Créations

Claire Bretécher, une grande dame du 9ème art

Roger Séguéla par Claire Bretécher

C’est par un mel, que dans la soirée du mardi 11 février 2020, j’ai appris la disparition de Claire Bretécher, survenue la veille.

Ce message m’était adressé par Laurence L., qui fut longtemps directrice de la  communication au sein de l’équipe que je dirigeais chez Promodès où j’assurais la direction des enseignes 8 A Huit et Négoce (plus de 3000 magasins de proximité).

Et c’est toute une tranche de mon histoire professionnelle, qui remonta brusquement à la surface.

Une tranche parmi les plus agréables de ma carrière : j’avais eu l’insigne chance et le grand honneur de collaborer pendant 8 ans avec une grande dame, Claire Bretécher.

Retour en arrière : en juillet 1994, Jean Halley, DG de la Branche Proximité de Promodès, me nomme Directeur d’Enseigne 8 A Huit / Négoce. C’est une fonction passionnante, constituée de plusieurs missions, dont la Communication et la Publicité des enseignes.

Il n’y a rien de plus basique que la communication des magasins alimentaires. Tous les messages publicitaires tournent autour du prix, quand il s’agit de discount, ou du confort et de la facilité des courses dans les magasins de proximité un peu plus chers, en montrant une ménagère seule ou en famille, poussant son caddy et souriant béatement.

Mon homonyme Jacques Séguéla a décrit les 3 axes de la publicité possibles dans la distribution : le prix, la famille et l’humour (on est loin des principes de la communication US : Sea, Sex and Sun).

Jusqu’en 94, aucune enseigne n’a osé communiquer sur l’humour.

Je commence par faire le tour des prestataires, et je rends visite à l’agence de publicité, Apache, basée à Annecy, et dirigée par Pascal Dupont. Il s’agit de préparer la campagne de com 95.

Il me présente 2 projets fort différents :

le premier est basique : des ménagères de moins de 50 ans font leurs courses dans un  8 à 8, tout en s’extasiant devant le thème de la promotion et en souriant bêtement. Rien de passionnant, c’est ce que vous continuez à voir encore aujourd’hui, dans tous les prospectus émis par des magasins de proximité.

la deuxième est originale, et va retenir mon attention, voire mon enthousiasme : les 10 prospectus annuels sont illustrés par Claire Bretécher et la première de couverture présente un dessin imaginé et signé par elle.

C’est une révolution dans le landerneau de la pub distribution, l’humour y entre enfin, qui plus est signé par une femme.

C’est la plus grande dessinatrice de BD de France ; elle bénéficie d’une grande notoriété et d’une forte sympathie.

Et cela évite d’évoquer le problème du prix de vente, fort peu compétitif dans les magasins de proximité.

Un contrat est signé avec Claire, il se poursuivra pendant 8 ans, les 8 années que je passerai à la tête de l’Enseigne.

Carte de voeux 1999

J’aurai donc l’occasion de faire sa connaissance et de la rencontrer à maintes reprises.

Au début, elle a quelques scrupules à travailler pour une enseigne de la Grande Distribution, elle qui travaille pour des journaux de gauche, à l’époque le Nouvel Observateur, et affiche une sensibilité plutôt socialiste.

Mais il faut bien vivre, et le contrat n’est pas négligeable. Elle travaillera également pour d’autres marques dans des domaines variés, sur des produits comme Tryba ou les yaourts BA de Besnier.

Même avec le succès qu’elle a rencontré, le métier de dessinateur de BD n’est pas très lucratif, tandis que les publicités qu’elle réalise lui procurent une vie un peu plus aisée.

Laurence L. et moi réussissons à l’apprivoiser, nous n’avons rien de méchants capitalistes, sommes de simple cadres normalement cultivés, dans un milieu où la culture générale ne fait pas partie des priorités.

Il y a même assez peu de gens qui la connaissent. Heureusement Jean Halley en fait partie, et il appuie mon idée d’utiliser ses services.

