Films

La Tunisie (d’aujourd’hui, de demain et d’hier) se donne en spectacle

Le chorégraphe Angelin Preljocaj est installé avec son ballet à Aix-en-Provence dans le « Pavillon noir », construit spécialement à son intention. Ce bâtiment  de Rudy Ricciotti (2006) est la seule construction qui tranche par sa force et son originalité dans le quartier neuf, dit Sextius-Mirabeau, qui jouxte la ville ancienne. A. Preljocaj y accueille régulièrement des artistes en résidence, comme ce fut le cas, au mois d’octobre, pour Syhem Belkhodja, personnalité incontournable du monde artistique tunisien, directrice de l’École des arts et du cinéma comme du Centre méditerranéen de danse contemporaine, par ailleurs animatrice de plusieurs festivals.

S. Belkhodja est aussi chorégraphe. Elle a présenté au public aixois son ballet « Turbulences » sur la scène du Pavillon noir, traversée pour la circonstance par un réseau de bandes élastiques fortement tendues, à des hauteurs différentes, Ces bandes qui, au début, servent à délimiter des rings pour les quatre garçons qui miment des combats, deviennent par la suite autant d’obstacles aux déplacements des danseurs, à moins qu’elles ne les facilitent plutôt lorsqu’elles leur servent de ressort pour se propulser en avant : une métaphore de la Tunisie d’aujourd’hui qui cherche à se libérer de ses entraves. Le ballet commence vraiment lorsque deux filles viennent se joindre aux garçons. La chorégraphie est très moderne, proche de la danse de rue, avec les danseurs en street-wear, les musiques sont variées, souvent synthétiques. Les tableaux s’enchaînent sans temps mort. À la fin les deux filles sont cachées derrière une djellaba, comme le voudraient les tenants d’une Tunisie cléricalisée.

Les danseurs de S. Belkhodja sont également ses élèves à l’École du cinéma. Leurs courts-métrages qui encadraient le ballet présentaient un tableau plutôt sombre de la Tunisie d’aujourd’hui comme de demain. Aujourd’hui, à travers le discours d’un jeune sociologue analysant la rupture existentielle entre le peuple tunisien et les membres de son élite dite « éclairée », d’ailleurs incapables de s’entendre entre eux, ce qui explique selon lui au premier chef l’accession au pouvoir des islamistes d’Ennahda. Une illustration du gouffre existant entre la Tunisie populaire, religieuse, bien souvent rurale et la Tunisie moderne, urbaine était fournie par deux autres films. L’un, de S. Belkhodja elle-même,  donnait la parole à une paysanne, rencontrée au bord d’une route, qui transportait sur son dos une grosse bouteille de gaz. Rien de plus choquant pour un spectateur appartenant au monde moderne –tunisien ou pas – que la manière dont cette paysanne parlait de ses fils, chômeurs, qui préfèrent trainer au café plutôt que d’accepter un boulot de manœuvre, le seul auquel ils puissent prétendre, certes. Car il ressortait des propos de la mère que loin d’accuser ses fils pour leur oisiveté, elle ne voyait rien d’anormal à leur servir de bête de somme. L’autre film relatait les incidents du palais d’Abdellia, au mois de juin 2012, lors d’une exposition d’art plastique qui souleva l’ire des salafistes.

Quant à la vision des apprentis cinéastes sur la Tunisie de demain, elle n’offrait pas davantage d’espoir, avec un film imaginant un pays dévasté par la guerre civile et dont le territoire serait peu à peu grignoté par ses voisins libyens et algériens, et un autre film qui se projetait dans un futur où les intégristes auraient pris le pouvoir, obligeant danseurs et danseuses à se cacher pour s’exercer sans l’encombrant accoutrement (djellaba pour tous et niqab pour les femmes) imposé par les nouveaux maîtres du pays. Seule note un peu légère parmi tous ces films, une fantaisie intitulée « Tunis 4.0 » qui joue sur les codes de la science fiction.

