Créations

“Sublimation”

Ce texte est le troisième chapitre du livre d’Alenka Zupančič, Esthétique du désir, éthique de la jouissance.

Alenka Zupančič, Esthétique du désir, éthique de la jouissance, Lecques, Théétète, 2002.


Poser la sublimation comme un des nœuds privilégiés entre l’éthique et l’esthétique ne va pas de soi. C’est une thèse intrigante qu’avance Lacan dansL’éthique de la psychanalyse. Plus exactement, ce sont deux choses qu’il avance qui, mises ensemble, conduisent à cette conclusion. D’une part, il situe l’art (avec la science et la religion) parmi les grandes sublimations, d’autre part il avance que la sublimation en tant que telle doit être pensée “en fonction du problème éthique”, qu’elle est essentiellement un problème d’éthique, et cela pour une raison principale, qui concerne sa fonction de “créatrice de valeurs socialement reconnues”. (1) Avant de nous demander ce que cela veut dire exactement, disons tant d’abord que c’est dans la mesure même où il est une sublimation que l’art est traversé par une question ou un problème éthique. Si cette déduction est simple, la question de savoir ce que veut dire l’assertion selon laquelle la sublimation est un problème éthique, elle, ne l’est pas vraiment. La réponse à cette question nous engagera un sens assez singulier du mot sublimation qui a peu à voir avec son usage habituel. Ce sens n’est pas son seul sens, et il n’est pas non plus le seul sens que donne Lacan à ce mot. Mais il s’agit d’un sens qui laisse entendre dans le mot “sublimation” des échos suffisamment curieux pour être examinés.

C’est donc en tant que créatrice de valeurs socialement reconnues que la sublimation doit être pensée et jugée en fonction du problème éthique. Cela ne veut pas dire, comme on l’entend souvent, que, par exemple, la sublimation artistique se plie aux exigences de valeurs socialement reconnues, ou que l’artiste fait de ses pulsions “socialement inacceptables” quelque chose qui, non seulement passe socialement, mais est même prisé, admiré, mis en valeur par la société. “Créatrice de valeurs” est à prendre au sens littéral : créer des valeurs et non pas tout simplement se soumettre aux valeurs déjà existantes. Ce n’est pas que la “société” fixe les valeurs auxquelles nos pulsions “plastiques” doivent s’adapter, et que c’est l’ingénuité, l’originalité et l’invention dans ce processus d’adaptation qui distinguent l’art des autres sublimations. C’est au contraire que toutes les grandes sublimations (artistiques, scientifiques, religieuses) créent de nouvelles valeurs, transforment certaines choses en valeurs. Voilà ce que vise Lacan lorsqu’il dit que la sublimation est “un certain rapport du désir qui attire notre attention sur la possibilité de formuler … un autre critère d’une autre, ou de la même, moralité, en face du principe de réalité.” (2) Cette thèse, qui porte sur la capacité qu’a la sublimation de formuler des nouveaux critères de ce qui est “moral” et de ce qui ne l’est pas, se situe dans un contexte tout à fait éloquent, puisqu’il s’agit de la discussion du fameux exemple moral inventé par Kant, connu sous le nom d’ “apologue du gibet”, et que nous citons dans son intégralité :

“À supposer que quelqu’un prétende ne pouvoir résister à sa passion luxurieuse quand l’objet aimé et l’occasion se présentent à lui ; on demande si, un gibet se trouvant dressé devant la maison où cette occasion s’offre à lui, pour l’y pendre aussitôt sa passion satisfaite, il lui serait dans ce cas impossible de dompter son inclination. On n’aura pas à chercher longtemps ce qu’il répondrait. Mais demandez-lui si, son prince lui intimant, sous menace de la même mort immédiate, de porter un faux témoignage contre un homme honnête qu’il voudrait bien perdre sous de spécieux prétextes, il tiendrait dans ce cas pour possible, quelque grand que puisse être son amour de la vie, de le vaincre malgré tout ? Il n’osera peut-être assurer s’il le ferait ou non, mais il devra concéder sans hésitation que cela lui est possible. Il juge donc qu’il peut quelque chose parce qu’il a conscience qu’il le doit, et il reconnaît en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue.” (3)

Lacan fait remarquer que les deux situations ou les deux scènes peuvent avoir la même issue et que Kant les oppose trop facilement. Passer une nuit avec la dame désirée sachant qu’on sera pendu dès qu’on sortira de sa chambre : il n’est pas exclu que dans certaines conditions le sujet envisage de s’offrir à ce supplice, de la même façon qu’il envisage de refuser le faux témoignage et de se faire pendre. La condition en est, pourtant, la sublimation, définie par Lacan comme ce qui élève un objet à la dignité de la Chose(4) Voilà probablement la manière la plus directe de formuler la sublimation comme noyau de l’éthique.

