Ma sœur, ma fille,
Tu n’es ni ma sœur ni ma fille mais ce sont les mots qui me venaient dans l’amour alors pourquoi pas dans cette lettre, la première que je t’écris et la dernière. Ne me réponds pas, s’il-te-plaît. Après l’avoir lue, tu devras m’oublier très vite, trouver d’autres bras pour te serrer, d’autres mains pour te caresser. Oublie-moi, sois heureuse, vis. Tu te souviens d’Aragon chanté par Ferré : « Marie-toi, sois heureuse et pense à moi souvent ». Pas à moi, non, je ne dois plus exister pour toi. Certains souvenirs encombrent, gomme-les. Quant à moi c’est différent, je ne t’oublierai pas mais, rassure-toi, mes rêves ne te dérangeront pas. Tu ne les sentiras pas, ce sera juste quelque chose entre moi et moi pour remplir les heures au fond de ma cellule. Comme au cinéma où le regard des spectateurs n’importune pas les acteurs. Le cinéma qui nous a tant fait rêver. Que de films où nous nous voyions tous les deux à la place des héros, toi la jeune première et moi l’homme un peu plus mûr qui devait, fatalement, te séduire ! Tout est tellement prévisible sur un écran… Et c’est vrai que nous aurions fait un couple parfait, toi la belle métisse à la peau claire et aux yeux verts (chabine dorée, c’est bien ainsi qu’on dit dans ta Guadeloupe ?), moi le costaud noir comme du cirage avec sa gueule de mauvais garçon. La réalité colle rarement avec la fiction : qui m’aurait imaginé en meurtrier ? Tu n’as pas dû comprendre et ce n’est pas les médias qui ont pu t’apprendre quoi que ce soit puisqu’ils n’ont pratiquement rien dit de mon « affaire ». Un drame qui met en scène deux inconnus ? Qui cela intéresserait-il ? Ah, si les policiers blancs m’avaient descendu, là je serais devenu quelqu’un ! Les manifs monstres, les panneaux JUSTICE POUR OMAR, FLICS RACISTES – FLICS ASSASSINS. C’est toi, peut-être, qui aurait pris la tête de la croisade pour la justice ? Dans ce cas, oui tu aurais pu ne pas m’oublier. Tu serais devenue quelqu’un, toi aussi. Beau cadeau post-mortem, non ? Pas toi seulement, plein de gens se seraient sentis exister à cause de moi… jusqu’à ce que la fièvre retombe. Mais je n’ai même pas fait mine de m’enfuir, comment les flics auraient-ils pu me tirer dessus ? J’admets avoir raté ma sortie. Non que j’aie tellement envie de mourir, c’est simplement que l’idée de devoir croupir en prison pendant des années, au moins dix selon mon avocat, ne fait rire personne. Dix ans ! une éternité, alors tourne la page, darling, please ! Je ne plaisante pas. Dix ans ou davantage si le procureur et la partie civile réussissent à me faire passer pour un monstre. L’avocat n’y croit pas. Il fera de moi une victime du racisme. Les avocats savent transformer les assassins (les meurtriers : le terme exact dans mon cas) en victimes ; ils sont payés pour cela. Et c’est vrai qu’on peut être à la fois l’un et l’autre. Mon baveux sait comment faire, à ce qu’on dit. Baveux ? Je sais, le mot est démodé mais là j’y peux rien, tout membre éminent du barreau qu’il soit, il bave, enfin il postillonne beaucoup. Imagine un type qui déborde de partout, qui ne doit rien se refuser question bouffe et picole ; alors quand il ouvre sa grande gueule ça déborde. Au parloir il a le verbe haut et fort comme s’il faisait déjà face au prétoire et postillonne à tout-va. Etonnant ! Est-ce ainsi qu’il impressionne les jurés ? Car il est l’avocat des causes perdues et les gagne souvent, paraît-il : pile ce qu’il me faut, n’est-ce pas ? En tout cas, ce n’est pas l’argent que je n’ai pas qui l’intéresse ; il veut me tirer de l’anonymat, faire de moi une cause célèbre, le pauv’ nèg’ qui a vu toutes les portes se fermer simplement parce qu’il était noir. Il va s’engouffrer dans les discours des « racisés » et autres victimes de « l’intersectionnalité ». A part ça, il compte bien faire sa pub sur mon dos ; c’est de bonne guerre. Ceci dit, son plan de campagne ne brille pas par l’originalité : adieu le monstre assoiffé de sang, bonjour la victime malheureuse des discriminations. Je croise les doigts.