Il faut bien dire que le niveau culturel des cadres de la distribution n’est pas des plus élevés : on parle en général de “bons bourrins”. Dans l’équipe dirigeante de la proximité, seuls 3 hommes ont une bon niveau culturel, mes amis Yvon B., qui s’éclatera plus tard dans la peinture et la sculpture et Gilbert D., fou d’opéra et de littérature, qui écrira un livre sur la mort de Jésus, en plus de notre  patron Jean Halley. L’un de nos camarades dirigeants, qui fera une belle carrière chez Carrefour, est profondément ignare, son seul sujet de conversation étant le football…

De ce fait, je restreindrai volontairement le cercle des gens dignes de rencontrer Claire…

Elle a épousé en 83 le juriste constitutionnaliste Guy Carcassonne, un homme de grande culture, très ouvert, qui lui apporte beaucoup, l’introduit dans la société politique de l’époque, et dont elle a un fils, Martin.

Guy Carcassonne fut un proche de Rocard et Jospin, il disparaîtra brutalement en 2013 à St Petersbourg et je pense qu’elle ne s’en est jamais remise.

Nous arrivons à créer un courant de sympathie, et lui posons beaucoup de questions sur son métier dont elle nous en parlera en toute sincérité.

Nous finissons par nous rencontrer dans son superbe appartement de Montmartre, à proximité de la rue Lepic. Il est situé sur le toit d’un immeuble parking de 4 ou 5 étages, et elle y dispose d’un vaste logement familial, d’une belle terrasse, avec vue à 360° sur Paris, et d’un grand studio où elle peut s’isoler pour travailler.

CB est d’un naturel plutôt timide et réservé. Elle nous observera quelques temps avant de nous accepter dans son cercle.

Elle est impressionnante par sa beauté, une grande blonde aux yeux verts et aux cheveux coupés courts façon casque d’or.

Du temps de Pilote, Enki Bilal rapporte que tous les dessinateurs étaient amoureux d’elle.

Elle nous a raconté ses débuts avec le professeur Choron qui les faisait travailler durement et oubliait de les payer (elle faisait alors équipe avec d’autres débutants comme Reiser) ; il avait avec les jeunes dessinateurs un comportement typiquement facho, curieux pour un homme qui s’affichait de gauche et donnait allègrement des leçons de morale !

Elle nous a aussi narré les affres de la création : elle devait rendre sa copie au Nouvel Obs, tous les mardis à 12 h. Plus la date fatidique arrivait, plus l’anxiété montait, et moins elle avait d’inspiration, passant des heures terribles… et brusquement, vers 10 h 30, l’inspiration jaillissait et elle réalisait en quelques minutes la planche politique ou sociologique de la semaine.

Elle avait une vision aigüe de la société de l’époque, c’est elle qui inventa le terme « bobo ».

J’étais impressionné par la lecture de ses BD’s et sa vision prémonitoire.

Les personnages qu’elle inventait, on les retrouvait dans la société quelques mois ou années plus tard. Sa sensibilité et son sens de l’observation lui permettaient de sentir et d’exprimer l’évolution des mœurs.

Le fils d’un ami, qui était bon dessinateur de BD, cherchait à percer. Il lui fallait trouver une introduction pour publier. J’en parlais à Claire, qui me dit être régulièrement sollicitée par ce type de question. Elle dissuadait tous les candidats, en expliquant qu’il y avait déjà beaucoup de bons dessinateurs sur le marché, que l’offre excédait la demande, et que très peu arrivaient à en vivre. Elle même, pour vivre correctement, devait faire de la publicité.  Comme la littérature, la BD ne nourrit pas son homme (ou sa femme, comme diraient les féministes).

En visitant son appartement, nous avions remarqué de nombreux tableaux représentant des membres de sa famille. Il y avait aussi beaucoup d’autoportraits.

Au début, nous avons eu du mal à la reconnaître.

En effet, elle qui était d’une beauté solaire, prenait un malin plaisir à s’enlaidir, voire à noircir l’image. A notre question sur le pourquoi d’un tel comportement, elle nous répondit que c’était la vision qu’elle avait d’elle même. Nous laisserons aux exégètes et autres psychanalystes le soin d’interpréter ses paroles. Ce qui est sûr, c’est qu’elle ne s’aimait pas, et qu’elle était aussi dure envers elle même qu’envers les autres….