Si “passer une nuit avec la dame désirée ” a pour le sujet un autre sens que celui d’un simple plaisir, si le sujet y reconnaît la Chose en tant que lieu de la “cause transcendantale de son désir”, alors il va hésiter, exactement de la même manière que le sujet de l’autre situation dont parle Kant, hésitera avant de porter un faux témoignage contre cette Chose, c’est-à-dire contre ce lieu qui donne le peu de consistance à sa subjectivité.

“Élever un objet à la dignité de la Chose”, comme opération essentielle à la sublimation, nous permet donc d’envisager quelque chose qui n’est pas envisageable dans le cadre du principe de réalité, considéré comme critère de la transgression du principe de plaisir. Le “principe de réalité” est ce qui trace les limites à la transgression du principe de plaisir, il est ce qui permet, voire impose certaines transgressions, et en exclut d’autres. Ainsi, par exemple, il nous impose d’accepter certaines peines et souffrance qui sont considérées comme nécessaires pour notre préservation ou notre bien-être en général, tandis qu’il interdit les transgressions du principe de plaisir qui ne sont pas au service de ce but. Sa fonction de critère est de poser des limites dans le champ gouverné par le système plaisir/peine. La sublimation est ce qui nous permet d’interroger ce critère et, éventuellement, d’en formuler un autre.

La sublimation est donc une question qui ressortit de l’éthique dans la mesure où, ne se soumettant pas complètement au principe de réalité, elle dégage ou crée un espace qui a la capacité de mettre en valeur autre chose que le “bien commun” déjà reconnu. Dans ce sens précis, elle n’est pas ce qui transforme les passions et les pulsions “obscures” en quelque chose de plus lumineux, reconnu comme bien (ou beau) par la société ; elle ne va pas non plus exactement à l’encontre des passions ou des pulsions. Sa fonction principale est d’ouvrir un espace ou une scène sur laquelle ces “passions/pulsions sombres” peuvent être mises en valeur et où elles obtiennent cette luminosité que nous avons désignée au départ comme éclat sublime. La sublimation fait valoir ce que le principe de réalité ne valorise pas, elle fait valoir ce qui, dans la vie, n’est pas réductible à la vie (en tant que préservation de soi). On pourrait dire tout simplement que la sublimation, ce sont les passions/pulsions mises en valeur dans la mesure même où elles semblent travailler contre le principe de réalité et contre la préservation de la vie.

Pour mieux expliciter ces enjeux, prenons l’exemple d’Antigone et essayons de nous imaginer une situation où nous aurions, d’un côté, cette œuvre sublime et, de l’autre côté, la situation empirique que Sophocle prend pour point de départ – une femme “réelle” qui s’est mis dans la tête d’enterrer le corps de son frère, considéré comme traître, au prix de la mort de plusieurs personnes (elle-même comprise) et de la chute du royaume. De cette femme “réelle”, on peut dire tout ce qu’on veut : qu’elle est “malade”, “hystérique”, victime d’une passion destructrice, dangereuse pour les autres et pour elle-même… Bref, on peut faire toute une psychanalyse du personnage d’Antigone, révéler les motifs “pathologiques” de ses actions, etc. Ceci est une entreprise sur la voie de laquelle Lacan ne s’engage à aucun moment, et c’est ce qui fait toute la puissance de son commentaire. Or, certains psychanalystes contestent aujourd’hui ce commentaire précisément sur ce point. On dit alors : Voyons, elle ne serait pas un peu malade, cette fille ? Elle manifeste tant de problèmes et de pathologies que c’est vraiment déraisonnable, voire irresponsable, d’en faire un cas exemplaire de l’éthique. Cela revient justement à passer complément à côté de la “leçon” du commentaire lacanien d‘Antigone. Cette “leçon” est double.

Premièrement : l’éthique de la psychanalyse, aussi bien que l’éthique en psychanalyse, n’a pas à poser de normes éthiques en fonction de catégories cliniques. Dire qu’une hystérique est d’emblée exclu(e) de la dimension éthique serait ne rien comprendre à ce que la psychanalyse apporte en matière d’éthique.

