne t’es pas regardé ! »
II se tourne vers Tacko qui éclate de rire et lui répond : « Moi donner à boire à un bossu ! Tu ne t’es pas regardé ! »
II s’adresse aussi à Daado qui éclate de rire et lui répond : « Moi donner à boire à un bossu ! Tu ne t’es pas regardé ! »
II s’adresse enfin à la dernière, Demmo, qui l’invite à s’asseoir à l’ombre d’un arbre pendant qu’elle va lui puiser de l’eau bien fraîche.
Après qu’il s’est désaltéré, il demande à Demmo de l’épouser, et elle accepte.
Il construit une case et le plus grand enclos à bœufs qu’un Peul aît jamais vu. Tout le monde se moque de lui : Que peut-il bien en faire ? Peut-être veut-il y déposer sa bosse ?
Une nuit, il s’enferme dans l’enclos et vomit les bêtes une par une. Le grand taureau noir sort en dernier.
Le lendemain, on se rend compte qu’il est non seulement le propriétaire du plus grand troupeau de bœufs de la région, mais aussi qu’il est très bien fait de sa personne.
Les méchantes filles pleurent de dépit… Etc. (5)
La P’tite vieille, le petit garçon et le Taureau Noir
La vieille femme qui, comme je l’ai dit plus haut, peut renvoyer à la vieille dame de la famille, celle qui dit les contes (la grand-mère), joue un rôle bénéfique pour l’enfant dans les contes C3, C5 et C7, et sauve la vieille égoïste d’elle-même et lui permet de se transformer en « bonne » vieille dans C2 ; dans Cl, elle a une intention bienveillante pour l’enfant au tout début, mais cède facilement aux sollicitations de la mère devenue méchante après la mort de sa coépouse.
Dans C2, la vieille ne fera qu’une ridicule et bien dérisoire bonne action dans sa vie, avant son stage en enfer : elle jettera un os rongé à un chien, qui le lui rendra dans l’autre monde, pas si autre que cela sinon par la nature des dons qui y circulent. Dans C6, c’est grâce à la goutte de miel tombée sur leur chien que les Bella découvrent puis enlèvent la sœur, impulsant le « mouvement » (du frère et de l’histoire). Dans C7, c’est aussi un chien qui est chargé de veiller sur la sécurité du petit garçon.
Dans C7 toujours, la méchante femme punie se transforme en termitière (pétrification qui constitue une forme répandue de châtiment que les dieux infligent aux humains – cf. la transformation en statue de la femme de Loth) (6) ; dans C2, c’est en passant près d’une termitière que la vieille égoïste sera avalée par un serpent. Les termites semblent n’avoir d’autre but dans l’existence que de nuire, leur seule utilité, non indispensable, étant de pouvoir servir de nourriture aux poules ; ils peuvent attaquer et détruire les cases en paille des Peuls, leurs vêtements, leurs réserves de céréales. Ndoudi Oumarou explique que « voir des vaches sortir des trous d’une termitière est […] à interpréter comme un rêve particulièrement faste ». (7) En effet, cela suppose qu’il y en a partout, puisqu’il en sort même d’un endroit qui, en général, engloutit les biens et d’où rien de bon ne sort.
Le monde autre où s’est retrouvée la vieille peu sociable apparaît comme étant celui des rêves. « Les femmes, elles, quand elles ont rêvé, s’empressent d’aller tout raconter aux vieilles. Elles croient aux rêves. – « Cette nuit j’ai rêvé que tout le lait que j’avais mis à bouillir sur le feu s’était sauvé. » Alors la grand-mère lui répond sur un ton sermonneur : « Ah, ma chère, je vois, c’est que tu ne fais plus la charité dans ton entourage. Tu ne sais pas donner. Demain, le lait que ton mari aura trait en premier, prends-le et fais-en cadeau. Ce geste te profitera. Tu auras fait une bonne action. Et une bonne action est toujours profitable. » (8) On trouve ici aussi une femme « égoïste » corrigée par une vieille. La vieille, en plus d’être la diseuse des contes, est aussi l’interprète des rêves. Elle détient donc les clefs pour comprendre l’autre monde. La « rêveuse » a recours à elle comme à celle qui détient la connaissance. Or, que connaît la vieille, sinon quelque chose de la féminité et de la maternité dont elle a une expérience plus longue ? Dans « l’interprétation » qu’elle propose au rêve du lait qui se sauve, elle introduit immédiatement le mari (et l’acte sexuel implicitement) : « le lait que ton mari aura trait en premier ». Le voisinage entre le monde des contes et celui des rêves peut être déduit de ce passage : « Nous pensions qu’il nous était possible de répéter ces contes n’importe quand. Mais s’il nous arrivait de les redire aux oreilles des grandes personnes, en plein jour, nous les entendions nous rabrouer – « Arrêtez donc vos contes ! C’est seulement la nuit qu’il faut les dire, sinon vos vaches ne seront jamais pleines ! » C’était comme un tabou qui nous était imposé. » (9) Ici aussi, l’accouplement sexuel est immédiatement invoqué : les vaches ne seraient jamais pleines si les contes sont dits, non pas dans un espace pour rêver (un espace favorable aux rêves, aux fantasmes et aux intrigues amoureuses), mais en plein jour (l’espace de la réalité).
