« L’Île la plus proche du paradis ! », la Nouvelle-Calédonie mérite son surnom publicitaire. Hélas, c’est parce qu’il est loin de tout que ce petit coin de la planète est encore paradisiaque. Ceux qui ont le bonheur d’y séjourner y vivent cachés et leurs talents demeurent trop souvent secrets. Tel est le cas par exemple d’Aline Mori qui, malgré des expositions réussies en Australie, en Nouvelle-Zélande et une fois à Paris, n’a pas encore toute la visibilité qu’elle mérite. Elle est en effet une plasticienne à la forte personnalité, qui s’exprime dans une œuvre riche et diverse, aussi bien par l’inspiration qui s’y déploie que par les techniques qu’elle met en œuvre.
Les deux tableaux reproduits ci-dessous témoignent de l’évolution de l’artiste. Couple est une œuvre ancienne, typique d’une époque où Aline Mori était surtout préoccupée par la ligne et où se sent l’influence de Matisse. L’Autoportrait triple est au contraire une œuvre récente, basée sur des photographies qui ont été transférées sur deux calques superposés afin de créer des effets de relief, puis rehaussées de peinture.
Couple, pierre noire sur papier, 1988
Autoportrait, technique mixte sur papier, 2000
Le triptyque the Father, the Mother and the Little Child s’inscrit dans cette nouvelle approche du sujet. Conçu pour une exposition collective au Centre culturel Tjibaou, à Nouméa, intitulée « L’Igname nouvelle », son matériel de départ est constitué par des photos d’une même igname, retravaillées et imprimées sur une toile à laquelle viennent s’ajouter la peinture acrylique pour donner de l’épaisseur et la matière, la pierre noire et l’encre de chine pour souligner les contours ou ajouter des motifs supplémentaires.
The Father (3), the Mother (1) and the Little Child (2), technique mixte
Le triptyque est non seulement intéressant par son aspect pictural, plutôt saisissant quand on a la chance de l’admirer autrement qu’en reproduction. Le format est relativement imposant (3x79cm x106cm), le rendu de la matière est parfaitement réussi, alors même que l’artiste n’a pas cherché le réalisme puisque les ignames sont beaucoup plus foncées dans la réalité. Mais la transgression n’est pas seulement dans la couleur. En effet, l’interprétation du thème de la filiation qui semble a priori évidente n’en est pas moins audacieuse. On a ici trois fois la même igname vue sous des angles différents. Le père, la mère et le fils ne sont qu’un. Cela se réfère directement au mode de reproduction de ce tubercule : on met simplement en terre un bout de l’igname précédemment récoltée. Ainsi de génération en génération, c’est toujours la même igname qui se répète. Néanmoins, en introduisant un couple parental dans cette histoire de bouturage, Aline Mori n’a pas seulement tordu la réalité, elle s’est inscrite aussi contre toute la tradition des Mélanésiens. Dans les langues et les mythes de ces derniers, l’igname est masculin. Et de fait, une igname normalement développée ne ressemble pas à celle retenue par l’artiste, elle a une forme clairement phallique. Introduire une mère-igname (alors que le tubercule femelle est le taro) n’a plus rien à voir avec l’univers mélanésien mais cela permet le triptyque ou plutôt la trinité. Aline Mori réinterprète le thème de l’igname à la lumière de sa propre culture. Or cette traduction n’est pas une trahison car elle restitue la dimension religieuse ou cultuelle de l’igname, produit à la fois utilitaire et sacré, symbole du chef de clan, qui apparaît dans les rites d’échange et qui se trouve dans ces occasions-là au cœur d’interminables palabres.
Ignames, mâles Taros, femelles
Si l’œuvre d’Aline Mori révèle une attirance particulière pour la forme trinitaire, le triptyque intitulé Échange ose le contraste entre deux panneaux latéraux traités à la peinture dans des teintes plutôt neutres et un panneau central aux couleurs plus éclatantes incluant une photographie de l’artiste.
Échanges, technique mixte sur toile, 2005
Les trois volets déclinent le thème de l’échange d’une manière très différente. Les pipes d’opium et les phrases en écriture laotienne qui s’en échappent rappellent les origines maternelles d’Aline Mori ; le panneau central démontre que la communication est toujours possible (ici entre un aborigène d’Australie et une eurasienne de Nouvelle-Calédonie) ; enfin le troisième panneau expose les différents objets qui rentrent dans la « coutume » kanak. Le rite d’accueil exige que celui qui pénètre sur le territoire d’une tribu fasse don de quelques objets dont la valeur, au départ symbolique, tend à devenir de plus en plus marchande. À droite, la tête sculptée fait partie d’une « monnaie kanak », pièce artisanale en forme de ruban, comportant des tresses, de la verroterie, etc. Aujourd’hui cependant, les chefs de village ou de tribu s’attendent plutôt à recevoir quelques bonnes coupures de l’Institut d’Émission d’Outre-mer, d’où le billet de 1000 F Pacifique en bas du tableau. Quant aux carottes de tabac (deux sont représentées ici), elles sont le plus souvent remplacées par des paquets de cigarettes tandis que les « manous » (pièces de tissu) sont tous désormais des cotonnades industrielles.
Comme l’on voit, l’œuvre d’Aline Mori est fortement ancrée dans le territoire où elle a elle-même pris racine. Ce n’est pas le moindre intérêt de son travail – même s’il ne se résume pas à cela – que de rendre accessibles à un public cosmopolite les formes et les rites des Mélanésiens.