III – LA PENSÉE DU CŒUR
Quantumiser et poétiser. L’univers est un objet quantique, il co-existe à lui-même en états quantiques parallèles, un tissu cosmique de trames superposées dont chaque fibre vibre intensément.
Reprenons, l’univers est un objet poétique qui déplie le multifolié des interprétations que nous en pouvons donner. Dans un tel univers il semble que tous les possibles s’actualisent, sans s’annuler les uns les autres et sans épuiser l’indétermination de leur provenance. Lorsque le tout-possible est maintenu, le défi consiste à créer l’utopie palpable d’une cohérence et aussi le rêve intangible d’un au-delà.
On peut proférer « monde » depuis l’inachevé du monde.
Nous avons d’abord vu Dieu avec les yeux de l’imagination, puis nous en sommes venus à concevoir que Dieu avait de l’imagination. C’était l’étape nécessaire pour diviniser la faculté d’imaginer. Certes, dans la pensée du cœur court un filon sacré.
Les grands concepts perdent quelque peu leur verticalité, ils apparaissent bientôt en tant que créations mythopoïétiques. Nous interrogeons les grands concepts comme s’il s’agissait toujours de se demander si l’évaporation, la sublimation … seraient des états qu’éprouverait l’eau ?
Partant d’un ensemble de protons stables, un sous-ensemble carbologique d’ADN stable, nous pouvons nous étonner de l’apparition d’une conscience qui se saisit elle-même comme conscience en même temps qu’elle fore le bouclage d’une auto-saisie de l’univers. Quel rapport entre la convergence de paramètres physiques qui a permis l’émergence de la vie et la mise en abyme de cet univers en lui-même ?
Il faut croire que la composante psychique à la base de la conscience humaine est déjà une composante de l’univers, et que la conscience qui tente de penser l’univers est déjà un moment de l’enfermement circulaire du psychisme.
Quand l’univers est delta [le triangle d’une lettre], le cercle ne se referme pas. En fait stabilité et convergence, saisie et forage, émergence et étonnement, etc. – tout cela, mis à l’épreuve par le paysage, prend une acception nouvelle ! Il y a ici des valeurs de terre et d’eau qui perturbent notre métaphysique. Les bayous labyrinthiques et les rivières divagantes résistent à notre ontologie.
Ce qui nous entoure est coïncidence, rencontre fortuite de deux termes. Nous ne connaissons que les coïncidences pour lesquelles nous possédons d’emblée un des termes de la rencontre, – et ce terme est un lieu.
La nature de ces coïncidences et la possibilité d’en parler ne seront pas les mêmes lorsque ce lieu serait le bayou psychotrope, ou encore :
le marais libidinal,
le chaos physique,
le magma multivers,
le zoo de particules,
le vide de fluctuations,
l’océan de neutrinos,
le vertige hertzien,
l’indéterminé de la provenance,
ou encore l’interritoire poétique.
La conscience est le relais et la perception partielle d’une activité psychique qui, par ailleurs, ne se laisse pas enfermer dans une boîte crânienne. Ainsi le territoire est-il la partie perçue d’une étendue plus vaste, ou plutôt d’une non-étendue, ou l’interritoire dans laquelle affects et pensées, perceptions et expériences, prennent corps et nous donnent effectivement un corps.
« fondus l’un dans l’autre le
paysage dans le corps
le corps dans le paysage ».
Henri Meschonnic, Tout entier visage, Arfuyen, p. 89.
L’interritoire c’est, en dessous d’une multiplicité de lieux, une multiplicité de sentiments poétiques différents, lorsque chaque sentiment rejoint un état global de la personne. Nous pouvons envisager le relief de ce territoire au gré de nos dérives de sentiments en sentiments vers des états plus escarpés. Notre déterminisme biologique nous fait tendre vers l’économie des énergies psychiques, nous fait privilégier les voies de frayage.
Tandis que notre déterminisme culturel nous propose des plans de remblayage : ce qui hausse et défend s’oppose à ce qui ravine et creuse, à ce qui mine et corrompt. La poésie nous fait tendre vers des intensités coûteuses : ne parvenant pas à nous maintenir dans un état, nous épuisons notre être en celui-ci.
Alors l’échange entre couches profondes déjoue les frayages, il est recherche d’énergies existentielles plus hautes, il débusque cette énergie dans les situations elles-mêmes.
La réalité se place au carrefour de toutes les inclinaisons, elle avale tous les ruissellements. Ce qu’on appelle avalasse dans le français louisianais des Cadjins : un déluge de pluie, une inondation provoquée par des averses torrentielles. Une béance qui peut tout avaler, mais aussi un débord qui peut tout inonder, un dehors qui peut tout dénuder.
