Ce serait un grand tableau de deux mètres de haut et quatre de large, une peinture en négatif, c’est-à-dire un camaïeu de blancs et de gris sur fond noir, construite suivant la première diagonale et comportant deux scènes bien distinctes, l’une en haut à gauche, l’autre en bas à droite. La seconde diagonale, renforcée d’un trait d’une blancheur immaculée, marquerait le partage du tableau en deux triangles égaux consacrés chacun à l’une des scènes. La première montrerait deux paysans, un homme et une femme, à l’évidence un couple, elle les mains jointes et lui les mains serrées en haut du manche d’un outil, une pelle tenue en position verticale dont l’autre extrémité reposerait sur un tas de terre meuble. N’importe quel amateur des beaux arts reconnaîtrait immédiatement dans cette scène l’inspiration de Millet et de son célèbre Angélus. Un connaisseur plus averti y verrait un hommage – à moins que ce ne soit un plagiat – non à l’Angélus tel que nous pouvons l’admirer, si ce genre de peinture nous touche encore, au musée d’Orsay ou sur des reproductions, mais au tableau initial de Millet qui avait peint aux pieds des deux personnages, au lieu de la vulgaire corbeille emplie de pommes de terre de la version finalement retenue, la tombe d’un enfant. Le peintre, pas celui de l’Angélus dans ses versions successives, celui du tableau que nous sommes en train de décrire, en admettant qu’il se fût réellement inspiré de Millet, mais tout porterait à le croire, aurait donc voulu, en évoquant directement la version initiale de l’Angélus adresser un clin d’œil aux spectateurs de son œuvre suffisamment férus d’histoire de l’art, une hypothèse qui se justifierait encore mieux si nous pouvions en savoir davantage sur la biographie du peintre, laquelle nous demeure si opaque, malheureusement, que nous ne saurions même pas dire précisément s’il s’agit de Balthazar Bertoldi ou de Gaspar Bartoli, les deux noms les plus probables qui se rapportent à deux personnages à propos desquels on ignore tout, au demeurant, de telle sorte que l’on pourrait seulement essayer de deviner quelques renseignements élémentaires d’après les détails du tableau. Le peintre, quel qu’il soit, aurait par exemple juché au sommet de la colline boisée à l’arrière-plan des deux paysans une automobile 403 Peugeot, hors échelle et assez maladroitement dessinée mais néanmoins suffisamment reconnaissable. On en déduirait alors nécessairement que le peintre était actif à une époque où les 403 Peugeot existaient déjà. Les vêtements des paysans, par contre, ne seraient pas une indication fiable, comme trop visiblement inspirés de l’Angélus. Pour en apprendre davantage on passerait alors à la deuxième scène, celle du coin en bas à droite de l’œuvre. Elle représenterait deux hommes vus en légère plongée, allongés l’un sur l’autre sur le sol, les yeux dirigés droit sur les spectateurs, produisant sur ces derniers l’impression troublante d’être dévisagés par les personnages mêmes qu’ils regardent (procédé classique qui ne nous enseignerait rien), celui des deux se trouvant au-dessous, au faciès d’adolescent, nettement plus jeune que l’autre dont les traits plus grossiers et même quelque peu grimaçants seraient destinés, selon toute probabilité, à traduire la grossièreté de son âme. Leur tenue, ou plutôt la vareuse du deuxième homme, celui de dessus, serait vaguement militaire, ce qui pourrait laisser penser à une scène de guerre, d’autant qu’un fusil, ou une carabine, serait posé(e) sur le sol, à leur gauche, la gueule du canon également tournée vers les spectateurs, comme s’ils se trouvaient directement visés. Malgré la mine plutôt patibulaire du deuxième homme, on croirait aisément qu’il se serait couché sur le premier, le plus jeune, pour le protéger contre une éventuelle mitraille. Le peintre aurait traité en effet de façon volontairement imprécise le bas du corps du deuxième homme, avec des traits estompés, de telle sorte qu’il faudrait un examen plus attentif pour découvrir que son pantalon serait baissé. L’interprétation de cette scène deviendrait alors d’un coup évidente de même que la signification du titre du tableau, la soumission du couple à l’oukase du destin qui lui aurait enlevé un enfant ayant pour pendant la soumission du jeune homme à la force brutale exercée par l’homme plus âgé. En dehors de cette découverte sur le sens général qu’il conviendrait de donner au tableau, l’examen de la deuxième scène ne nous aurait fourni aucune information utile sur son auteur, pas plus la vareuse d’uniforme – s’il s’agissait bien d’un uniforme – qui pourrait être de n’importe quelle époque depuis Millet jusqu’à nos jours, que la carabine – ou le fusil – qui semblerait contemporaine de la 403 Peugeot remarquée dans la première scène. Restant sur la deuxième scène, un spectateur curieux serait sans doute amené à douter qu’elle dépeignît réellement la guerre, puisque la vareuse