Le taureau noir est évoqué dans C4, C5 et C7. Chez les JafunBe du Saamoori, pour féliciter quelqu’un du succès de ses entreprises ou se moquer de ses fanfaronnades, on a coutume de dire : Tcho ! Ngaari Balééri ! (« Quel Taureau Noir ! », « Bravo ! Taureau Noir ! ») Chez les Mbororo, on envie toujours quelqu’un « qui, à son réveil, dit qu’il a vu le Bœuf Noir en songe. Quelle chance pour celui qui a rêvé à ce Bœuf Noir du monde des Esprits, surtout s’il l’a vu saillir une de nos vaches ! Ce jour-là, il offrira du lait à tout le monde pour s’attirer des bénédictions sur son troupeau. » (10) Lorsque le fantasme entre en collusion avec le mythe, le sentiment de satisfaction prédomine sur le démenti qu’apporte la réalité. Et il faut rendre un maximum de gens partenaires de ce mode d’autorisation à fantasmer en public, et de jouir en (se) racontant.
Le monde devient dangereux pour l’enfant après la perte de sa mère : C1, C3 et C5, ou la perte de ses deux parents : C6 et C7. La mère morte pourrait représenter l’« ancienne mère », la mère de la première enfance qui satisfaisait tous les besoins de l’enfant. Après l’avoir perdue, l’enfant se trouve confronté à la mauvaise mère et à un monde devenu particulièrement dangereux et sauvage. La mort du père laisse l’enfant sans défense face aux manigances de la marâtre et des étrangers. Si l’on pense aux conflits oedipiens, on pourrait déduire qu’il s’agit par là de signifier à l’enfant ; « Voici ce qui t’arriverait si tes vœux se réalisaient, si ton père mourait ! » La mauvaise mère pourrait être aussi la mère oedipienne, celle qui laisse l’enfant livré à ses démons (bêtes sauvages), lui fait perdre tout repère (égarement dans la brousse). Seule la médiation de la vieille, la grand-mère qui, dans beaucoup de société africaines, appelle plaisamment son petit-fils « mari », permet à l’« orphelin » d’aller de l’avant, jusqu’à trouver son objet sexuel propre (alliance matrimoniale) et de mettre un terme à l’errance de l’enfant livré à lui-même (caractère erratique de la sexualité infantile). La dérision contenue dans l’appellation « p’tite vieille femmelette » vient peut-être de la relation de plaisanterie unissant la grand-mère à ses petits-enfants.