Elle fit plusieurs expositions de ses œuvres, et Laurence, MC et moi, eûmes le privilège d’en voir au moins deux. La première eut lieu à la galerie Christian Desbois du 6 février au 6 mars 99.

La dédicace qu’elle nous fit alors, continue à nous toucher profondément.

Nous nous voyions assez régulièrement à cette époque où notre collaboration tournait à plein. Ses dessins ne paraissaient pas seulement sur les prospectus de l’enseigne, ils furent déclinés sur de nombreux autres supports, affiches 4×3 et culs de bus. Paris et les grandes villes de province les arborèrent pendant de nombreuses semaines. La presse féminine ne fut évidemment pas oubliée.

Et nous osâmes même le sponsoring télé, à travers l’une des plus grandes émissions de la 2.

L’image de la marque 8 A Huit fut fortement modernisée. Sa notoriété  monta en flèche, celle de Claire Bretécher également. Cela s’appelle en terme marketing, une opération gagnant/gagnant.

Les spécialistes de Marketing liront avec intérêt l’article de LSA (Libre-Service Actualités) du 29 05 1997, qui commente la campagne en cours à cette époque.

Toutes les réalisations publicitaires de CB ont été recueillies dans un grand livre ” 8 A Huit au cœur de la pub”, retraçant chronologiquement toutes ses créations des années 1995 à 1999.

Et je fus très heureux, qu’un jour, elle fasse ma caricature.

J’eus la chance de recevoir toutes ses œuvres parues entre 1995 et 2003 dédicacées à sa manière, avec tout son humour et toute son ironie.

Celle d’Agrippine et la Secte à Raymonde, en 2001, est particulièrement originale, et elle continue à me donner  l’impression de planer !…

Cette belle histoire devait s’achever en 2003.

Laurence L. et moi, quittâmes le groupe Carrefour  qui avait repris Promodès en 2000. Le grand principe de cette entreprise était alors de “virer” les cadres d’origine Promodès et ceux de plus de 50 ans.

Bien retranchés dans notre citadelle 8 A Huit, tout à fait irréprochables, nous dûmes subir pendant 3 ans des pressions, que l’on qualifierait aujourd’hui, de harcèlement moral… Les temps ont changé.

Je fis tout mon possible pour pérenniser l’accord avec Claire, dans l’intérêt de l’enseigne. Mais mon successeur, qui n’avait de Moulin que le nom, pas le prénom, céda rapidement sous la pression des cost-killers, ravis de d'”économiser” le budget Bretécher.

Je la fis même inviter au congrès mondial Carrefour de mars 2003 au Bourget pour une belle journée de dédicaces. Elle y obtint un grand succès, il y avait des gens cultivés chez les invités n’appartenant pas au monde de la grande distribution.

Mais rien n’y fit, les obscurantistes devaient triompher, la belle aventure entre 8 A Huit et Claire Bretécher était terminée… et l’enseigne retomba dans sa routine et son anonymat.

 Légende : A Roger Séguéla, avec un scoop *

* le 8AHuit de la rue Lepic est devenu formidable, je t’en reparle… CB

Conclusion

Avec le recul, l’épopée Claire Bretécher/8 A Huit, donne l’impression d’une période de lumière dans un monde obscur, d’une embellie inespérée dans un environnement très prosaïque.

Pendant 8 ans, Laurence L., Pascal Dupont et moi, avons eu l’impression de tutoyer les dieux de l’Olympe.

Nous sommes fiers du travail accompli avec la “lumineuse” Claire Bretécher.

Nous avons eu le privilège de faire un bout de chemin ensemble, de la rencontrer, de la connaître, et de profiter de sa grâce.

16 février 2020

Addendum : Claire Bretécher a été enterrée samedi 15 février, par une belle journée ensoleillée, au cimetière de Montmartre.

Elle repose à côté de son mari, Guy Carcassonne, division 19.

Laurence L. nous a représentés à la cérémonie, parmi de très nombreux dessinateurs.

“c’était émouvant et simple, à l’image de Claire” , m’écrit Laurence.