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Chroniques martiennes (3)

Paresser

Les Rancis étant particulièrement fiers de leur ancienne culture – c’est dans leur empire que sont apparues les premières universités de la planète Mars – je demandais en premier lieu qu’on me fît visiter ces lieux chargés d’histoire, où furent formés tant de grands esprits martiens. Je constatais que mes interlocuteurs ne montraient aucun enthousiasme à m’y conduire, mais cela ne m’étonna pas plus que ça. Sans doute, me disais-je à tort, craignent-ils que je ne découvre quelque secret, quelque science nouvelle qu’ils ne veulent pas partager avec un terrien, de crainte qu’il n’en fasse mauvais usage. On finit, néanmoins, par céder à mes demandes insistantes.

J’aurais cru que les Rancis avaient eu à cœur de préserver le prestige de ces temples de la connaissance. Grande fut ma déception lorsque je découvris qu’on me conduisait vers un ensemble de bâtiments de la pire espèce parmi ceux que l’on peut trouver dans l’empire, ceux qu’ils appellent « HCM », qui signifie « Habitations pour la Classe Moyenne ». En réalité, étant donné l’inflation verbale qui sévit chez les Martiens comme chez nous : habitations pour la classe inférieure ! Imaginez des barres de béton, rectilignes, sans le moindre effort décoratif, recouvertes d’un crépi dont les teintes, au fil des ans, se sont fondues en un gris sale. Si j’espérais encore que l’intérieur rachèterait l’impression désastreuse de l’extérieur, je dus déchanter rapidement : pas plus de marbre et d’apparat au-dedans qu’au-dehors. Quant aux Martiens qui hantaient ces lieux, ils semblaient tous appartenir aux plus basses classes de l’empire. Leurs vêtements négligés, leur manière de se tenir, de se comporter, rien ne pouvait laisser croire que j’étais en face de jeunes gens et jeunes filles en proie à la passion d’apprendre, et moins encore qu’ils constituaient la future élite de l’empire. L’habit ne fait pas le moine me répétais-je pour m’encourager, ne juge pas trop vite.

Cependant, marchant derrière mon guide, je cherchais à reconnaître les professeurs parmi les gens qui déambulaient dans les couloirs. Si je voyais bien quelques personnes d’âge mûr, leur allure ne permettait pas de les distinguer des plus jeunes. S’agissait-il vraiment de savants, ou simplement d’étudiants attardés ? Je ne savais que penser. Enfin on me conduisit chez le recteur qui voulait bien m’accorder une audience.

J’étais désormais suffisamment préparé pour ne m’étonner qu’à demi en découvrant le bureau du premier personnage de l’université. On n’accepterait pas, chez nous, de traiter avec autant de mépris le plus obscur des sous-chefs de service de notre administration. Je ne savais comment entamer cet entretien. Alors que j’étais venu comme un humble visiteur, décidé à m’émerveiller de tout, tout ce que j’avais vu jusque là m’avait rempli d’incrédulité et d’horreur. Plutôt que de feindre je ne sais quoi, je me résolus à faire part de mon désarroi au recteur.

« Vous nous voyez bien pauvres, me répondit-il. Nous le sommes en effet. Notre situation est à la mesure du peu d’estime que le pouvoir nous porte. Vous vous attendiez sans doute à vous retrouver au milieu de savants entourés de quelques disciples triés sur le volet. Il y a encore chez nous des laboratoires inaccessibles à la masse des étudiants, où l’on continue à faire avancer la science avec plus d’ingéniosité que de moyens. Mais la mission principale des universités de l’empire n’est plus celle-ci, désormais. Nous sommes chargés de remplir une fonction sociale ».

Je ne comprenais pas ce qu’il voulait me dire. Faire progresser les connaissances ne serait donc pas une fonction sociale ? Comme je lui faisais cette objection, il s’expliqua un peu mieux : « ‘Social’ revêt un sens plus précis chez nous : la politique que nous appelons ‘sociale’ regroupe l’ensemble des moyens qui sont censés améliorer directement le sort des plus pauvres et des plus démunis. Depuis quelques lustres, l’université est devenue l’un des instruments de la politique sociale ».

