Voici un extrait de Lettres sur la justice sociale à un ami de l’humanité, par Michel Herland, Paris : Ed. Le Manuscrit, 2006, 334 p.
Léon Walras : un socialiste très libéral (p. 88 à 97).
… On voit donc à quoi se résume la justice dans le libéralisme : que chacun soit libre d’accomplir sa destinée. Une telle condition, apparemment anodine, s’avère en réalité très contraignante dans son exigence d’égalité des chances et c’est pourquoi le libéralisme ainsi compris peut finir par rejoindre certaines versions du socialisme. Cela est en particulier le cas chez Walras qui a effectivement caractérisé sa doctrine comme un « socialisme libéral ». Celui-ci présente plusieurs aspects. Fidèle à ses expériences de militant du mouvement associatif comme à la doctrine des socialistes français tels Leroux ou Proudhon, Walras considérait par exemple que le conflit entre le capital et le travail pouvait se résoudre par la fusion des deux, la transformation des travailleurs en capitalistes associés au sein de leur entreprise, bref dans ce que nous appelons aujourd’hui « l’autogestion ». Dans un texte tardif, rédigé spécialement pour « boucler » la doctrine exposée dans les Études d’économie sociale, Walras expose en ces termes son idéal social :
« Dans une société rationnelle, il faut se représenter la masse des capitaux qui n’appartiennent pas à l’État comme étant, par petites fractions, entre les mains des travailleurs, sous forme d’actions, d’obligations d’entreprises diverses, et surtout d’actions et d’obligations d’entreprises coopératives, ajoutant au bien-être du présent, assurant la sécurité du lendemain, préparant le repos de l’avenir ; tout cela, comme il convient, par l’initiative individuelle, sans aucune ingérence de l’État, si ce n’est pour prêter, en cas de besoin, un concours désintéressé et bienveillant » (« Théorie de la propriété », 1896).
L’histoire aussi bien que la théorie moderne de la firme enseignent que les entreprises autogérées sont des entités fragiles, a priori moins bien armées pour affronter la concurrence que les entreprises capitalistes. Walras ne pouvait pas connaître les démonstrations des théoriciens actuels de la firme mais ses déboires en tant qu’animateur du crédit coopératif étaient suffisamment éloquents pour l’inciter à penser que le développement sur une grande échelle de l’autogestion était incompatible avec le maintien d’une « féodalité financière ». C’est pourquoi l’une des fonctions principales revenant à l’État est d’empêcher l’apparition des monopoles, source des profits exorbitants et des grandes fortunes. Cette fonction est indissociablement économique et sociale : économique parce que, dans son économie pure, Walras avait démontré que la concurrence conduisait au maximum de satisfaction possible pour tous (ce que l’on appelle l’optimum) ; sociale parce que seule la concurrence est juste au sens où elle permet au « meilleur » de gagner en entendant par là celui qui offre le meilleur produit au meilleur prix. Mais la « féodalité financière » n’a pas seulement son origine dans l’entreprise, d’où un second domaine de l’État dont l’importance théorique est essentielle chez Walras car elle découle directement des deux « théorèmes » énoncés dans la « Théorie de la propriété » :
« I – Les FACULTES PERSONNELLES sont, de droit naturel, la propriété de l’INDIVIDU.
II – Les TERRES sont, de droit naturel, la propriété de l’ETAT » (typo. L.W.).