Tu te souviens, bien sûr. C’est toi qui m’a indiqué ce casting. On cherchait des comédiens « colorés » pour jouer les policiers dans une nouvelle série télé, « Commissaire Duroc ». Une nana, le commissaire, des policiers blacks : on est dans l’air du temps ! Je ne suis pas comédien mais j’étais volontaire pour faire le Black de service. Certes, je n’ai pas fait la FEMIS pour ça, mais j’étais preneur de n’importe quoi qui me fasse sortir de mon trou, à commencer par le trou à rats de l’hôtel où j’assure les permanences de nuit : tu connais… Alors je me suis pointé. C’est l’assistant-metteur en scène qui officiait. La sale gueule, prétentieux avec ça et maniéré comme pas deux. Cheveux longs, blouson et pantalon de jeans effilochés, des santiags, le visage blafard des accros à la coke. J’ai appris depuis qu’il était aristo et de la jaquette. Mauvais, évidemment (la jaquette, veux-je dire), maître Durand-Potterie (c’est le nom de l’avocat) m’a prévenu qu’il faudrait éviter à tout prix que le procès se réduise à l’affrontement entre deux minorités brimées. Parce que si l’on y va par-là, pourquoi le jury devrait-il préférer le Noir au pédé ? D’autant que le jury sera constitué majoritairement de Blancs et qu’il n’est pas si facile d’accuser un mort. Dix ans, je te dis. Oublie-moi !
Tu connais cette blague ? Dans la Russie communiste, un client se présente chez un marchand d’automobiles. Il a choisi son modèle, il a l’argent, il paye, on signe les papiers, tout va bien. On lui annonce alors qu’il sera livré dans trois ans. C’est toujours OK mais il a une question : sera-t-il livré le matin ou l’après-midi ? Je suis désolé, répond le vendeur, vous ne m’avez pas bien compris, vous serez livré dans trois ans. Si, j’ai compris, dit l’acheteur mais ce sera le matin ou l’après-midi ? Enfin, qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? C’est que l’après-midi j’attends le plombier… Bon, ce que je te demande n’a pas grand-chose à voir avec cette histoire, plutôt le contraire : ne fais pas de projets à long terme où je serais dedans, surtout que dans dix ans (ou plus), on ne te livrerait pas un Omar tout neuf ; il aura eu tout le temps pour rouiller.
Je te refais la première scène Hubert-Omar. Hubert, c’est donc l’assistant puant comme pas deux, les cheveux en bataille, affalé derrière une table, un cigare au bec. Oui, un cigare comme Otto Preminger et les grands d’Hollywood (la corpulence en moins), pour te donner une idée du personnage, alors que c’est/c’était son premier poste d’assistant, comme je n’ai pas tardé à l’apprendre. Mais passons. Il m’interroge sur mon passé, mon expérience en matière de cinéma. Quand je lui sors que je suis diplômé de la FEMIS, il prend l’air encore plus dégoûté (lui n’a jamais réussi à y entrer), vous êtes là pour un rôle, qu’il me dit, qu’est-ce que vous avez joué jusqu’ici ? Je ne crois pas vous avoir vu dans un film, qu’il continue, perfide. Je suis bien forcé de reconnaître que mon expérience d’acteur se limite à de petits rôles dans des films d’école. J’ajoute que j’en sais suffisamment pour jouer un flic. Il veut un flic noir, non ? Eh bien, je suis noir. Je pense au film d’Alice Diop, La Mort de Danton, nous l’avons vu ensemble, l’histoire de ce jeune Black de banlieue qui veut absolument devenir comédien. Il réussit à s’inscrire au cours Simon, son apprentissage est laborieux, il n’a pas l’aisance de ses camarades, mais il s’y fait, il termine l’école. Malheureusement, lui qui rêvait d’interpréter le rôle-titre dans le Danton de Büchner, il est systématiquement cantonné dans des emplois de Black (domestique, truand …). Faute d’autre public, c’est devant deux-trois copains de la cité où il vit qu’il récitera une tirade de son Danton. Moi, plus modeste, je ne