Il dut sentir, à mon air, que j’avais besoin de davantage d’explication, car il poursuivit : « Depuis que nos industries ont été peu à peu ruinées sous le choc de la concurrence étrangère, l’empire connaît un chômage très élevé. C’étaient nos usines, en effet, qui fournissaient les nombreux emplois peu qualifiés nécessaires pour absorber la main d’œuvre qui n’aurait pu être utilisée ailleurs. Face à la montée du chômage, nos gouvernants (cela a commencé bien avant le règne de Nicol) ont eu l’idée de faire rentrer tous les jeunes qui sortaient du lycée à l’université. Car les étudiants, même les ‘faux étudiants’ qui n’ont aucune chance de réussir des études supérieures, ne sont pas comptés comme sans emploi. Avec des procédés de ce genre, on diminue automatiquement le taux de chômage qui, sans cet artifice, atteindrait un niveau explosif… c’est-à-dire dangereux pour le régime ».

A ce point, je l’interrompis. Ce qu’il venait de m’apprendre était trop incroyable ! N’importe qui pouvait entrer à l’université ? N’y avait-il pas la moindre procédure de sélection, comme cela doit se faire partout dans l’univers, j’imagine ?

Le recteur m’écouta avec un air d’approbation. Ce qu’il me répondit, pourtant, me laissa interloqué. « En Rancie, la réussite à l’examen de sortie du lycée est la seule condition pour rentrer à l’université, or cet examen est devenu une formalité et ne garantit plus un niveau suffisant pour suivre des études supérieures. Cependant il ne suffit pas de donner aux plus mauvais élèves des lycées le droit de s’inscrire à l’université pour qu’ils en aient envie ! Même si l’université est gratuite, il n’y a pas de raison a priori pour qu’un jeune qui n’aime pas les études, et qui n’a eu son examen de sortie que parce qu’on le lui a donné, envisage de venir chez nous. Car même si nous finissons par devenir plus laxistes, nous ne sommes pas rendus au niveau des lycées, nous n’en sommes pas encore à donner nos diplômes ! Il a donc fallu imaginer un moyen pour attirer vers les universités des jeunes qui n’y seraient jamais allés spontanément. On eut alors l’idée de les payer. On n’appelle pas cela un salaire mais une ‘bourse’, car tous n’y ont pas droit : les bourses sont réservées en principe aux plus pauvres. Mais, naturellement, le but n’est pas de restreindre le nombre des bénéficiaires. On a donc décidé de verser la bourse aux enfants de familles payant peu ou pas d’impôt sur le revenu. Comme cet impôt est facilement fraudé et connaît de multiples exemptions, cela permet de distribuer la bourse au plus grand nombre. Vous comprenez maintenant pourquoi les jeunes gens que vous avez observés en arrivant chez nous ne ressemblaient guère à des étudiants ».

Je n’en revenais pas. « Vous les payez donc à ne rien faire ? », interrogeai-je.

« C’est cela même. C’est ce que j’appelle le droit positif à la paresse. Vous connaissez peut-être la distinction entre la liberté négative et la liberté positive. La première signifie ‘vous avez le droit de’ au sens où ‘il ne vous est pas interdit de’ : à vous ensuite de vous débrouiller pour vous procurer les moyens de rendre cette liberté effective. Tandis que la seconde signifie ‘vous avez le droit de’ et, en plus, ‘on vous donne les moyens de’. Dans nos universités, aussi étrange que cela doive vous paraître, on donne effectivement à nos étudiants les moyens de ne rien faire ».

« Et pendant combien de temps les étudiants bénéficient-ils des largesses de l’empire ? », demandais-je de plus en plus incrédule.