Nous reviendrons dans un instant sur le premier théorème qui est évidemment le plus problématique. Walras justifie le second en invoquant « le principe de l’égalité des conditions qui veut que nous puissions tous profiter également des ressources que la nature nous offre pour exercer nos efforts ». Là est sans doute l’affirmation la plus socialiste de notre auteur. Dans notre langage actuel nous dirions que les terres, c’est-à-dire plus généralement le patrimoine naturel, sont de droit naturel la propriété commune de l’humanité. Dans le monde du XIXe siècle, qui était celui de l’affirmation des nationalités, il n’était pas illogique que Walras vît dans les États les représentants les plus légitimes des communautés humaines et qu’il recommandât la nationalisation des terres. Peu importe ici que sa démonstration du caractère rentable à long terme du rachat des terres par l’État repose sur une hypothèse (celle de la croissance indéfinie des rentes foncières) qui s’est révélée erronée pour les terrains agricoles. L’important est dans l’affirmation d’un principe éthique incontestable : dans l’ordre de la justice on ne peut en effet tolérer que le simple hasard d’être né, par exemple, sur une terre riche en pétrole suffise pour faire qu’un homme soit riche, voire très riche. Or la répartition des richesses dans nos sociétés repose sur de tels hasards. Proclamer leur injustice intrinsèque était à l’époque de Walras et demeure aujourd’hui un critère incontestable d’un socialisme authentique. Faut-il vraiment avoir la cruauté de souligner qu’au jour d’aujourd’hui aucun parti prétendument socialiste ne passerait ce test… Évidemment le premier théorème aurait, lui, du mal à passer le test d’un socialisme authentique. Sa justification principale tient à cette fameuse responsabilité dont nous avons vu à plusieurs reprises qu’elle était indissociable de l’idée de liberté et, par là, de tout libéralisme conséquent.
« L’individu, étant propriétaire de ses facultés personnelles, sera propriétaire de son travail et propriétaire de son salaire ainsi que des produits, revenus consommables ou capitaux neufs, acquis par lui avec son salaire. Il travaillera quand et comme il voudra, subsistant plus ou moins bien selon qu’il aura su gagner un salaire plus ou moins élevé, devenant plus ou moins riche selon qu’il aura plus ou moins épargné et capitalisé. »
Il ne faut pas se méprendre sur l’intitulé assez vague du premier théorème. Walras veut dire précisément que l’individu est, au sens strict, seul propriétaire de ses facultés personnelles et de leur fruit. L’impôt est donc de ce point de vue injuste, si bien que dans le système idéal de Walras tout impôt aurait effectivement disparu, l’État pouvant se financer d’une manière autonome grâce au produit des rentes foncières. Tout cela ne signifie pas néanmoins que la solidarité soit entièrement bannie de l’univers walrasien. Les mécanismes d’assurance que nous connaissons (contre les risques maladie, accident, chômage, vieillesse) sont compatibles avec son libéralisme, à condition qu’ils demeurent facultatifs, puisque, en vertu du premier théorème, l’État n’est pas plus autorisé à distraire autoritairement une partie du revenu individuel sous la forme de primes d’assurance ou de cotisations sociales qu’à en prélever une partie sous forme d’impôt. Mais cela ne s’arrête pas là. Walras tire du premier théorème des conséquences encore plus radicales et, pour le coup, carrément antisocialistes.
On a vu que, pour Walras, la liberté ne peut pas signifier autre chose que la responsabilité individuelle. Il en déduit que l’État n’a pas à intervenir – ne doit pas intervenir – pour soulager la misère d’une personne qui aurait omis de s’assurer et qui se retrouverait malade et sans ressource. Il n’a même pas le droit de le faire pour les enfants de cette personne puisque seuls les parents en sont responsables, sauf à nier leur qualité de personne humaine. Le concept d’assistance publique est donc totalement exclu du système walrasien. Seule est envisageable une bienfaisance privée au nom de la charité ou de la fraternité que tout un chacun peut éprouver en faveur de ses semblables mais celle-ci est évidemment facultative, elle aussi. En aucun cas le malheureux n’est autorisé à faire valoir un droit à l’assistance. Dit autrement, l’autorité de l’État n’est acceptable, face à la liberté des individus, que si le premier traite chaque individu d’une manière rigoureusement égale. En s’en tenant aux fonctions régaliennes traditionnelles (défense nationale, diplomatie, justice, monnaie) auxquelles il ajoute l’éducation et la fonction de gardien de la concurrence, Walras considère que l’État reste fidèle à sa seule mission qui est d’instaurer les « conditions sociales générales », i.e. au profit de tous. On pourrait néanmoins soutenir – et c’est une objection que l’auteur se formule à lui-même dans l’article intitulé « Le Problème fiscal » publié en 1896, comme la « Théorie de la propriété », dans la Revue socialiste de Georges Renard avant d’être repris la même année dans les Études d’économie sociale – qu’un riche ayant davantage de biens à défendre qu’un pauvre, il a davantage à gagner de la défense nationale ou d’une bonne administration de la justice, objection à laquelle Walras se contente d’apporter une réponse certes classique mais que l’on peut juger un peu courte.