Par aversion pour le marais ontologique, nous sommes épris de parois et de falaises … – « Il faut continuer, les falaises sont à pic ! » dit Jean-Marie Gleize. La Louisiane manque cruellement de falaises.
Nous voulons tout connaître de son relief et aussi ajouter des escarpements nouveaux. Nous voulons illimiter les intensités de vibration dans la mémoire pan-topoïétique de l’interritoire.
Nous voulons créer des surplombs et tout à la fois creuser des topoï pour faciliter la transition fluide des états poétiques du sentiment de vivre, – états d’âme, états de nerf, états d’être : tous creusent le temps et débordent l’espace. Ce sont les cercles concentriques de notre interrogation incessante du monde.
Les cercles vacillent, fragilité de la sphère – laiteuse, scintillante. Telle est notre ambivalence, nous succombons à la fascination du fait lapidaire que l’autre est dans un autre corps, et que chaque autre est tout l’autre ; et tout à la fois nous comblons cette béance avec un théâtre d’abstractions qui obstrue le ciel et qui usurpe toute altérité.
L’homme cherche l’occasion d’égorger son semblable et d’annuler cet acte en invoquant le Nom. Pourtant le Nom est un contre-poignard qui se retire de l’humanité.
Dans quelle métaphore nous plaçons-nous d’emblée pour occuper un lieu ? Elle nous permet de l’habiter dans une adéquation heureuse. La pente tire des eaux de ruissellement l’énergie du torrent. La métaphore, qui gouverne notre inscription dans un lieu, serait la pente de ce lieu. Ici le terrain est plat, mais ses métaphores sont escarpées.
Au printemps, le Saguenay retrouve son mouvement de ventre d’eaux ininterrompues. Avec force et calme il s’empare de la saison et l’emporte. Seules les rives, encombrées du désordre de ses banquises, témoignent de la violence du travail de cisaillement des marées.
Roselins pourprés, chardonnerets … voltigent parmi les branches. Ils tourbillonnent dans une avidité d’air, dans une frénésie de chaleur retrouvée, et bien sûr aussi dans l’avidité des graines de chardon et de tournesol noir. Je ne saurais déchiffrer leurs mouvements tournants, mais ils me font oublier les questions d’estime qui appesantissent les relations humaines.
Les casinos flottent sur l’eau, un ailleurs à portée de passerelle, des pseudo-lieux qui offrent la pathétique mise en scène d’une rencontre avec le destin, – quand la véritable chance est gain de possibles.
Le seul fait de penser, de se représenter et de parler – suppose une affirmation fondamentale. Telle est la forme de notre monde, ici une pensée peut s’apparaître en tant que pensée. Elle reconduit toujours cette affirmation. Tandis que la pensée qui va au-delà d’elle-même apparaît aussitôt en tant que négation.
Nous nions quelque chose du simple fait d’en affirmer une autre, en premier lieu la violence de l’affirmation elle-même. Soit un non-Être impensable, – que nous ne désignons ici, et ne pensons toujours, qu’en son terme.
Se méfier des passeurs, ils affirment que la vie serait un jeu incompréhensible dont ils possèdent les règles. À petite échelle, nous faisons semblant de connaître ces règles, nous cultivons ces petites tyrannies existentielles. Nous faisons mine de toucher à l’Obscur, – pour cela nous jetons un éclairage sur le monde. Mais voilà que celui-ci ne parvient plus à se replier dans son opacité.
La blessure ontologique de notre disparition parvient à se dire, dans notre corps et aussi dans le blues, avant même que le langage ne prenne en charge le jeu de l’affirmation. Le non-Être laisse une brûlure avant que nos yeux ne prennent en charge la lumière.
Quand toutes les distances sont volatilisées, alors toutes choses se touchent en même temps qu’elles se superposent. La pensée croit coïncider avec ce non-lieu de toutes les superpositions, mais elle n’a pas d’autre choix que le déni du réel ou encore de se nier elle-même. Entre les deux, nous donnons toute latitude aux imaginations.
C’est ici qu’un continent entier s’est vidé, du moins se serait vidé si nous ne lui avions pas opposé une crispation initiale. C’est une contracture minérale : le sujet est dans sa conscience comme la mouche dans l’ambre qui se fige. Devant le vortex tournoyant du drain ontique, nous verrouillons les choses, nous préférons le quadrillé de l’indifférence, sinon l’ordre des haines calculées. Nous les préférons aux balises flottantes de la rencontre.
