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Chroniques martiennes (4)

Instruire

J’étais sorti de mon entretien avec le recteur plein d’interrogations. Je n’aurais pas cru que ces Martiens, si proches de nous en apparence, pussent se comporter d’une manière aussi différente de la nôtre. Mon séjour providentiel sur Mars prenait une autre tournure que celle que j’avais anticipée en arrivant. Je me voyais maintenant au début d’une enquête passionnante sur des créatures dont les mœurs et, plus profondément, la logique n’avaient que très peu à voir avec celles des humains. Je résolus donc de procéder avec méthode, de chercher à creuser les questions au fur et à mesure qu’elles se présenteraient. Des propos du recteur, il ressortait que non seulement l’éducation fournie par les universités rancies était loin d’être conforme à ce qu’un Terrien pouvait anticiper, mais que cela s’inscrivait dans un système éducatif qui fonctionnait de manière perverse bien en amont, puisque l’examen de fin du lycée pouvait être « donné », avais-je appris, à des élèves totalement ignorants. Il fallait donc que des années d’études n’eussent servi à rien !

Je décidais de me pencher en premier lieu sur l’instruction des enfants rancis. J’eus un peu de mal à pénétrer les arcanes du système éducatif de l’empire, d’autant que je ne parvins pas à trouver un Martien qui fût capable de m’en faire un exposé organisé. Je dus faire appel à plusieurs sources et c’est le résultat de mes compilations que je livre ci-dessous.

Les citoyens de la Rancie, se considèrent au-dessus des autres Martiens. Ils rappellent sans cesse leur passé glorieux et croient y trouver un titre suffisant pour leur gloire présente. En réalité, l’Empire a perdu depuis des décennies la plus grande partie de ses territoires. Les autres habitants de la planète, qui regardent désormais l’empire comme une puissance mineure, se gaussent de l’outrecuidance des Rancis. Cela n’empêche pas ces derniers, faute de pouvoir faire montre d’une industrie puissante, ou de l’abondance de leurs ressources naturelles, de se croire les êtres les plus intelligents de leur planète. Si nous n’avons pas de pétrole, disent-ils volontiers, nous avons des idées. Ils sont d’ailleurs persuadés d’avoir apporté la raison aux Martiens ; celle-ci, à les en croire, serait l’invention d’un Ranci du temps jadis, nommé Descart. De même sont-ils particulièrement fiers de leur culture, sous prétexte qu’elle aurait rayonné pendant un temps sur toutes les terres civilisées (comme bien d’autres peuples, ils appellent « civilisée » la partie de leur monde dont ils comprennent les mœurs et dont la culture leur est proche – le reste étant appelé « barbarie »).

Il n’est pas faux que la Rancie ait été terre d’ancienne et riche culture. Comme je l’ai déjà noté, c’est là que furent créées les premières universités martiennes, où enseignèrent des personnes doctes en toutes les sciences. Et il est vrai que la Rancie fut considérée pendant un temps comme le pays des « Lumières », parce que ses philosophes et ses savants éclairaient le monde par leur sagesse et leur savoir. On rapporte aussi que le premier empereur de Rancie, Napol 1er, faisait suivre des savants dans les fourgons de son armée, afin qu’ils instruisissent les peuples conquis, tout en s’instruisant eux-mêmes des savoirs particuliers à ces peuples.

Napol 1er avait tant guerroyé qu’il finit par être vaincu. S’ensuivit une période d’instabilité qui déboucha sur l’avènement d’une république. L’instruction publique devint alors le premier souci des gouvernements populaires. On envoya dans tous les coins du pays, jusqu’au fond des campagnes les plus reculées, des soldats d’un nouveau genre, chargés d’apporter à tous les enfants les connaissances indispensables à des citoyens éclairés. Si ces soldats ne portaient pas d’autre uniforme que la blouse grise de l’instructeur, leur méthode restait toute militaire. Les élèves se réunissaient au son du clairon, marchaient en rang et montraient un profond respect pour leurs maîtres. L’élève qui refusait d’apprendre se voyait coiffé du bonnet d’âne et banni dans un coin de la classe. Les maîtres étaient munis d’une baguette et tapaient sur les doigts des élèves à la moindre peccadille.  

Cette méthode rigoureuse ne tarda pas à produire ses effets. Les Rancis apprirent vite à lire, à écrire et à compter. Ils savaient par cœur des choses fort utiles comme les tables de multiplication à l’envers, la liste de tous les chefs-lieux du pays ou de longues tirades tirées des poètes tragiques. Evidemment, tous les enfants ne réussissaient pas aussi bien à l’école. Les petits paysans, à l’exception des plus doués, étaient vite renvoyés aux travaux des champs, tandis que les enfants des bourgeois continuaient d’étudier. La République portait bien l’égalité dans sa devise, à cette époque, mais nul ne s’indignait des inégalités. Cependant la République avait à cœur de permettre aux meilleurs enfants du peuple de s’élever. Ceux qui réussissaient le concours des bourses entraient dans les lycées où ils se trouvaient mêlés aux rejetons des classes supérieures. Plus acharnés au travail, ils réussissaient souvent mieux que les autres et atteignaient parfois les positions les plus élevées de la société rancie.