rechignais pas, vu les circonstances, à me contenter d’un rôle de Black dans une série B. Après tout, cela ne peut pas me faire de mal d’observer de près comment se fabrique un vrai film, même si ce n’est qu’un mauvais film télé. Mais le gars a déjà décidé qu’il ne voulait pas de moi pour le rôle. Vous n’avez pas la gueule qu’il faut. Ah ? je fais. Oui, nous cherchons un beau mec avec une belle gueule ; vous ne pouvez pas convenir. Il ne s’est pas regardé, je pense, mais je ne réponds rien, j’attends la suite : A la rigueur je pourrais vous caser parmi les figurants. Ça vous va : deux ou trois journées pour commencer, payées 100 € chacune ? Comme s’il me faisait la charité, la tantouse ! J’aurais dû refuser. J’ai accepté. Je me disais toujours que ça pourrait me servir. Mal m’en a pris. Le premier jour de tournage, je découvre que c’est le même connard qui est chargé des figurants. Tout de suite, il s’acharne sur moi et, comme je suis le seul Black, il est clair qu’il n’est qu’un con de raciste. Je suis empoté selon lui, ne comprends rien à rien. Pourtant ce qu’il me demande n’a rien de difficile : « j’interprète » (c’est un grand mot !) un flic de base qui se tient à la porte du commissariat, descend un escalier, ouvre la grille d’une cellule, toujours sans un mot. N’importe quelle godiche serait capable de jouer quelque chose d’aussi simple mais ça n’est jamais comme il veut. A croire qu’il veut me pousser à bout. Néanmoins le premier jour se passe sans que j’ai fait un clash.
La nuit d’après j’étais de service à l’hôtel. En général, je dors entre deux clients. Là, impossible, je rongeais mon frein, tout ce que j’avais raté dans ma vie, « mon » film que je n’arrivais pas à produire, je me comparais à l’autre connard auquel tout semblait réussir. C’est moi qui aurais dû être à sa place. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé : combien de fois, à combien de réalisateurs j’ai proposé mes services ? Toujours pour rien. On n’avait pas besoin de mettre les points sur les i : un Black ne doit pas se hausser plus haut que son cul, la mise en scène c’est domaine réservé. Ou bien : faites un film sans budget avec vos potes du ghetto. Entre un Black diplômé et un nul à particule comme cet Hubert, ils choisiront toujours le babtou.
Le lendemain matin, lorsque je me pointe au studio à Aubervilliers, après une nuit blanche, je suis sur les nerfs. Normal. Quand Hubert-la tapette a commencé à m’asticoter, je me suis forcé, j’ai encaissé. Une fois, deux fois, j’ai pas bronché. La troisième fois, quand il m’a m’appelé « blanchette », j’ai vu rouge (!) : la rage m’a pris. Je me suis mis à le cogner. J’aurais été incapable de m’arrêter. Quand on a réussi à me maîtriser, c’était trop tard. Tu me connais : quand je m’énerve… Et l’autre tapette avec ses manières d’emmerder le monde n’était qu’une mauviette, il ne s’est même pas défendu. Sa tête à claques n’avait jamais été belle à voir mais là elle était à vomir. Pour le reste, il ne bougeait ni pied ni patte. Son cœur a lâché et moi j’ai droit à la cour d’assises. Maître Durand-Potterie fera jouer l’excuse du faciès et, pour une fois, ma tête de nègre devrait me servir à quelque chose. Mais dix ans quand même ! Et c’est le minimum. Sois heureuse, oublie-moi.
Omar a été condamné le 21 juin 2020 par la cour d’assises de Bobigny à vingt ans de réclusion criminelle pour homicide volontaire, la préméditation n’ayant pas été retenue. Une seule personne de couleur, une Asiatique, faisait partie du jury. Si le jugement n’est pas infirmé en appel, si Omar se tient à carreau, s’il bénéficie à plein de son CRP (crédit de remise de peine) et de la RSP (remise supplémentaire de peine), il restera en détention pendant une bonne quinzaine d’années. Bonne chance à lui.