L’alliance matrimoniale apparaît en effet, pour d’autres ethnies aussi, comme un moyen de fixation de l’errant. Michel Izard explique qu’à la représentation qu’une société se fait de son état de nature, correspond toujours l’homme présocial qu’est le chasseur : « Le chasseur ne dispose que d’un seul pouvoir qui est de nature magique : il connaît les moyens propres à tromper la circonspection des animaux sauvages et la sagacité de leurs gardiens, qui s’apparentent à des génies de la brousse. Le chasseur, étranger à tout encodage politique du monde, est un marginal dont la société entend résorber la libre itinérance […]. A l’aube de l’histoire, la nature n’est visée du pouvoir que comme nature végétale. L’histoire – l’instauration sociale – introduit d’abord une distinction entre nature sauvage et nature domestiquée, puis opère un clivage comparable parmi les animaux […]. Le chef d’avant l’instauration du pouvoir sédentaire, le chasseur […], rappelle au monde sédentaire une liberté perdue et […] de ce fait est objet de scandale. » « Nombreux sont dans le Yatenga, les récits qui se rattachent au thème de la captation du chasseur. Le chasseur est seul ; son domaine est la brousse, où vivent les animaux sauvages. Il n’a pas de territoire, mais des parcours, comme les animaux, spatialité non de surfaces mais de lignes, dont les nodosités sont les mares où les bêtes de la brousse viennent boire et près desquelles il établit ses bivouacs. Alors qu’il campe auprès du trou d’eau, la fille du chef du village de l’endroit vient à passer et voit l’étranger, elle parle de sa rencontre à son père, qui envoie la jeune fille inviter le chasseur à lui rendre visite. Non sans mal, le chef convainc le chasseur de s’établir dans le village : il épousera sa fille et chassera désormais pour son beau-père. » (11)
Christiane Seydou propose diverses interprétations de cette « fin de l’errance » parmi lesquelles je retiens celles-ci : « Une […] question se pose : celle de la résidence de ce nouveau couple. Si l’endogamie lignagère et surtout les mariages préférentiels aboutissent très souvent, pour les époux, à un statut quo en ce qui concerne leur résidence, en revanche, s’installer dans le village de ses beaux-parents, pour un homme venu de l’extérieur et n’ayant avec ceux-ci aucune relation de parenté, n’est pas chose commune et traduit généralement une supériorité économique, du côté de la femme. Ici, la richesse en troupeaux du mari n’est pas en cause, mais cette uxorilocalité peut s’expliquer par le statut des deux alliés masculins concernés : la qualité de chef (ou de roi) du beau-père/beau-frère, et celle d’orphelin errant du gendre/beau-frère suffisent à motiver ce manquement à la règle habituelle de virilocalité. […] On peut voir dans la régurgitation du troupeau à l’intérieur de la concession, et dans le village, une métaphore du passage du nomadisme pastoral à la sédentarisation. […] [L’avalement des bêtes] n’a, dans ces contes, aucune justification explicite (liberté de mouvement, par exemple), mais au contraire bien des inconvénients manifestes : le frère se couvre de boutons ou bien devient un petit bonhomme tout tordu, tout noueux… Si, donc, l’on n’en retient que l’image, on s’aperçoit que, loin de signifier une volonté d’appropriation totale du bien commun, l’avalement exprime plutôt un « gel », une « mise en sommeil ». Et en sûreté de ce bien qui ne sera rendu à l’air libre qu’une fois réunis ses copropriétaires, le couple frère/sœur, dont il est, dans le contexte social peul, le lien associatif le plus solide. » (12)
Notes
1 Ursula Baumgardt, « L’enfant à travers des contes peuls du Cameroun », in V. Görög-Karady, U. Baumgardt (éds.), L’enfant dans les contes africains, Paris, CILF, 1988, p. 92.
2 Angelo Bonfiglioli Maliki, Bonheur et souffrance chez les Peuls nomades, Paris, CILF, 1984, p. 49.
3 Henri Bocquené, ibid., pp. 147-148.
4 Christiane Seydou, « Ou tu me donnes une femme, ou je reprends ma petite sœur », in S. Bernus, C. Tardits (eds)., Le worso. Mélanges offerts à Marguerite Dupire, Journal des africanistes, 1985, 55, 1-2.
5 Conte peul du pays samo.
6 Voir aussi Géza Rôheim, « Les grands Dieux primitifs » (1934), in La panique des dieux et autres essais, Paris, Payot, 1972.
7 Henri Bocquené, op. cité, p. 73.
8 Ibid., p. 73.
9 Ibid., p. 76.
10 Ibid., p. 73.
11 Michel Izard, L’odyssée du pouvoir. Un royaume africain : état, société, destin individuel, Paris, Editions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, 1992.
12 Christiane Seydou, « Ou tu me donnes une femme ou je reprends ma petite sœur », op. cité, pp. 136-137.
Bibliographie
Ursula Baumgardt, « L’enfant à travers des contes peuls du Cameroun », in V. Görög-Karady, U. Baumgardt (éds.), L’enfant dans les contes africains, Paris, CILF, 1988.
Henri Bocquené, Moi un Mbororo. Ndoudi Oumarou, Peul nomade du Cameroun, Paris, Karthala, 1986.
Michel Izard, L’odyssée du pouvoir. Un royaume africain : état, société, destin individuel, Paris, Editions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, 1992.
Angelo Bonfiglioli Maliki, Bonheur et souffrance chez les Peuls nomades, Paris, CILF, 1984.
Christiane Seydou, « Ou tu me donnes une femme, ou je reprends ma petite sœur », in S. Bernus, C. Tardits (eds.), Le Worso. Mélanges offerts à Marguerite Dupire Journal des africanistes, tome 55, fascicules 1-2.