Deuxièmement : Antigone, c’est la passion mise en valeur. Qu’Antigone soit hystérique ou pas, qu’elle ait un “problème avec l’autorité” ou non, qu’elle soit “narcissique” ou bien “frigide”, voilà qui n’a strictement aucune pertinence pour ce que Lacan vise à articuler. “L’acte artistique” de Sophocle dans cette tragédie consiste à construire une scène sur laquelle la passion en tant que telle, ce “désir visible” et “insensé” qui traverse l’héroïne peut être regardé en face dans une certaine durée, développé et déployé dans des situations différentes, envisagé comme possible, apprécié pour sa force et son caractère de fidélité à quelque chose, bref, mis en valeur. C’est une mise en valeur d’un au-delà du principe de plaisir. Sophocle crée un espace où l’on peut interroger les critères d’une certaine morale et en envisager d’autres ; en “sublimant” la passion d’Antigone, il crée un espace de liberté. Cette liberté prend toute sa valeur si on la rapporte au principe de réalité qui a tendance à nous enfermer dans un tombeau autrement plus sombre que celui qui constitue le supplice d’Antigone. À travers cet exemple, on peut voir clairement que “sublimer la passion” ne veut pas dire se détourner d’elle et aller vers quelque chose de plus “acceptable” mais, au contraire, faire de la passion une chose “acceptable”. Si Antigone élève le corps de son frère à la dignité de la Chose, Sophocle élève à la dignité de la Chose la passion et le désir qui “portent” Antigone dans ses actes. C’est pour cette raison qu’on peut dire de cette tragédie qu’elle n’est pas seulement “belle” ou “sublime”, mais aussi qu’elle est “bonne” au sens emphatique du terme. Elle accomplit un “acte esthétique” et on voit, encore aujourd’hui, les gens se réclamer de cette création de Sophocle comme d’un réel qui reste valable et qui, en dépit de toutes les résistances, vaut d’être préservé. Dans Antigone, il y a l’acte d’Antigone et l’acte de Sophocle, ce dernier étant une mise en valeur du premier et de la “passion insensée” qui le supporte.

On pourrait aussi évoquer la Médée d’Euripide qui nous met en présence de passions encore plus ténébreuses. Par amour Médée avait trahi son père et son pays et elle vivait en exil avec l’homme qu’elle aimait, Jason, et leurs enfants. Vient le jour où Jason lui annonce qu’il veut se marier avec une autre. Cela constitue pour Médée un tel outrage qu’elle décide de tuer la nouvelle épouse et ses propres enfants, parce qu’ils sont aussi ceux de Jason. Euripide la présente comme une mère qui aime profondément ses enfants et qui, pourtant, les tue. C’est l’exemple probablement le plus radical “de ce qu’être femme est au-delà d’être mère”. (5) Ici, il s’agit encore une fois de construire une scène sur laquelle le côté sombre d’une passion amoureuse, et, en l’occurrence, un acte aussi terrible que le meurtre de ses propres enfants, peut être, non pas justifié, mais, disons, “envisagé” et “compris” par rapport à une causalité singulière : on peut condamner Médée, mais en même temps on la comprend dans son refus affreux de porter un faux témoignage contre la Chose, c’est-à-dire contre son désir de femme, que les actes de Jason risqueraient de réduire à un désir de mère.

Nous avons donc là un sens du terme “sublimation” assez particulier puisqu’il s’agit de la création d’un espace où d’une scène qui rend possible la mise en valeur de ce qui relève de l’au-delà du principe de réalité et du “bien commun”. C’est par cela même que la sublimation tient à l’éthique. Remarquons au passage que ce sens du mot est aussi très proche de ce que Kant conceptualise avec le sentiment du sublime.

Cependant, une remarque à ce propos s’impose. Comme cela devrait apparaître assez clairement du fait du caractère “scénique” de la sublimation que nous ne cessons d’évoquer, ladite mise en valeur de l’au-delà du principe de réalité n’est jamais directe. Autrement dit, ce que la sublimation nous permet de voir et de valoriser n’est jamais la Chose (das Ding) elle-même, mais toujours des “objets” plus au moins banals qui sont élevés à la dignité de la Chose : “une nuit avec la dame désirée”, “l’honneur”, “l’être-femme d’une femme”, “l’enterrement du frère”,… En termes lacaniens, la parade de la sublimation nous met en présence d’objets a, qui ont autant le pouvoir d’évoquer la Chose que de la recouvrir, de la voiler. D’où l’autre thème développé par Lacan à propos de la sublimation, et qui est celui du leurre. Ce n’est pas en effet sans raison que le chapitre où il introduit la question de la sublimation s’intitule “Les pulsions et les leurres”. Deux passages de L’éthique de la psychanalyse suffiront à mettre en évidence la gravité du problème :