Pensées et paroles sont issues de brèches ouvertes dans l’affirmation et non de la perpétuation de celle-ci. Car, autrement, l’affirmation est écrasante, telle qu’il ne reste rien à dire, encore moins à penser.
Le monde ne saurait se donner comme monde par un simple abandon. Tout tient par une contraction, la plus profonde et la plus étendue-par un lien inavouable. Alors nous redoutons une cassure de l’ambre. Un effroi habite chaque moment comme givre.
Tous prostrés que nous sommes, nous voulons nous exténuer dans l’horreur, – nous anesthésier par des images de l’horreur – nous tirons satisfaction de nommer la dévastation qui nous accable. Il ne nous reste que ça, tenter de justifier à nos yeux morts notre propre effondrement. Eaux saumâtres, troncs qui rôdent.
Voilà, tout est là, sommé d’avoir lieu. Et nous donnons voix à cette sommation.
Notre monde se dissipe, notre peur lui donne réalité. Il devient alors une contraction tétanique, une main de limaille qui se referme et se resserre pour s’inventer comme main.
En toute chose une double nature : la part de celle-ci qui ne cesse d’appartenir à un univers non disjoint ; et aussi la part de celle-ci qui appartient à la contracture – le poing fracturé – qui constitue un monde.
Chaque chose parle parce que tout se dit déjà à travers elle. Chaque chose se ressent de la contraction qui passe aussi par nous tous. C’est la mâchoire scellée, la certitude entre les dents.
Souffrances et joies nous font quitter un instant la Forme [un monde du quotidien] échouée au ras de l’im-monde. Nous font quitter la Forme d’une contracture imageante.
La contracture de l’Être. Nous parlons aussi de crispation et de déni, de crampe et de convulsion, soient tous les saisissements … de l’Être.
Les bourgeons cotonneux des broussailles, les canards qui se cachent dans les herbes jaunies de l’an passé, les dentelles de glaces qui recouvrent encore le ruissellement des eaux dans le sous-bois … – le printemps s’annonce comme un poème mental que j’oublie de noter. La saison est un recueil de tumultes que je me suis contenté de feuilleter.
Les mots ne sont qu’écorces desséchées qui contribuent à la recherche de l’Éclat : le Recueillement.
Scories de la nuit, nous en sommes aussi.
Je revois le chandelier de cristal, dans le lobby du Windsor Court Hotel, sur Gravier St. à la Nouvelle-Orléans. Est-ce voir aussi le plafond et puis les murs alentours ? Est-ce nécessairement l’imaginer flottant dans les airs, attaché à rien, telle une méduse céleste ? Ou bien la gravité réfrène notre imagination ?
Ainsi du chandelier du Windsor Court et autres lieux matriciels de l’imagination : il s’agit d’images ayant une forte puissance imageante, elles suscitent nombre d’images [imagées], ou bien plutôt tirent à elles toutes les images.
L’irréel se déploie en apesanteur, il ne saurait récapituler nos perspectives.
C’est un feu violet, cette part de nous-mêmes où nous touchons à tout le reste. Emily Dickinson écrivait
« I see thee better — in the Dark —
I do not need a Light —
The Love of Thee — a Prism be —
Excelling Violet — »
– cet amour ne laisse rien d’intact, il bascule à tout moment dans le feu.
Pour vivre nos émotions, laisser celles-ci puiser en nous leur énergie, les laisser cannibaliser notre vie.
Le rêve révèle l’imagination qui se libère de ce qui n’a de cesse de la façonner comme imagination.
Voir : n’est-ce pas déployer devant soi l’image d’un espace pour placer les choses dans cette image ? Revoir le chandelier du lobby du Windsor Court c’est le replacer dans l’écrin du lobby, c’est replacer le Windsor Court dans le quartier français de Nouvelle-Orléans.
L’espace n’est pas une catégorie transcendantale issue de la faculté photo-sensible du cerveau. Plutôt, l’espace surgit en même temps que les choses s’imposent à nous. L’espace ne dit pas tout ce qui s’impose à nous, il le sublime et le nie. Car ce qui s’impose est immense, plus vaste et plus écrasant qu’une voûte céleste.
Ce n’est pas seulement l’espace qui se trouve ainsi projeté, c’est tout un continuum d’énergies psychiques y qui se projette dans le monde à travers les systèmes d’innervation du corps et des machines, qui élabore ses objets et s’en donne la trace au point de rupture de ce continuum dans une dynamique de contacts et d’interruptions. La trace se dépose au point de rupture, lorsque le champ morphogénétique du psychisme-langage, ayant atteint une tension-limite, se replie en lui-même et dépose une trace comme « signe vif ».