« Les étudiants perdent la bourse lorsqu’ils échouent. Mais cela ne convient pas à nos gouvernants. Plus ils se montrent impuissants à réduire le chômage et plus ils facilitent le passage d’une année à l’autre, afin de maintenir les étudiants à l’université plus longtemps. »

« Voulez-vous dire, qu’il n’y a plus de redoublement ? »

« C’est à peu près cela. Ceux qui n’ont pas complètement réussi une année sont autorisés à passer dans l’année supérieure, mais on ne les tient pas quitte des matières, ou plutôt des groupes de matières, dans lesquels ils ont échoué ; ils sont dans l’obligation de les repasser. Il n’empêche que la masse des faux étudiants a une influence négative sur notre enseignement. En première année, d’abord, où certains professeurs, ne pouvant imaginer coller la quasi-totalité de leur auditoire, baissent inconsciemment leur niveau d’exigence. Or, comme je viens de le préciser, on nous a imposé de considérer des groupes de matières, ce qui permet à certains étudiants, grâce au jeu des compensations, de réussir même s’ils sont totalement ignorants dans une matière essentielle. Quant à ceux qui n’auront pas échoué dans tous les groupes, ils se retrouveront également dans l’année supérieure, avec pour résultat, comme précédemment, des promotions hétérogènes, composées à la fois d’étudiants ayant les connaissances requises et d’autres qui ne les ont pas, de telle sorte que les professeurs seront contraints de réexpliquer sans cesse les mêmes éléments du programme, d’où une perte de temps et, finalement, la réduction du programme et la baisse du niveau du diplôme. »

J’écoutais, de plus en plus incrédule. Mais j’avais d’autres questions pour le recteur. Et d’abord comment l’empire comptait-il survivre s’il renonçait à former correctement ses citoyens. L’éducation n’était-elle pas la condition de la politique éclairée, du développement économique, de la cohésion sociale ? Le recteur poussa un grand soupir.

« Certes, me répondit-il… Mais considérons les trois points que vous avez soulevés. Nicol 1er ne cherche nullement à former des citoyens éclairés, contrairement à ce qui fut l’idéal de nos ancêtres. Parce qu’il ne croit pas que l’éducation soit un facteur de cohésion sociale. Au contraire, des citoyens capables de discerner leurs intérêts l’empêcheraient de conduire la politique qu’il a choisie. Il se réjouit que les Rancis n’apprennent rien ou pas grand-chose à l’école et qu’ils tirent l’essentiel de leurs informations de la télévision, instrument d’abrutissement parfait, s’il en est. Nicol est la créature des puissances financières. Il n’y a qu’à voir comment le partage des richesses de l’empire s’est modifié sous son règne à l’avantage de ces dernières. Vous comprenez bien qu’il ne serait pas opportun que les Rancis comprennent vraiment la politique qui est menée. Nicol 1er leur répète qu’il fait tout ce qu’il peut pour améliorer leur sort. Et tant qu’on le croit, il ne risque rien. Or laisser les Rancis dans l’ignorance est le meilleur moyen d’entretenir leur crédulité !…

Il s’interrompit, hésitant. Je lui rappelai ma question concernant les conséquences d’une telle politique éducative sur l’économie de l’empire. « Vous avez sans doute deviné la réponse, reprit-il, si vous êtes déjà informé sur notre situation économique. Vous ne l’êtes pas ? Je ne suis pas moi-même économiste mais il n’est pas trop difficile de constater que les puissances financières qui contrôlent Nicol ne sont pas intéressées par le développement de la Rancie, mais par l’augmentation de leurs profits. Grâce à la politique mise en œuvre par Nicol, la planète entière est devenue leur terrain d’exercice. La Rancie n’est plus pour elles que l’un des endroits où elles écoulent les produits fabriqués ailleurs ».

Cette dernière remarque m’ouvrait tout un champ d’interrogations nouvelles que je me proposais de creuser à la première occasion. Mais je n’en avais pas fini avec les questions relatives à l’enseignement. En admettant que l’empire n’eût pas besoin, comme l’affirmait le recteur, d’un peuple éduqué, il fallait bien quand même qu’il disposât de quelques élites.