“Au niveau de la sublimation, l’objet est inséparable d’élaborations imaginaires et très spécialement culturelles. Ce n’est pas que la collectivité les reconnaisse simplement comme des objets utiles – elle y trouve le champ de détente par où elle peut, en quelque sorte, se leurrer sur das Ding, coloniser avec ses formations imaginaires le champ de das Ding.” (6)

“Dans des formes spécifiées historiquement, socialement, les éléments a, éléments imaginaires du fantasme, viennent à recouvrir, à leurrer le sujet au point même de das Ding. C’est ici que nous ferons porter la question de la sublimation … .” (7)

L’ambiguïté de la sublimation, son aspect “négatif ” ne tient pas à ce que la société nous imposerait, à travers la sublimation, certains cadres pour la satisfaction de nos pulsions, nous empêchant ainsi de faire ce que nous désirons vraiment. Il tient plutôt à ce qu’elle peut nous leurrer quant à ce que nous “désirons vraiment”. Autrement dit, le niveau sur lequel la “société” intervient de la manière la plus efficace dans nos désirs et nos pulsions n’est pas le niveau de la “réalisation”, mais le niveau de la “vérité” ou bien le niveau du réel de nos désirs.

On voit se profiler là tout un pan de la critique de la sublimation, se présentant souvent comme critique de l’idéologie et de ses “effets esthétiques”. C’est une lutte, justement, contre “la colonisation du champ de das Ding“, une lutte qui vise à dégager son réel des “formations imaginaires” qui colonisent son champ, une lutte contre les semblants. Cette lutte est souvent assez violente et elle-même portée par une éthique de la Chose, c’est-à-dire du désir. C’est un phénomène très important, qui a marqué profondément une grande partie du 20e siècle, et pour lequel Alain Badiou a inventé un nom très heureux : “la passion du réel”. On ne détaillera pas ici les formes diverses qu’a pu prendre cette passion du réel ; on s’arrêtera en revanche sur un phénomène plus récent, le chant sur la “fin des idéologies”, contrecoup à cette passion du réel sous la forme d’une anesthésie de toute passion, et surtout de celle de la pensée.

D’abord, quelle est exactement la thèse qui se trouve à la base de ce type d’énoncés “fin de siècle” ? La thèse affirmant la fin des idéologies est en fait l’envers d’une autre thèse qui, au premier abord, semble aller dans le sens opposé et s’énonce en ces termes : “Il n’y a pas de réel”. Au cours du 20e siècle, on peut effectivement discerner un mouvement dans lequel l’idée même du réel se trouve discréditée, abandonnée comme la dernière transcendance, le dernier grand récit, la dernière grande illusion. On commence par un mouvement dans lequel on dénonce, au nom du réel, tous les mondes apparents, toutes les illusions, toutes les formations idéologiques, et on finit par retourner cette “passion du réel” contre ses propres présuppositions : Et si l’idée même du réel (ou de la vérité) comme différant des fictions symboliques et des formations imaginaires n’était que la dernière grande illusion, le dernier grand mirage ? De là, justement, le dernier grand récit de cette période de fin des grands récits : le réel n’existe pas, tout est convention, jeu de langage, labyrinthe de possibilités diverses qui ont, “en principe”, toutes la même valeur. Ce qui revient à dire que le réel coïncide avec la réalité et qu’on accepte le principe de réalité comme nouveau réel.

Il n’est plus question de “formuler un autre critère d’une autre, ou de la même, moralité, en face du principe de réalité”. La sublimation, au sens de création d’un espace qui permette de valoriser socialement et collectivement autre chose que ce qui relève du principe de réalité est de plus en plus rare. Ainsi pourrait-on parler d’une véritable crise de la sublimation. La thèse selon laquelle on est arrivé à la fin des idéologies signifie très précisément qu’il n’y plus qu’une seule idéologie, celle qui instaure le principe de réalité comme ordre absolu. On en veut pour preuve les arguments dont se sert aujourd’hui non seulement cette critique du communisme dont la maxime est qu’ “aucune idée ne vaut une vie humaine”, mais aussi la critique “libérale” à l’encontre du pape actuel, qui incarne l’institution de la seule grande idéologie (ou sublimation) qui ait l’air de survivre à la fin des idéologies. On attaque le pape avec des arguments qui se résument en gros à cela que “le vieux” refuse obstinément de se plier aux exigences du principe de réalité (sida, besoins sexuels des prêtres…) et qu’il fait obstacle à ce que l’Église s’adapte à la “société moderne”. On n’attaque pas les valeurs que l’Église cherche à promouvoir, on s’en prend à sa dimension “sublimatoire” en tant que quelque chose qui crée un espace où peut être mis en valeur autre chose que ce qui relève du principe de réalité. Ainsi voit-on les “penseurs critiques” dénoncer les totalitarismes, les grandes idéologies, et annoncer joyeusement la fin de ces “dictatures”, sans se poser un seul instant la question de la dictature inexorable du principe de réalité. Si la liberté, c’est la liberté de ceux qui pensent différemment, alors on peut dire effectivement que les systèmes totalitaires interdisent de “penser différemment” et persécutent ceux qui pratiquent cette “pensée différente”. Cependant il faut bien dire que ce qu’impose cette dictature du principe de réalité est, à certains égards, bien pire que le “totalitarisme” : elle crée en effet un système “totalitiste” dans lequel il devient pour ainsi dirementalement impossible de vraiment penser différemment. Il n’y a aucun espace pour cette pensée ; elle se trouve réduite d’emblée à une “curiosité intellectuelle” que les médias nous présentent plus ou moins à titre de divertissement.

