Haewon et les hommes
Un cinéaste prolifique qui raconte des histoires où il ne se passe rien, rien de plus que des conversations entre des hommes et des femmes, où la grande question est celle de savoir si l’on aime ou pas, si l’on aime bien ou mal, si l’on va tomber amoureux ou si l’on n’aime plus. Le rythme est lent, on élève rarement la voix, la photo est belle, la musique aussi. En dehors de ces inquiétudes sentimentales, la vie est facile dans ce monde-là. L’argent n’est pas un souci, ni le travail. On a le temps pour autre chose, pour ce qui importe vraiment, ces conversations interminables, les lentes déambulations dans quelques lieux familiers que l’on revisite inlassablement. C’est l’univers de Rohmer, version Corée du Sud. Et puisque les deux personnages principaux d’Haewon et les hommes sont une étudiante (Haewon, grande et distinguée) et son professeur, Seongjun, on pense plus précisément à Conte d’automne (1998).
Nous sommes donc, avec Haewon et les hommes, dans un film maniériste à l’extrême. Nous ne dirons pas à l’excès. Il y a des films dont on sort abasourdi, énervé, révolté, scandalisé, furieux, ou ému jusqu’aux larmes. Rien de tel, ici. Hong Sang Soe n’a pas de thèse à défendre. Son histoire avance cahin-caha suivant les intermittences du cœur de ses personnages. Nul besoin de s’accrocher aux sous-titres pour suivre leurs marivaudages ; on peut manquer quelques répliques et s’attacher à ce qui importe davantage au cinéaste : la direction d’acteurs et la photo. Concernant la première, une scène du film, par exemple, met face à face Haewon et sa mère, en partance pour le Canada et qu’elle n’a pas revue depuis plusieurs années. Dans cette scène, très longue, nous voyons comment le passage du temps (plusieurs heures concentrées en un quart d’heure environ) transforme la relation entre les deux femmes. Pour ne citer qu’un détail, les rires automatiques qui terminent chaque phrase (manière très asiatique d’exprimer la gêne) se font peu à peu moins fréquents au fur et à mesure qu’elles retrouvent l’intimité perdue. Quant à la photo, elle se caractérise d’abord par ses couleurs toujours pâles, brumeuses, comme l’hiver, la saison du film. Beaucoup de scènes sont tournées en extérieur, dans un parc, un carrefour de rues, un antique fort sur les hauteurs de la ville mais, même lorsqu’il s’agit de lieux a priori spectaculaires, Hong Sang Soe évite de nous les montrer ainsi. Nous ne verrons jamais le fort en entier, mais seulement une porte, un bout de muraille, trois oriflammes, des marches en bois destinées à faciliter la visite, une table de pique-nique. Conformément au procédé qui veut qu’un même élément de décor soit utilisé à plusieurs reprises dans le film, ce fort devient pourtant familier pour les spectateurs qui le garderont sans doute longtemps en mémoire.
Le cinéma d’Hong Sang Soe a d’autres ressorts. La répétition verbale : « j’ai envie de boire » (Haewon), « j’ai envie de fumer » (Seongjun), ou visuelle : les cigarettes jetées à peine allumées, parfois dans la rue où elles seront écrasées par Haewon passant par là comme par hasard. Le rêve : il y en a trois dont le premier nous vaut une apparition en guest star de Jane Birkin. Le fantastique : le professeur américain qui fait venir un taxi par la seule force de son esprit ou le vieillard qui arpente le fort en délivrant des messages de sagesse. L’annonce : encore dans le fort, lors de leur première visite Seongjun et Haewon observent envieusement deux piqueniqueurs qui avalent de la soupe aux nouilles dans des gobelets en carton (une sorte de fast-food typiquement asiatique) ; lorsqu’Haewon retournera à cet endroit avec des amis, ils mangeront les mêmes nouilles dans précisément ces mêmes gobelets dont la couleur rouge est la seule, avec le vert du blouson du vieux sage, à n’être pas dans les tons passés.
Une interrogation pour finir : Haewon est-elle ce qu’elle paraît ou ce qu’on dit d’elle dans le film ? À deux reprises, elle est décrite comme une jeune femme forte, qui sait ce qu’elle veut. Or son affaire avec Seongjun démontre le contraire : pas davantage que lui, elle ne semble vraiment capable de sortir d’une histoire qu’ils savent pourtant tous les deux ratée. Pourquoi cette contradiction ? Est-elle volontaire ? À chaque spectateur d’apporter sa réponse.