« Tâchons de comprendre qu’un jugement criminel ne rend pas proprement service au gagnant plus qu’au perdant, à la victime plus qu’à l’assassin, mais à la société tout entière, que le Musée du Louvre contribue à maintenir la supériorité de l’art français d’où résulte la supériorité des industries de goût grâce auxquelles la France est assurée de payer ses importations par ses exportations… »
Quoi qu’on pense de la défense de Walras, le principe demeure, dans ce système, que l’État doit rendre exactement les mêmes services à tous. Par conséquent, si, dans l’attente du succès de la réforme agraire préconisée par les Walras, un impôt doit être prélevé, seule la capitation est admissible, à savoir l’impôt par tête, identique pour tous, riches ou pauvres (« les citoyens, participant également aux avantages des services publics, doivent contribuer également aux frais de ces services » – sic). On voit à quoi conduit l’axiomatique sociale de Walras ! Cela étant, ses conclusions ne peuvent être rejetées sous le seul prétexte de leur extrémisme. Elles sont jusqu’ici cohérentes : on ne peut donc les démolir sans s’attaquer aux postulats de base.
Nous y viendrons mais auparavant il reste à comprendre pourquoi dans un libéralisme conséquent comme l’est celui de Walras, les inégalités sont justes. Elles le sont dans la mesure où la justice des libéraux n’est rien d’autre que la justice du marché : à partir du moment où les conditions d’une concurrence équitable sont respectées, les revenus d’un agent économique correspondent à des services rendus, de quelque nature qu’ils soient (plus on est libéral et plus le champ des activités licites est étendu) ; plus ces services sont appréciés, plus ils sont demandés, plus les revenus correspondants sont importants. Il n’y a aucune injustice tant que personne n’est contraint par la force d’acquérir les services en question. Les revenus et les niveaux de consommation sont certes inégaux mais personne n’est spolié à proprement parler. Tout le monde ne peut prétendre boire un grand cru de Bordeaux comme le Château-Laffitte (pour la simple raison qu’il est produit en quantité limitée) mais la justice du marché fait en sorte qu’il sera réservé à des agents économiques qui auront mis eux-mêmes sur le marché et fait adopter par les consommateurs des biens d’une valeur équivalente. Par ailleurs (et c’est ici le « plus » socialiste de Walras par rapport à la doctrine libérale) le haut prix du Château-Laffitte, conséquence de sa qualité et de sa rareté, reviendra en quelque sorte à l’ensemble des membres de la communauté considérée sous la forme des biens publics offerts à tous par l’État et financés par la rente foncière (dès lors que la réforme agraire aura eu lieu). Tel est l’apologue du Château-Laffitte qui nous est conté par Walras dans la « Théorie de la propriété » :
« Un fermage très élevé peut apparaître pour les terres du Médoc, comme un salaire très élevé pour les facultés personnelles d’un Alexandre Dumas ou d’un Mario. Seulement … les terres du Médoc ayant été données à tous, les hauts fermages payés pour leur service appartiendront à l’État qui, grâce à eux, pourvoira à des services publics gratuits pour tous. Et les facultés personnelles des Dumas et des Mario ayant été données à chacun d’eux, les hauts salaires payés pour leur service appartiendront à ces individus qui les emploieront à boire du Château-Laffitte. Quant à nous, nous lirons Monte-Cristo et nous entendrons chanter le Barbier de Séville. Dans ces conditions, la répartition des richesses sociales est assurée, et elle est juste. »