Mais revenons à cette “passion du réel”, et à cela qu’elle se retourne contre le réel même du réel. L’impression que ce mouvement ne fait que suivre ou réaliser une logique qui lui est inhérente est plus que suspecte. Le chemin qui mène de la “passion du réel” à une “réalité sans passion”, ou encore de l’éthique à une “hygiène esthétisante” (la prolifération de “styles de vie” différents, mais toujours “sains”), n’est nullement un mode d’évolution linéaire. Et puis, on aurait tort de considérer la “passion du réel” comme quelque chose d’homogène qui, de ce fait, aurait de toute façon mal fini. La critique des idéologies, la mise en question des “Idéaux”, la lutte contre la colonisation du champ de la Chose par des formations imaginaires – tout cela a avant tout constitué une réflexion extrêmement lucide et minutieuse quant à la complicité qu’entretiennent le réel et l’imaginaire, et non un programme de “purification éthique” à la recherche d’un réel authentique. À l’époque où l’on a mené cette réflexion il allait pour ainsi dire de soi que – selon la formule de Wajcman – “croire que l’illusion n’est qu’une illusion, c’est sans doute là l’illusion véritable, la plus tenace”. (8) Aujourd’hui, si l’on a du mal à croire au réel en tant que tel, on a surtout du mal à croire – hygiène oblige – au réel possible d’une illusion. Par contre, on pourrait considérer que l’entreprise centrale de la pensée de Lacan et le fil rouge de son enseignement consistent précisément en cet effort, non pas simplement de conceptualiser le réel, mais aussi de cerner sa présence matérielle par rapport à l’imaginaire et au symbolique. Son usage du nœud borroméen dans lequel, quoique différents, les ronds du réel, du symbolique et de l’imaginaire, tiennent ensemble par la seule matérialité réelle de leur nouage, constitue peutêtre l’apogée de cet effort. La “passion du réel” qui pousse Lacan à tellement insister sur la différence (aussi minimale soit-elle) entre le réel et le symbolique, ou bien entre le réel et l’imaginaire, est d’un tout autre ordre que cette “passion des (petites) différences” et de leur multiplication, tellement à la mode aujourd’hui. Parce que la multiplication des différences va précisément à l’encontre de la différence en tant que telle (c’est-à-dire de la différence entre deux horizons distincts), le but de cette multiplication étant de poser une multiplicité infinie de différences dans le cadre d’un seul et unique horizon. Les multiples styles de vie ou identités symboliques/virtuelles ne fonctionnent que sur le fond de l’Un. Cet Un a soit une fonction de fondement ou de substrat (nous sommes tous différents, mais nous sommes tous les variations sur le thème “Homme”), soit la fonction d’un “sac” censé envelopper toutes les différences. C’est pour cela que les mouvements sociaux ont de plus en plus tendance à se réduire à un “on veut tous être dans le même sac”, au lieu d’essayer de confronter ce sac avec le réel de la différence qu’il vise à abolir. D’ailleurs, l’une des questions les plus importantes pour la psychanalyse aujourd’hui est probablement celle, non pas de savoir “où est parti ce réel qui n’existe plus” ou d’essayer de réinstaurer un réel au-delà de la multiplication des simulacres et des différences, mais de mettre le doigt sur le réel même qui a l’air de se confondre avec ce multiple virtuel et de faire Un avec lui. “Lorsque soudain, amie ! un se fit deux“, écrivait Nietzsche dans Chansons du prince hors-la-loi. Ce thème nietzschéen, lié d’ailleurs au thème du “grand midi” en tant que “moment de la plus courte ombre”, est une belle figure de l’acte analytique. Le midi, en effet, (par rapport auquel Alain Badiou a déjà fait résonner le “mi-dit” de Lacan) n’est pas ce grand moment d’unification au cours duquel le soleil embrasse la diversité du monde et en expulse toute ombre, c’est au contraire le moment de la grande division et d’une ombre toute particulière : c’est la plus courte ombre, mais elle est irréductible, c’est l’ombre réelle. Dans tout éclat sublime, dans chaque éblouissement par l’image, dans toutes les grandes constructions symboliques, il y a une ombre réelle à repérer. C’est l’ombre par laquelle “un se fait deux”, celle qui permet au désir de faire une pause dans son mouvement métonymique qui va d’un objet “brillant” à l’autre, et de voir que son réel ne se situe pas dans l’intervalle qui sépare ces différents objets, mais dans l’intervalle qui sépare l’horizon des ces objets de l’horizon de la Chose. “La plus courte ombre” lacanienne est celle qui constitue la différence et le nouage réel entre ce qu’il appelle l’objet a et la Chose, c’est-à-dire entre l’objet du désir et le lieu “ex time” et forcémentunheimlich de la jouissance du sujet.

