Ce texte est le quatrième chapitre du livre d’Alenka Zupančič, Esthétique du désir, éthique de la jouissance.
Alenka Zupančič, Esthétique du désir, éthique de la jouissance, Lecques, Théétète, 2002.
Qu’est-ce donc, par exemple, qu’une bonne comédie ? Dans la comédie, il y a sans doute une dimension de “désublimation”, c’est-à-dire de dégradation de la Chose au niveau de l’objet. Il y a un aspect de dévoilement ou de nudité qui entraîne, du côté du spectateur/lecteur un embarras qui s’articule et se décharge dans le rire. On “éclate de rire”. À ce propos il est intéressant de remarquer le caractère immédiatement social (ou collectif) du rire, qui s’oppose au caractère beaucoup plus individuel et solitaire des larmes. Dans une salle de cinéma, par exemple, on a tendance à cacher les larmes provoquées par la beauté sublime d’une scène, alors qu’on n’hésite pas à rire à haute voix. On cache ses larmes, parce que, quelque part, on craint que notre voisin, en nous voyant pleurer n’éclate de rire. Et si notre voisin risque d’éclater de rire, c’est qu’il risque d’être embarrassé par notre propre nudité du moment.
Cependant, il y a un autre rire que celui qui tient lieu d’éclat sublime et suit le même mécanisme que ce dernier (confronté à quelque chose qui semble menacer son bien-être, le sujet, s’identifie à un point de vue élevé d’où il peut considérer son bien-être même comme étant insignifiant – c’est le mécanisme du sublime -, ou bien il ridiculise la Chose et éclate de rire). Remarquons d’ailleurs que les bonnes comédies ne se contentent pas de nous dire que “le roi est nu”. Elles impliquent au contraire toute une construction de la nudité qui fait que nous ne rions pas nécessairement à cause d’un embarras et que le rire n’a pas ici la fonction de transformation d’une peine (ou d’un malaise) en plaisir. Autrement dit, il existe un rire dont la fonction n’est pas celle d’une “décharge” produite par le jeu des forces (ou “énergies”) libidinales.
Les bonnes comédies étalent, comme un éventail, une multiplicité de situations et de circonstances dans lesquelles la “nudité” est explorée à partir de multiples points de vue différents, où elle est étudiée d’une manière presque scientifique et, en même temps, construite dans le processus même de sa (dé)monstration. On ne déshabille pas la Chose ; on prend ses vêtements et on dit : “Voilà, ça c’est du coton, ça de la viscose, et là on a de belles chaussures – on va mettre tout cela ensemble et on vous présentera la Chose !” Il s’agit donc d’un processus de construction de la Chose à partir des “éléments a” uniquement. On pourrait dire aussi que la comédie met en place une description extrêmement minutieuse de la Chose. Il est pourtant essentiel pour une bonne comédie de ne pas simplement abolir le décalage entre la Chose et les “élémentsa“, signifiant ainsi que la Chose est la somme de ses éléments et que son seul réel, ce sont ces éléments. La préservation, ou plutôt la construction d’un “entre-deux”, est aussi vitale pour une bonne comédie qu’elle l’est pour une bonne tragédie. La stratégie qu’emploie la comédie à cette fin est souvent celle d’un redoublement “physique” de la Chose. Pensons seulement au Grand dictateur de Chaplin, où “la Chose nommée Hitler” se trouve redoublée en dictateur Hynkel et en barbier juif. Gilles Deleuze a remarqué à juste titre qu’il s’agit là d’un vrai geste chaplinien, déjà présent dans Les lumières de la ville(Charlot supposé riche et Charlot misérable) et dans M. Verdoux (l’assassin de femmes et le mari aimant d’une épouse paralysée). Le génie de Chaplin consiste en ceci qu’il “sait inventer la différence minimale entre deux actions” et créer “un circuit rire-émotion, où l’un renvoie à la petite différence, l’autre à la grande distance, sans que l’un efface ou atténue l’autre”. (1) Outre qu’elle construit ainsi un entre-deux qui devient le moteur de l’action dramatique, cette opération a aussi pour fonction de rendre l’au-delà de la Chose (ce qu’est la Chose au-delà de la somme de ses éléments) “accessible”, sans pour autant abolir sa dimension d’au-delà. À ce propos, on pourrait également citer une réplique sortie d’une comédie des Marx Brothers : “Regardez celui-là. Il parle comme un idiot, il a la mine d’un idiot, il se comporte comme un idiot – mais ne vous laissez pas duper ! C’est un idiot.” Voilà qu’on retrouve encore une fois la “différence minimale” dont parle Deleuze, ou “la plus courte ombre” évoquée par Nietzsche. Cette