Episode 78
Paresses de l’aube
Il faisait un temps gris, vraiment gris, si gris qu’il déteignait jusqu’au fond des yeux de Line. L’eau, le ciel et le sable, les oiseaux, le tronc et les branches des arbres, tout se fondait dans cette couleur inerte qui, bon côté de la théorie des climats, préserve souvent des emballements énervés et des passions solaires. Les marchands de cartes postales quadri-chromiques et les collectionneurs d’Andy Warhol le fuient, le gris n’est pas très commercial.
C’était un de ces matins où il n’y a pas grand chose en vue, de près ou de loin ; où l’idée même de s’animer ou de ne rien faire n’avait pas encore été inventée. Le corps foutait la paix à l’âme et réciproquement. Mister Instant et Miss Eternity dansait un slow sur un morceau de Ray Charles qui chantait I Can’t Stop Loving You.
On aurait pu commencer par dresser la liste de nos bonnes (ou mauvaises) résolutions, et puis tout laisser là sur le sable dans l’état d’inachèvement où elles étaient. Il y aurait bien quelqu’un de sérieux pour les ramasser et les classer sans suite dans une armoire dont il finirait par perdre la clef et l’adresse. Personne ne viendrait les réclamer. Pas plus mal.
On aurait pu aussi s’entraîner pour le prochain match du championnat inter-plages de volley-ball mixte. (A ne pas confondre avec le beach-volley, ici c’est du vrai volley). Jusqu’à présent on n’avait pratiquement gagné aucune partie, mais on avait l’équipe la plus sexy et on s’en fichait pas mal. Lorsque le 6 majeur alignait en même temps Caro, Leslie, Marie, et maintenant Lan Sue, aucune autre formation ne pouvait envisager de monter sur le podium de Miss Volley. Enfin, après le dernier match, on avait rangé le filet et le ballon dans le local du club de planches à voile et on ne les retrouvait plus.
Le Colonel avait bien esquissé le projet d’un retour sur les rives du Yang Tse Qiang mais c’était vraiment trop loin et il était déjà presque midi. On n’y serait jamais à temps.
Le gris subsistait, sans impatience, résistant à la tentation de suivre la marée descendante.
Il n’y avait plus qu’à attendre un prochain jour.
Episode 79
Love Story
Le phénomène est irrépressible.
Michel Polnareff chante Goodbye Marylou et on tombe tous amoureux d’une certaine Marylou. Après ça, on a envie que toutes les filles romantiques auxquelles on rêve la nuit s’appellent Marylou.
Pour vous faire une idée du choc sentimental provoqué et vous persuader que je ne suis pas tombé sur la tête en grimpant à un cocotier pour imiter Keith Richards, vous avez jusqu’à tout à l’heure pour aller voir le clip de la chanson sur YouTube, celui en noir et blanc. Taper Google, Michel Polnareff Goodbye Marilou, c’est direct, en principe vous y êtes. (Au-delà de cette limite, si vous ne le faites pas, votre carte de membre VIP de la bande du bar de la plage s’auto-détruira)
Line s’approcha et me dit :
– Alex, tu as l’air tout retourné
Pire que ça. Je m’allonge sur le divan : dans la maison voisine de celle de mes parents, habitait une jeune fille ravissante, et elle le savait déjà. Je passais la moitié de mon temps à l’éviter, l’autre moitié à essayer de la voir. On a grandi un peu ensemble, puis séparément. Et elle disparut. On m’a dit qu’un jour elle était repassée avec un futur mari. Ça devait arriver. Clap de fin. Evidemment, elle s’appelait Marylou et j’étais en train de regarder le clip en boucle.
Je devrais peut-être lui écrire (j’emprunte un peu les paroles) :
Quand l’écran s’allume, je tape sur mon clavier
Tous les mots sans voix qu’on se dit avec les doigts
Et j’envoie dans la nuit
Un message pour celle qui
Me répondra QK pour un rendez-vous
On en était à l’heure des premiers dry-martini, la soirée hésitait encore. Elles apparurent comme dans une comédie musicale de Billy Wilder mais ne coururent pas se jeter dans une piscine. Par ordre d’entrée en scène : Line, Leslie, Caro, Lan Sue, Louise de V. Lèvres rouges, mini-short, elles portent toutes un T-shirt qui crie « Je suis Marylou »
Je crois que je n’allais pas tarder à guérir.
Episode 80
Considérations en désordre sous une pluie battante
S’asseoir à une table et attendre que quelque chose vous passe par la tête, c’est comme ça, sans le préméditer, que parfois on parvient à dire ou à imaginer un truc pas trop mal, la plupart du temps inutile mais qui sonne bien et agace les esprits appliqués.
J’étais exactement dans ces dispositions, mais là, pas la moindre petite idée à l’horizon, le plus infime frémissement. Cela peut arriver, durer une journée ou deux, ou toute une vie et même au-delà. Au départ, on n’en sait rien. Et par-dessus le marché, le ciel me tombait sur la tête.
Découragées par la persévérance d’une averse sans fin, les mouettes s’étaient réfugiées à l’abri des feuillages. L’eau crépitait sous les grains. L’ai-je déjà dit ? J’aime ces temps décriés, maussades, pleins d’eau et de retenues, à l’inverse des exubérances criardes des plein-soleil, sauf quand ils génèrent ces ombres profondes et graves comme à l’intérieur des monastères espagnols. Là, les lumières dialoguent, s’associent ou se combattent dans des contrastes extrêmes : le noir et le blanc, le clair aveuglant et l’obscur. Comme dans la proximité harmonique de l’ivoire et de l’ébène sur le clavier d’un piano. Bon, c’est à peu près aussi le titre du duo composé par Paul McCartney et Stevie Wonder :
Ebony and Ivory live together in perfect harmony
Side by side on my piano keyboard, oh Lord, why don’t we
L’ordinaire s’accroche comme le lierre griffe une façade, et puis une musique croise dans les parages et tout se dilue, s’évanouit sans laisser de marque… Personne n’a plus envie de descendre, de voir la fin du voyage, les amarres s’enrouler sur le quai, la chaîne de l’ancre déchirer le fond pour y fixer les troubadours…
La pluie redouble. Grosses gouttes en rafale. Fugaces divagations intérieures sur les mystères des poissons volants. Rien de très sérieux. Le Déluge a duré quarante jours. J’ai encore du temps devant moi. Assis à ma table, d’ici là un rêve ou un ange s’y posera bien …
Tiens, voilà Leslie sous son ciré transparent.