Nous avons parlé tout à l’heure d’une crise de la sublimation qui fait que le réel se confond avec la réalité qui nous impose désormais sa dictature, ce qui ne laisse plus beaucoup d’espace pour le déploiement du désir. Cela ne veut pas dire cependant qu’on a perdu le contact avec la Chose, ou avec le réel. Il faudrait dire plutôt qu’on est mis entièrement à son service, pour répondre indéfiniment à ses demandes inexorables. Ce qu’on a perdu, c’est la capacité de négocier(avec) le réel. On peut voir là le résultat d’un mauvais calcul quant aux difficultés à l’œuvre dans la passion du réel : laissons la passion à la Chose, on sera bien tranquille. Autrement dit : cédons sur notre désir, on ne sera plus la proie des mauvais coups et des choix difficiles auxquels nous confronte le désir. Erreur ! En fait, on n’est plus jamais tranquille. Plutôt épuisé et déprimé, puisque la Chose passe au registre de l’impératif de la jouissance qui nous poursuit partout.

Toute la difficulté réside dans la question de savoir si, et comment, il est possible de dire “non” à cet impératif de la jouissance. À ce propos, on peut rappeler la blague dans laquelle Jean, qui fait pipi au lit toutes les nuits, décide d’aller voir un psychiatre. Il lui raconte que chaque nuit, quand il s’endort, il reçoit la visite d’un lutin qui arrive sur un petit nuage et lui dit : “Et maintenant, mon cher Jean, on va faire pipi”. Et il fait pipi. Le psychiatre lui conseille de répondre au lutin d’un “non” affirmé et résolu. Jean rentre chez lui, mais il revient le lendemain. “J’ai bien suivi votre conseil”, dit-il au psychiatre. “Quand le lutin a fait son apparition en me disant qu’on allait faire pipi, je lui ai dit Non ! bien résolument. Alors le lutin m’a répondu : bon, et bien alors, on va faire caca.”

Comment se soustraire à l’impératif de la jouissance si tout renoncement, si chaque “Non”, nous enfonce encore plus profondément dans sa logique ? On devrait peut-être essayer avec un geste nietzschéen, c’est-à-dire avec un “Oui”, non pas à l’impératif de la jouissance, mais à ce “peu de jouissance” qui persiste du côté du sujet alors même qu’il croyait l’avoir déposée toute sur le compte de la Chose. Ce qui reviendrait à dire sans hésitation au lutin lorsqu’il arriverait dans nos rêves : “Salut, cher pote, tu me donnes envie de faire pipi.” Cela aurait peut-être pour effet de réveiller le sujet : de le réveiller tout court, mais aussi de le réveiller au réel de son propre désir et de sa propre jouissance. Au lieu de dépenser toute son énergie en essayant d’échapper à cette Chose qui le poursuit avec tant de passion, il pourrait retrouver lui-même un peu de passion pour la Chose.