Malgré ses vertus, ce système ne correspondait pas vraiment à l’idéal d’égalité des chances. On se mit alors à le réformer. L’ambition était sans doute généreuse, mais de réforme en réforme, loin de s’améliorer, il est devenu de plus en plus injuste. Au nom de l’égalité, on a décrété que tous les enfants devaient accéder au lycée. Le résultat fut catastrophique : on vit arriver dans les classes des élèves à demi illettrés. Car, parallèlement, l’enseignement élémentaire s’était considérablement dégradé. Pris d’une frénésie de réforme, les « Inspecteurs de l’instruction impériaux » (les « 3i ») n’avaient cessé de compliquer la tâche des maîtres, jusqu’à la rendre quasiment impossible : abandon de la discipline, raccourcissement de l’année scolaire et de la semaine de classe, complexification des programmes par l’ajout de matières nouvelles, abandon des méthodes traditionnelles d’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul, qui avaient pourtant fait leurs preuves, au profit de méthodes modifiées constamment au gré des nouvelles modes pédagogiques, interdiction de faire redoubler les élèves qui n’avaient pas acquis à la fin de l’année les connaissances correspondant à leur niveau. Cette dernière disposition fut peut-être la plus nocive. Les enseignants (on n’osait plus parler de « maîtres » à propos des instructeurs qu’on avait dépouillés des attributs de l’autorité) ne savaient plus à quelle partie de leur auditoire s’adresser : devaient-ils refaire le programme de l’année précédente à l’intention des élèves en retard, ou avancer suivant le programme normal afin que les autres élèves ne prissent pas à leur tour du retard ? Faute de réponse claire de la part des 3i, chaque maître s’efforçait de faire le moins mal possible, mais le résultat inévitable de tous ces changements ne pouvait être qu’une baisse du niveau général des élèves.

Les mêmes causes produisant les mêmes effets, comme les 3i présidaient également à l’organisation des études dans les lycées, on observa là aussi la baisse du niveau. Elle était inévitable puisqu’on avait décidé d’envoyer tous les jeunes Rancis au lycée, y compris ceux qui n’avaient ni le goût ni les aptitudes pour poursuivre des études. Or la folie réformatrice des 3i coïncida malencontreusement avec une longue période de difficultés économiques pour l’empire. L’industrie, qui avait fait jusque là la force de l’économie de la Rancie, se vit concurrencée brutalement par des industries étrangères qui exploitaient sans vergogne leur main d’œuvre. En conséquence, le chômage se mit à augmenter dans l’empire, en se concentrant dans les quartiers ouvriers relégués à la périphérie des grandes villes. Le chômage engendra non seulement la pauvreté mais encore le désœuvrement des pères et le développement des trafics illicites. Les enfants de ces quartiers perdirent plus qu’ailleurs le goût de l’effort. Ils voyaient bien qu’il était plus facile de s’enrichir par des moyens malhonnêtes qu’en travaillant dur à l’école avec un résultat de plus en plus aléatoire ! En effet, face à la nouvelle situation du marché du travail, la bourgeoisie défendait plus que jamais ses privilèges et il devenait très difficile pour un enfant du peuple d’atteindre ces positions élevées jadis accessibles à ses devanciers.

Les écoles des anciens quartiers ouvriers devinrent alors des lieux de relégation pour une jeunesse qui n’avait ni le goût ni le besoin des études. Les maîtres, démotivés ou désespérés selon les cas, ne savaient à quel saint se vouer. Ils s’estimaient en général satisfaits lorsqu’ils étaient parvenus à instaurer le calme dans leur classe. Enseigner le programme fixé par les 3i  réfugiés dans leur tour du ministère de l’instruction, était évidemment hors de question.

Cependant les idées égalitaires étaient toujours présentes et touchaient tous les élèves de l’empire. Le diplôme délivré à la sortie du lycée n’avait plus pour fonction de sanctionner des connaissances ; il était désormais un droit garanti à la majorité des élèves. Les 3i obligeaient en effet les enseignants à ajuster leurs barèmes de correction de telle sorte que 80% des élèves obtinssent leur diplôme de fin d’étude. On voit tout de suite les conséquences d’un tel dispositif : dès lors que les élèves ont compris que l’examen sera très facile, à la portée des moins bons, ils ne sont plus incités à faire des efforts ; la plupart des élèves rancis travaillent ainsi fort peu ; ils sont donc moins savants que leurs aînés ; cependant la règle des 80% interdit d’en coller davantage qu’avant ; constatant cela, la génération suivante travaillera encore moins ; et ainsi de suite.

Naturellement, avec la suppression des redoublements, les élèves n’attendent pas la dernière année du lycée pour relâcher leurs efforts, si bien que leurs résultats sont aujourd’hui moins bons à tous les niveaux que ceux obtenus dans les autres pays de la planète Mars. Les solutions pour relever le niveau sont pourtant connues de toutes les créatures de bon sens : abroger les réformes absurdes empilées depuis des décennies, à commencer par la règle des 80%. Hélas pour les enfants de l’empire, les 3i préfèrent s’enferrer dans leur logique : plus les résultats sont mauvais, plus ils réforment ; et plus ils réforment, plus les résultats sont mauvais, etc., etc. 

(À suivre)