Episode 96
Et si Alfred avait épousé Georges. Ou l’inverse…
A l’heure des premiers dry-martini, Louise de V est arrivée toute chamboulée. Elle n’était pas tombée enceinte – cette manie lui était un peu passée – aucun candidat n’avait été récemment recruté au poste de troisième mari. C’était plus sérieux. De l’ordre supérieur à la pensée superficielle.
D’après Line, elle venait de lire les 30 premières pages du mariage considéré comme un beaux-arts*, livre écrit en duo par Julia Kristeva et Philippe Sollers, bientôt cinquante ans de mariage ; ils savent de quoi ils parlent. La thèse soutenue par les auteurs est à peu près ceci : le mariage serait une combinaison au long cours réunissant a) deux étrangers : un homme et une femme ne sauraient être la même chose, b) deux étrangetés : à chacun son histoire, sa constitution, c) deux libertés : à chacun sa part de vie autonome. D’ailleurs, Julia et Philippe, Madame et Monsieur Joyaux à l’état civil continuaient à courir sous leur appellation d’origine. Et derrière tout ça, pas trace de coup de foudre, de couple fusionnel et de tout ce bric-à-brac sentimental pour dîner de Saint Valentin. Le sexe et les circonstances pouvant apporter quelques perturbations en cours de route. Là-dessus, comme disent les duchesses anglaises et les reporters de guerre « ce qui s’est passé là-bas reste là-bas. ». Manquaient bien sûr quelques indiscrétions sur les modalités pratiques. Mais déjà il y avait de quoi ébranler Louise de V, versaillaise d’éducation classique, qui avait quand même commencé et terminé deux mariages, et rêvait d’un troisième sous le signe de l’amour et de ses dérivés.
Jean-Do avait adopté une position de repli, les élans de Louise étaient imprévisibles et justement on était sur une zone de fracture sismique. Leslie avait réussi à enfiler un bikini complet. On en était là, balançant entre tentative de réparation de Louise et essai critique, ferment d’affrontements inter-sexes.
Jules élargit le champ de la réflexion :
– Est-ce qu’on sait si Adam et Eve étaient mariés ?
En effet, l’affaire remontait à loin.
Louise n’était plus seule.
Episode 97
Le principe de réalité ne tient qu’à un fil
La météo était légèrement à l’orage, les oiseaux de mer se rapatriaient à terre en rase-motte et semaient le désordre dans les branchages qui surplombent le bar.
On en parlait : ce qui cloche, c’est le réel. Je ne sais plus très bien qui a dit ça, Jean-Do en redescendant d’un séjour dans les mathématiques suprêmes, ou Georges un soir où nous partagions en solitaire, mélancolie, regards sur la condition humaine et dry-martini.
Ce serait d’ailleurs la raison pour laquelle, depuis la plus haute Antiquité, on se raconte des histoires et on écrit des chansons qu’on écoute en boucle jusqu’à ce que le réel se cache. C’est Homère qui a commencé, d’après Caro, savante dans le domaine, et Françoise Hardy qui a continué (avis personnel). Peut-être que ma tante cartomancienne en Cornouailles a une idée sur le sujet, bien que, les jours de brume fréquents dans sa région, elle a tendance à confondre les temps – passé, présent, futur, plus-que-parfait – la réalité, le souhaitable, le pronostic et la nécessité de ne pas trop inquiéter sa clientèle par un pessimisme excessif, ce qui serait préjudiciable à son commerce dont la prédiction d’un avenir radieux est quand même la clé du succès. Inutile non plus de consulter la confrérie des psychanalystes viennois : plus ça cloche ici-bas, mieux ça va pour eux, leurs honoraires et leurs cures à Baden-Baden.
Sur le bord de la plage, mon ami Pierrot- le fou d’amour soufflait le plus irréel des solos et la déesse Harmonie s’invita au bal. On allait finir par réconcilier Coltrane avec Parker, Bob Dylan et Joan Baez, Mozart et Salieri, Caro avec Jules (encore fallait-il régler la question de savoir lequel des deux ferait le premier pas), Jim avec lui-même…
Le Colonel qui se souvenait encore d’un épisode précédent, tournait sur lui-même en psalmodiant :
– Les fous ont pris le contrôle de l’asile, le réel est guéri !
(peut-être pas si faux ?)
Line dit :
– Alors on ne va plus écrire de chanson…
S’il te plaît, mon pote Pierrot, joue-nous quelque chose…
L’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche est-il le plus grand menteur ou le plus lumineux des poètes que l’on ait jamais croisé sur la planète ?
Episode 98
L’inexplicable charme des naufrages
Et alors ? Pas une phrase pour démarrer la semaine en beauté, pas le moindre bout de romance à opposer aux déferlantes du tragique ou aux soleils noirs de la galaxie en rogne ; et quelque part sorcières et mauvais génies qui dansent leur boogie-woogie techno sans personne pour leur dire de baisser la sono ou fermer les volets. On n’allait pas pouvoir continuer longtemps comme ça.
Et pourtant, la mer était toujours là, sans rancune, la plage sans inquiétude. Incomparable supériorité du minéral sur toutes les autres espèces végétales, animales ou humaines, celle-ci étant la plus sujette au phénomène.
Etiré sur le lit que j’ai installé sur le perron de la maison, je contemplais. Quoi ? Le rideau d’arbres frémissant sous la risée, le lointain qui se découpe dans la dentelle des branchages, et encore plus loin, c’est l’estuaire : dans la brume un cargo doit remonter ou descendre le fleuve. Je contemple et attends que quelque chose me passe par la tête ou que la pluie se mette à tomber ; le crépitement des gouttes sur la toiture me tiendra compagnie. Que font les autres ? Sont-ils ensemble ou chacun dans son coin ?
Le Colonel traînait dans les parages, l’âme en peine, énigmatique. Le Yang Tse Qiang était à sec ? Lan Sue faisait la moue ? Ou c’était encore plus grave… Il dit, sur un ton grave :
« Alexander, j’ai marché presque toute la nuit et je n’ai rien trouvé. »
– Tu cherchais quelque chose ?
– Moi, et je ne me suis pas trouvé…
– Ça arrive.
Il se mit à pleuvoir. Sous cet embryon de mousson, on prit le chemin du bar de la plage comme sur le pont d’un voilier rincé par les grains se hâtant de rejoindre un abri.
– Georges, dry-martini pour victimes de fortune de mer.