Revenons maintenant à la question de la sublimation dont le double rôle est donc d’ouvrir et de mettre en valeur le champ de la Chose (le champ situé au-delà du principe de réalité), aussi que de nous leurrer quant au réel de ce champ à l’aide de tous ces objets qu’elle élève à la dignité de la Chose. Cette duplicité de la Chose et des “éléments a“, avec tous les effets de réel et de leurre qu’elle implique, définit la sublimation beaucoup mieux que les propos qui y discernent une logique de la substitution, ce qui conduit à toutes sortes de malentendus. “On parle au lieu de baiser”, “on écrit une histoire violente au lieu de tuer son voisin merdique”… La sublimation se trouve ainsi réduite à une réaction à l’impossibilité de faire quelque chose, à un substitut de la satisfaction pulsionnelle. Lacan avance qu’au contraire, la sublimation est une satisfaction de la pulsion. (9) C’est-à-dire que son objet ou son but n’est pas, par exemple, le corps de mon voisin, mais la satisfaction que je peux trouver en le tuant. De cette satisfaction, il faut dire qu’elle n’est pas nécessairement moins grande ou moins réelle dans le processus d’écriture que dans l’acte empirique. Le mécanisme de la pulsion repose lui-même sur le décalage entre les “éléments a” et la Chose, c’est-à-dire entre l’objet censé satisfaire une pulsion et cette satisfaction même comme objet. (10) La vraie ligne de partage dans la sublimation n’est donc nullement placée entre “faire quelque chose” et “s’imaginer faire quelque chose ou parler de faire quelque chose”, mais bien entre les formations imaginaires ou les constructions symboliques, et la Chose qu’on satisfait en les érigeant. Le réel de cette Chose est le réel de la satisfaction, et non pas ce qu’on appelle une “action réelle” comme opposée à un “acte de l’imagination”. Si, par contre, nous identifions la Chose, comme dans notre exemple, à l’acte du meurtre, nous effectuons précisément une réduction de la Chose à l’objet a, c’est-à-dire à sa dimension imaginaire. Nous supposons alors que nous pouvons atteindre la Chose par une “réalisation de l’imaginaire”, par l’acte de rendre l’imaginaire réel. À l’encontre de cela, Lacan nous invite des nous repérer dans la splendeur des fantasmes et des autres “formations imaginaires” à l’aide de cette ombre du réel qui, aussi courte qu’elle soit, fait que l’imaginaire ne coïncide pas tout à fait avec lui-même.

Il faut souligner cependant que, dans cette affaire, le piège est double, et qu’il n’est pas à situer uniquement du côté de l’imaginaire. Si l’essentiel des pulsions, aussi bien que de la sublimation, ressortit à la distinction entre les objets au moyen desquels on trouve la satisfaction d’une part et cette satisfaction même en tant qu’objet d’autre part, et si cela implique qu’il y a un effort à déployer pour séparer les deux – effort qui empêche que le réel ne glisse purement et simplement dans l’imaginaire et ne se confonde avec lui, il faut dire aussi que cet effort ne doit pas aller jusqu’à les séparer complètement, comme s’ils n’avaient rien à voir l’un avec l’autre. En d’autres termes, si je me dis : “Je sais bien que le vrai objet de ma pulsion n’est pas cet homme, ou ce steak, ou cette robe, que je désire en ce moment, mais la seule satisfaction que j’en éprouverai”, c’est-à-dire si je déréalise complètement les “éléments a“, je risque de rater le réel par excès d’efficacité. C’est la raison pour laquelle Lacan maintient que le sujet de la pulsion est un sujet “acéphale”, c’est-à-dire justement un sujet qui ne peut pas formuler une telle phrase. Si ce sujet gagne une tête, on se retrouve alors avec Don Juan, ou au moins avec un aspect de Don Juan, celui qui ne tient pas de rôle important dans la version comique (Molière), mais est accentué dans Don Giovanni, c’est-à-dire dans la version dramatique : ce Don Juan, donc, peut baiser tant qu’il veut, finalement c’est tout de même lui qui se fait baiser par le signifiant, avec la fameuse liste qu’il doit remplir avec le plus de noms possible. De là découle ce que Lacan appelle “la façon mâle de rater le rapport sexuel”, et qu’il formule ainsi : tout réussit. Que de la satisfaction, de la satisfaction “en direct”. La grande réussite donc ; pourtant, ça rate. Ça rate le ratage qui, justement, constitue le réel du rapport sexuel. Cela constitue le triomphe de ce que Nietzsche appelle l’idéal ascétique et qu’on pourrait définir ici comme un impératif de l’efficacité dans la jouissance. Il existe un mode plus aigu encore de cette chute du réel dans le symbolique, c’est la psychose : la jouissance colle alors à chaque signifiant et en devient inséparable.

Si donc Lacan insiste sur le fait que le réel est percevable et discernable uniquement dans son rapport à l’imaginaire et au symbolique, que son champ est par excellence celui d’un “entre-deux”, ce n’est pas pour dire qu’il n’a aucune consistance en soi. C’est au contraire pour souligner qu’il y a un réel de l’entre-deux, que ce champ a une consistance en lui-même, qu’il ne s’agit pas d’une logique du “ni l’un ni l’autre”, mais d’un élément tiers qui, pourtant, bénéficie d’un statut ontologique particulier.