La perception se trouve ici outrepasser la limite physiologique de nos organes sensoriels et s’exprime comme l’incursion d’un champ morphogénétique, sans localité et sans causalité, dans le monde extérieur. Le champ mental se projette d’autant plus volontiers dans le monde extérieur que celui-ci est par avance constitué par ce continuum, lequel dans sa faculté de déploiement et de rupture paroxystique, observable dans ses traces seulement, constitue l’horizon historico-transcendantal de la pensée et de la perception.
La vision précède la lumière et ouvre le chemin de la remontée de la lumière jusqu’à l’œil.
Je prête à la vision le pouvoir morphogénétique d’aller vers le monde avant même que l’œil soit stimulé par des photons. Ironiquement, j’en viens à cette conviction à une époque de ma vie où ma vue a quelque peu baissé. C’est le versant holopoïétique de l’esprit humain : toute forme surgit de l’attention imaginale, lorsque l’imagination affective est déjà dans les choses.
L’ouverture poétique c’est retrouver la continuité morphique au fondement de la pensée.
MENTES CORDIS
C’est la pensée du cœur, du Magnificat : « Dispersit superbes mentes cordis sui », Luc, I, 52. « Il a dispersé ceux qui s’enorgueillissaient dans les pensées de leur cœur. ». En anglais il s’agit de l’imagination du cœur. « He hath scattered the proud in the imagination of their hearts ». Quand l’imagination serait la pensée plus proche du cœur.
Laisser libre cours à l’imagination en soi c’est lancer une invitation au divin. Nous acquérons alors cette liberté qui est assurément divine : rêver le monde. Car cela prend un dieu leibnizien pour rêver le monde dans une illusion béatifique et faire advenir ce monde à l’existence par ce moyen.
De plus, lorsque nous rêvons le monde, nous rêvons aussi le rêveur : – tu fais partie de ce que tu regardes, touches et sens. C’est le coup de genèse qui nous met sur pied.
Un ami, S.B., m’a demandé de cacheter une angoisse dans une petite enveloppe. J’ai finalement écrit : – [je crains] que nous perdions les illusions béatifiques, que celles-ci soient toujours récupérées.
D’un côté nous faisons partie d’un vaste organisme – l’holobiomorphisme : tout ce que nous faisons exprime un accord avec la Vie, porte le résidu de cette intoxication mystique.
D’autre part, nous sommes d’emblée placés en porte-à-faux : qui veut interroger la vie est placé dans l’écart qui nous en sépare. L’être épars tente un tracé de l’écart.
Une solitude est toujours une interrogation. Au-delà de l’affirmation du monde – la vie est une réponse muette à une question devenue inaudible
La pensée est un trait vacillant entre l’écart et la fusion. Il suffit d’un trait pour retrouver sa vacillation, pour qu’elle sorte de son retrait.
Selon les anciens, quiconque développe une vie de l’esprit se découvre la nostalgie d’une vie plus haute à laquelle il appartient encore. La noosphère de l’interconnexion des idées conduit à la noos-algie d’un monde où toutes choses s’abandonnent les unes dans les autres. Nulle nécessité de tout récapituler pour accéder au Tout. Comme le disait E. M. Forster : « Only connect ».
Il importe de ne pas se laisser absorber par une chaîne d’événements. Cela ne prend pas grand-chose pour que nos pensées ne nous appartiennent plus, aussi bien dans la contrariété comme dans l’agrément. Je maintiens à la vue la multiplicité de ce qui advient.
Parfois il suffit de s’inventer un conciliabule à soi, dans l’espace d’un carnet tel celui-ci, pour ne pas être la proie de tous les sujets du jour, qui n’ont d’autre occupation que de se mettre à jour.
Le Jaseur boréal se déplace en nuées impatientes, frissonnements soyeux de l’air, pépiements alertes, zrittt zrittt – et sages. Chaque individu doit rapidement tirer parti du lieu, quelques coups de bec et voilà la bande repartie. [C’est un bombycillidae ! voilà de nouveau la vie bourdonnante et soyeuse]
Certes, la raison a pesé de tout son poids, mais il est une part légère et volatile de nous-mêmes, soient l’imagination et aussi les mouvements spontanés de l’affect, qui a contribué à faire du monde ce qu’il est.
Ce sont des ruissellements et aussi des envolées en marge du calme bloc de la question de l’être. Tractatus Louisiano-Philosophicus avec un point de vue choctaw : le monde est bayuk, et non un ensemble de faits, Tatsache. Mentionner, sur le même ton, que bayuk est aussi un surnom ukrainien dérivé de bayaty ‘distraire ou amuser’.