comme la carabine ou le fusil auraient pu tout aussi bien s’inscrire dans une simple partie de chasse. Suivant cette nouvelle piste, l’homme plus âgé serait tombé par hasard sur le plus jeune et lui aurait sauté dessus pour assouvir ses bas instincts. L’examen du visage du plus jeune amènerait ensuite à se poser d’autres questions, le peintre lui ayant donné une expression indéchiffrable, n’exprimant, en tout état de cause, aucune souffrance. De là une série d’hypothèses nouvelles : les deux hommes se connaissaient-ils, l’un était-il par exemple l’oncle de l’autre, avaient-ils l’habitude de partir ensemble à la chasse dans le but inavoué non de rapporter du gibier mais de laisser libre cours à leurs coupables instincts, ou bien leur rencontre fut-elle réellement de hasard et l’expression si peu expressive du jeune homme ne signifierait-elle pas alors simplement sa surprise, passées la douleur et l’humiliation d’être forcé, d’éprouver du plaisir, lui qui se serait toujours considéré jusque là comme exclusivement porté vers les femmes ? Placé devant tant d’alternatives successives, le spectateur n’en voudrait-il pas au peintre de n’avoir pas donné suffisamment d’indications sur l’âge de celui que nous avons appelé le premier homme, si bien que l’on ne saurait décider s’il faudrait voir en lui la victime juvénile de ce qu’il conviendrait d’appeler un viol, ou bien au contraire un garçon en âge de choisir lui-même ses plaisirs ? Poursuivant sur cette voie, le spectateur en viendrait sans doute à s’interroger sur la signification véritable du titre du tableau, Soumission. Le peintre y aurait-il mis une intention ironique ? S’il s’avérait en effet que le premier homme était consentant, comment faudrait-il entendre ce mot de soumission ? Faudrait-il le prendre au sens de la formule rituelle du mariage catholique, « je me donne à toi et je te reçois », laquelle, prononcée par les deux époux, revient à s’annuler : si je me donne à toi, je suis ta chose et tu peux faire de moi ce qui te plaît, mais si simultanément je te reçois parce que tu te donnes pareillement à moi, je peux moi aussi user de toi jusqu’à en abuser et nos deux pouvoirs identiques finissent par se neutraliser. En me donnant à toi, je proclame que je me soumets mais comment pourrais-je me soumettre à quelqu’un qui déclare pareillement vouloir se soumettre à moi ? Si la relation homosexuelle évoquée dans la deuxième scène du tableau était consentie, ainsi que cela paraîtrait possible d’après l’expression du jeune homme, elle serait susceptible de la même interprétation. En possédant le jeune homme, le deuxième homme, le plus âgé, exercerait sa domination sur le premier qui donc se soumettrait. Mais puisque le jeune homme serait, suivant cette hypothèse, consentant, on ne saurait le dire véritablement soumis. A fortiori, si l’on supposait maintenant que l’acte contre nature fût sollicité par le plus jeune, ne serait-on pas en droit de placer la soumission du côté du plus âgé au visage déformé par l’effort ? Arrivé à ce point de ses réflexions, le spectateur passionné qui n’aurait pas déjà cessé de s’interroger sur la signification véritable du tableau, ne manquerait pas de revenir à la première scène, ayant soudain pris conscience du fait qu’on ne saurait y voir la moindre « ironie » (403 Peugeot mise à part – mais cette dernière pourrait-elle être autre chose qu’un indice temporel, vrai ou faux ?). Ce retour en arrière conduirait fatalement notre spectateur à mettre en cause toute la construction intellectuelle précédente et il se retrouverait Gros-Jean comme devant, l’interprétation satisfaisante du tableau lui échappant toujours. En désespoir de cause, s’il persistait néanmoins à vouloir percer les intentions du peintre, il lui resterait à s’interroger sur la facture de la pièce. Il reconnaîtrait alors chez Gaspar ou Balthazar, quel que soit son nom, une maîtrise remarquable des gris, des nuances de gris, son dessin laissant toutefois quelque peu à désirer. Hélas, notre ami des beaux-arts qui n’aurait pas encore abandonné sa quête du sens ne tirerait aucune conclusion utile de ce double constat. Tout au plus serait-il en droit de subodorer que le peintre n’était peut-être pas très ancien, qu’il était peut-être passé par ces écoles d’art d’aujourd’hui où l’on ne juge plus nécessaire d’apprendre à dessiner. Seule indication remarquable, bien qu’à proprement parler « obscure », obtenue à l’issue de ce dernier examen, le parti « négatif » adopté par le peintre, qu’il eût choisi de partir d’une toile noire au lieu d’une toile blanche : s’agirait-il d’un autre clin d’œil destiné à marquer le refus, de la part du peintre, de se « soumettre » aux règles ordinaires de son art ? À ce point, notre amateur serait obligé de déclarer forfait, non sans se féliciter toutefois de s’être confronté à une œuvre aussi chargée de sens, fût-il finalement insaisissable.
Mars 2016