La justice du marché, on le voit, est radicalement opposée à celle des égalitaristes. Nulle considération des besoins, ici, on s’intéresse seulement à la contribution de chacun pour en déduire les récompenses qui lui reviennent de droit. Celui qui n’apporte rien n’aura droit à rien. Tout cela est bel et bon mais derrière toute conception de la justice, il y a sous-tendue une idée du mérite. On l’a déjà constaté chez Walras. En ce qui concerne la réforme foncière, les qualités du sol (plus ou moins fertile, plus ou moins riche en pétrole, plus ou moins ensoleillé, ou enneigé, ou bordé par la mer, etc.) sont pour l’essentiel des données naturelles et non produites par l’homme : nul ne mérite donc d’en tirer profit ; il est logique de faire bénéficier de ces avantages naturels tous les membres de la communauté (envisagée au niveau le plus pertinent, la nation, l’humanité toute entière, etc.). Mais la question qui se pose alors immédiatement est celle de savoir quel est le mérite de celui qui a reçu en partage les facultés personnelles appréciées par le marché et le démérite de celui qui en est dépourvu. Si l’on conteste que celui qui est né sur un puits de pétrole en soit le légitime propriétaire, comment peut-on légitimer l’appropriation individuelle des talents, sachant que leur répartition résulte d’un hasard semblable à celui qui préside à la répartition des qualités inégales des terrains ?
Dans le Cours d’économie sociale, professé à Lausanne et publié post mortem par les soins du Centre Auguste et Léon Walras de l’Université Lyon II, Walras (Léon) se fait un peu plus précis que dans le premier théorème en écrivant que chacun doit être propriétaire de ce « que la nature n’a donné qu’à lui ou qu’il s’est donné à lui-même ». C’est bien ainsi qu’il faut entendre le premier théorème, et cela soulève plusieurs difficultés. À un premier niveau, les deux éléments avancés dans le Cours ressortissent à des logiques différentes. Les facultés que nous nous donnons à nous-mêmes sont celles que nous développons en nous-mêmes par un effort d’éducation, d’apprentissage, etc. On est alors dans la justification classique (présente par exemple chez Locke) de la propriété par le travail, laquelle n’a rien à voir avec la conception suivant laquelle les inégalités naturelles seraient justes simplement parce qu’elles sont … naturelles (innées). À un niveau plus profond, les deux logiques tendent pourtant à se rejoindre – ainsi que cela a été évoqué dans la lettre précédente – puisque la capacité de faire des efforts est elle-même une faculté inégalement répartie entre les humains, en dehors de toute considération de mérite. Si une faille réside dans le raisonnement walrasien, c’est bien là qu’elle se situe, dans la distinction passablement arbitraire entre certains dons de la nature qui ne sauraient en justice être appropriés individuellement et d’autres qui le pourraient.
Comme toute la démonstration en dépend, force est de constater, en définitive, que la tentative walrasienne de fonder rationnellement le libéralisme a échoué. Cela ne signifie pas nécessairement, au demeurant, que Walras, comme les autres libéraux, aient tort sur le fond. Car il reste une considération d’opportunité. S’il y a une chance pour le libéralisme, elle est du même ordre que pour la démocratie (ce qui n’est guère surprenant si l’on songe aux proximités si nombreuses entre les deux). Si l’on ne peut pas démontrer que le libéralisme est juste, on pourra peut-être montrer qu’il est le moins mauvais des régimes possibles. Et parmi, les arguments très forts, d’ordre concret, à valoir en sa faveur, il y a évidemment l’échec tant économique qu’éthique de ce que l’on a appelé (par dérision, par antiphrase ?) le « socialisme réel ». Nous n’allons pas trancher là-dessus aujourd’hui. Admettons simplement que, contrairement à l’égalitarisme, le libéralisme fait preuve de réalisme en n’exigeant pas des meilleurs (toujours du point de vue du marché, bien sûr) un mépris plus qu’humain pour les richesses et les autres avantages qu’ils peuvent tirer de leurs talents…