La Tunisie d’hier avait été évoquée la veille, toujours au Pavillon noir, à travers la personne de Habib Bourguiba, père de l’indépendance et fondateur de la Tunisie « moderne » sur laquelle il régna sans partage de 1955 à 1987. Rajah Farhat, écrivain, comédien, cinéaste et lui aussi, comme S. Belkhodja, directeur d’institutions culturelles tunisiennes et de festivals, interprétait avec talent ce personnage capital de l’histoire de la Tunisie. Il campait un Bourguiba âgé qui revient en un long soliloque sur les étapes principales de sa vie : l’élève brillant à Monastir, l’étudiant à Paris où il rencontre sa future femme, française, les débuts en politique, la prison, le pouvoir. R. Farhat endossant la personnalité de Bourguiba, on n’attendait pas de lui qu’il développe un discours critique sur son personnage, mais sa position donne du « socialisme » destourien une image quelque peu faussée. Si Bourguiba était un si grand homme, auteur de tant de grandes et belles réformes, on ne comprendrait pas en effet pourquoi son régime s’est effondré si facilement pour aboutir à Ennahda en passant par la dictature de Ben Ali. Ce spectacle, par ailleurs bien mené, laisse donc finalement le spectateur assez sceptique : l’empathie poussée à un tel degré ne finit-elle pas par desservir la cause du « combattant suprême » ?

Sans doute Bourguiba n’était-il pas aussi en phase avec les besoins de son peuple qu’il le croyait. Sans doute n’avait-il pas mesuré combien les mentalités évoluent lentement. On ne lui reprochera pas des illusions qui, à son époque, étaient plus excusables qu’elles ne le sont aujourd’hui[i]. Mais enfin il faut bien constater le résultat du « printemps » tunisien : la révolution a certes débarrassé le pays d’un dictateur et de sa clique de profiteurs mais elle n’a pas instauré pour autant un régime plus proche de l’idéal destourien. Qui ne voit au contraire que les acquis, bien réels, des réformes initiées par Bourguiba (dans des domaines aussi divers que le droit des femmes, la laïcité, l’éducation, la santé) n’ont pas suffi à empêcher que les religieux l’emportent dans des élections libres et que certains de ces acquis, du coup, se trouvent menacés ?

La chorégraphie de Syhem Belkhodja, pas davantage que les divers courts métrages réalisés par ses élèves, n’incitent à l’optimisme quant au futur proche de la Tunisie. L’actualité – les attaques contre l’ambassade des États-Unis, le 14 septembre dernier – n’y incite pas non plus. Le pire, pourtant, n’est pas certain. D’abord parce que le nouveau gouvernement a fait preuve de fermeté à l’égard des salafistes, à commencer par le dénommé Abou Ayoub, l’un de leurs chefs, qui vient d’être condamné à un an de prison ferme pour « incitation à la haine et à la violence » aussi bien lors de l’exposition du palais Abdellia que lors de la diffusion du film islamophobe intitulé (par antiphrase) « L’Innocence des musulmans ».[ii]

Si l’on cherche d’autres raisons de ne pas sombrer dans le pessimisme, on en trouvera une dans le contenu des deux manifestations d’Aix-en-Provence. Car elles témoignaient de la vitalité et de l’enthousiasme d’un bon nombre d’intellectuels et de créateurs tunisiens, jeunes ou moins jeunes[iii], lesquels – même s’ils ont encore du mal à s’organiser – n’apparaissent  pas du tout disposés à laisser leur pays sombrer dans le fondamentalisme religieux. La Tunisie n’est pas l’Égypte, ni a fortiori l’Algérie[iv] : si Bourguiba est loin d’avoir « modernisé » tout son peuple, au moins a-t-il réussi à installer quelques principes sur lesquels il ne sera pas si facile de revenir.

Au Pavillon noir d’Aix-en-Provence les 25 et 26 octobre 2012.

 

 

 

 

 

Michel Herland (novembre 2012).

 


[i] Chez les gouvernants américains, par exemple, qui persistent à penser que (ou font comme si) on pouvait imposer la démocratie à des peuples restés bloqués à un stade comparable à la Renaissance européenne et à ses guerres de religion (Irak), voire au Moyen Âge (Afghanistan).

[ii] Voir, d’Isabelle Mandraud : « Retour à la case prison pour des salafistes à Tunis », Le Monde du 30 octobre 2012, p. 3.

[iii] Raja Farhat est né en 1948. Il a donc bien connu le régime destourien.

[iv] L’Algérie victime de la malédiction du pétrole, qui s’avère incapable ne serait-ce que d’ébranler son régime dictatorial et qui rejette sur la colonisation et ses crimes la responsabilité de tous ses malheurs, comme si un demi-siècle ne s’était pas écoulé depuis l’indépendance.