« Évidemment ! Mais vous imaginez bien qu’elles n’étudient pas dans des lieux comme celui-ci. La Ranciepossède plusieurs instituts supérieurs où sont formés les meilleurs éléments de notre jeunesse. On n’y entre qu’à l’issue d’une sélection très sévère. Les parents y préparent leurs enfants très tôt. Ils évitent de les mettre dans le système de l’instruction publique, préférant les écoles et lycées privés, plus performants mais dont ils complètent néanmoins les cours à l’aide de professeurs particuliers. Naturellement, les efforts des parents ne suffisent pas pour garantir l’accès dans nos instituts. Seuls réussiront les jeunes gens et jeunes filles les plus brillants et les plus travailleurs ».

Décidément, le recteur m’ouvrait des horizons. J’ignorais jusqu’ici qu’il existait un système d’instruction privé concurrençant le système public. Encore un aspect de la société rancie à élucider. Mais pour l’heure une autre question me préoccupait. Si les élites dela Rancie étaient formées dans ces instituts, se pouvait-il qu’ils formassent aussi les savants, à la place des universités ?

« C’est en effet le cas pour les meilleurs de nos professeurs. Je suis moi-même un produit de l’Institut Supérieur de Mathématiques, où j’ai poursuivi presque toutes mes études. Je n’ai rejoint l’université qu’à la fin de mon cursus, et ce uniquement parce que les universités demeurent jusqu’ici seules habilitées à collationner le doctorat, le grade le plus élevé de notre enseignement. Je suis resté par la suite à l’université, d’une part parce qu’il n’y avait guère d’autre débouché possible pour un docteur en mathématiques et d’autre part parce que je savais pouvoir y poursuivre mes recherches ».

Tout cela paraissait clair, d’une certaine manière. Il me restait de nombreuses questions, mais je ne pouvais pas importuner davantage le recteur. Pourtant, alors que je m’étais déjà levé de mon siège pour prendre congé, je ne pus m’empêcher de demander pourquoi les professeurs avaient accepté de laisser les universités se dégrader ainsi.

« Je comprends votre interrogation. Cela peut paraître en effet incompréhensible que toute une profession accepte de travailler dans des conditions de moins en moins satisfaisantes, tant du point de vue de la qualité du travail que du prestige attaché à la fonction. Il y a longtemps que nous ne sommes plus des notables !… Comme souvent, la réponse à ce genre de questions est complexe. D’abord, vous devez comprendre que les universitaires ont en général davantage une vocation pour la recherche que pour l’enseignement. La plupart du temps, les professeurs ne sont pas en contact avec les étudiants des premières années, ceux qui n’ont pas encore été triés, ils les confient à de jeunes enseignants qui n’ont pas la possibilité de refuser cette corvée. Les professeurs en titre se réservent les auditoires les plus avancés, donc les moins nombreux et les plus motivés, et passent plus de temps dans leur laboratoire ou leur cabinet de travail que dans les salles de cours. Mais il y a une autre explication, d’ordre politique. Les universitaires, comme plus généralement les intellectuels, sont habitués à réfléchir sur le monde qui les entoure ; ils constatent, d’une part, que les inégalités sont partout présentes et, d’autre part, qu’elles ne sont le plus souvent qu’une création artificielle de la société. De ce fait, les universitaires, sauf exception, sont des « progressistes » sur le plan social, c’est-à-dire des partisans de la réduction des inégalités. Sur Mars, nous disons qu’ils sont « de gauche ». Or les gouvernants qui ont voulu et imposé la décadence des universités ont eu l’habileté de nous la présenter comme une mesure de progrès social. Quoi de plus « progressiste », en effet, à première vue, que d’ouvrir largement les universités à la jeunesse ? Des universitaires de gauche n’allaient tout de même pas s’opposer à la ‘démocratisation de l’enseignement supérieur’ ! Le piège s’est refermé sur nous sans que nous nous en rendions compte. Et maintenant encore, la majorité d’entre nous n’est pas prête à revenir sur ce qu’elle considère toujours comme un progrès social. »

Cette fois, il me fallait vraiment prendre congé. Je me retirai, non sans avoir chaleureusement remercié le recteur, en me disant que les intellectuels martiens étaient bien naïfs. Aucun Terrien n’aurait pu croire qu’il suffirait d’ouvrir les portes de l’université à tous et de payer les étudiants à ne rien faire pour instaurer l’égalité sociale.

(À suivre)