La sublimation a affaire avec cet entre-deux. Elle n’est pas une substitution et doit donc être distinguée du symptôme en tant que “formation de compromis” qui suit effectivement la logique de la substitution (une satisfaction refoulée fait retour à travers une substitution signifiante). (11)

Lacan souligne aussi que la sublimation “ne s’exerce pas toujours obligatoirement dans le sens du sublime”. Elle implique bien un changement d’objet, mais cela “ne fait pas forcément disparaître, bien loin de là, l’objet sexuel – l’objet sexuel, accentué comme tel, peut venir au jour dans la sublimation. Le jeu sexuel le plus cru peut être l’objet d’une poésie, sans que celle-ci en perde pour autant une visée sublimante” (12) Autrement dit, le geste d’élever un objet à la dignité de la Chose n’est pas le paradigme de toute sublimation. Si ce geste résume bien le paradigme tragique (à quelques exceptions près, parmi lesquelles Œdipe roi de Sophocle et L’otage de Claudel, auxquels nous nous arrêterons en détail par la suite), il ne semble pas correspondre au paradigme comique. Nous proposons de définir le paradigme comique comme une sublimation dans laquelle ce qui s’interpose entre le sujet et la Chose n’est pas l’éclat sublime (lié à cette “érection” des “éléments a” dans lesquels il se trouve incorporé), mais le rire.

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(1) J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 129.

(2) Ibid., p. 131.

(3) E. Kant, Critique de la raison pratique, op. cit., p. 53.

(4) J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 133.

(5) Cf. Jacques-Alain Miller, “Des semblants entre les sexes”, La Cause freudienne, nº 36, mai 1997, p. 10.

(6) J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 118-9.

(7) Ibid., p. 119.

(8) G. Wajcman, L’objet du siècle, op. cit., p. 116.

(9) Citons une remarque de Lacan qui formule cela de manière plutôt directe : “Pour l’instant, je ne baise pas, je vous parle, eh bien ! je peux avoir exactement la même satisfaction que si je baisais. … C’est ce qui pose, d’ailleurs, la question de savoir si effectivement je baise. Entre ces deux termes s’établit une extrême antinomie qui nous rappelle que l’usage de la fonction de la pulsion n’a pour nous d’autre portée que de mettre en question ce qu’il en est de la satisfaction.” Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973, p. 151.

(10) Cette différence a été mise en exergue par Jacques-Alain Miller. Cf. son texte “On Perversion” dans Reading Seminars I and II, New York, State University of New York Press, 1996, p. 313.

(11) C’est ainsi que Lacan définit le paradoxe de la sublimation : “… la pulsion peut trouver son but ailleurs que dans ce qui est son but, sans qu’il s’agisse là de la substitution signifiante qui constitue la structure surdéterminée, l’ambiguïté, la double causalité, de ce que l’on appelle le compromis symptomatique.” L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 132.

(12) Ibid., p. 191. Dans ce complément au chapitre XII (“ Une curiosité de la sublimation ”) Lacan cite aussi un exemple de sublimation qui ne s’exerce pas dans le sens du sublime et dont l’objet reste crûment sexuel. L’exemple est d’autant plus intéressant qu’il appartient au corpus de la poésie courtoise. Voici un fragment de ce poème :

Puisque seigneur Raimon – uni à seigneur Truc Malec – défend dame Ena et ses ordres, je serai d’abord vieux et blanchi avant de consentir à des requêtes pareilles, d’où il pourrait résulter une si grande inconvenance. Car, pour “emboucher cette trompette”, il lui serait besoin d’un bec avec lequel il tirerait du “tuyau” les grains. Et puis, il pourrait bien sortir de là aveugle, car la fumée est forte qui se dégage de ces replis.

Il lui serait bien besoin d’avoir un bec et que ce bec fût long et aigu, car la trompette est rugueuse, laide et poilue, et nul jour elle ne se trouve sèche et le marécage est profond au-dedans : c’est pourquoi fermente en haut la poix qui sans cesse d’elle-même s’en échappe, dégorgée. Et il ne convient pas qu’il soit jamais un favori celui qui met sa bouche au tuyau.

Il y aura bien assez d’autres épreuves, de plus belles et qui vaudront davantage, et si seigneur Bernard s’est soustrait à celle-là, par le Christ, il n’a pas un instant agi en lâche pour avoir été pris de peur et d’effroi. Car si le filet d’eau était venu d’en haut sur lui, il lui aurait échaudé entièrement le cou et la joue, et il ne convient pas ensuite qu’une dame baise celui qui aurait corné dans une trompette puante.

Etc.