phrase nous permet en outre de bien sentir l’écart qui sépare le geste de prendre une Chose (sublime) et de la montrer au public en disant : “Mais regardez bien, ce n’est qu’un pauvre objet, un objet tout à fait banal”, et le geste qui consiste à prendre la Chose, non pas au pied de la lettre, mais plutôt “au pied de son éclat”, c’est à dire au pied de son apparaître, faisant ainsi surgir une différence minimale. D’ailleurs, et contrairement à ce que l’on croit souvent, les bonnes comédies ne partent pas de l’axiome selon lequel “les apparences trompent”, mais au contraire de l’axiome selon lequel il y a quelque chose dans les apparences qui ne trompe jamais. Si nous parlons “des bonnes, des vraies comédies”, c’est parce qu’il a bien sûr tout une veine de comédies “bien pensantes” dont le geste principal consiste à nous faire comprendre que même les grands (dictateurs) ne sont que des hommes, “qu’on est tous fait de chair et de sang”, qu’on a tous nos petits problèmes,… Ces comédies “mignonnes” sont en général beaucoup moins drôles, et ce n’est pas un hasard si elles coïncident dans leur propos avec un genre qui n’a rien à voir avec la comédie et où il s’agit de montrer un portrait “humain” des grands personnages historiques, leurs petites faiblesses, leurs obsessions, ce qui n’enlève rien à leur “éclat sublime” hormis son caractère inquiétant, qui se dissout alors dans la soupe tiède de la familiarité. Ce que fait Chaplin dans le Grand dictateur n’est pas du tout de cet ordre-là. Et ce n’est pas non plus ce que fait Lubitsch, encore une fois à propos d’Hitler, dans To be or not to be. Au début de ce film-là, il y a une scène géniale où les acteurs répètent une pièce dans laquelle figure Hitler. Le metteur en scène se plaint de l’apparence de l’acteur qui joue Hitler, disant qu’il est mal maquillé et ne ressemble pas du tout à Hitler, et ajoutant que ce qu’il voit devant lui n’est qu’un homme ordinaire. Quelqu’un de la compagnie rétorque alors, qu’au bout du compte, Hitler n’est qu’un homme ordinaire. Si l’on en restait là, nous aurions affaire à une simple variation sur le thème d’humanisation des “surhommes”. Il s’agirait d’une remarque didactique qui nous transmettrait une espèce de vérité, mais ne nous ferait pas spécialement rire parce que, justement, elle manquerait de cette qualité comique qui consiste en une tout autre manière de transmettre des vérités. La scène continue donc, le metteur en scène n’est toujours pas content, il cherche désespérément à nommer le mystérieux “quelque chose de plus” qui distingue l’apparence d’Hitler de l’apparence de l’acteur qu’il voit devant lui. Il cherche, il cherche et puis finalement, il aperçoit une photo d’Hitler encadrée et accrochée au mur et il s’exclame : “Voilà, c’est ça ! Hitler, il est comme ça !” “Mais monsieur”, lui répond l’acteur, “c’est moi qui suis sur cette photo”. Cela, par contre, est bien drôle, surtout parce qu’en tant que spectateurs, nous nous sommes laissés emporter quelques instants auparavant par l’enthousiasme du metteur en scène qui voyait sur la photo tout autre chose que cet acteur qui, de plus, n’est pas un “vrai” acteur (pas une “star”), mais un figurant. On peut sentir là très nettement le réel de “la plus courte ombre” qui traverse le Même, sentir aussi que la différence tient à un “rien”, un rien bien réel pourtant, et par rapport auquel on ne doit pas sous-estimer la complicité de notre désir. Dans ce sens, une vraie comédie n’a pas moins de capacité à produire un “éveil subjectif” qu’une vraie tragédie.
Mais quelle est la différence majeure entre le paradigme tragique et le paradigme comique ? Nous avons mentionné tout à l’heure un aspect curieusement “scientifique” de la comédie dans la manière dont elle approche la Chose (description minutieuse, analyse de ses composantes,…). Une dimension très importante de la comédie est celle en effet de l’incrédulité ou de l’incroyance (l’Unglauben freudien) que, par ailleurs, Lacan met au centre de cette autre sublimation qui n’est pas l’art, mais la science. De la même façon, on pourrait dire qu’il y a dans l’art tragique ou disons, plutôt, dans l’art sublime, une dimension qui s’approche plus de la troisième grande sublimation : la religion. Cette dimension est bien sûr celle de la transcendance, mais elle est aussi liée à l’élaboration d’une stratégie visant à éviter ce vide central que Lacan appelle das Ding. La poésie de l’amour courtois en est un bon exemple. Dans sa propre répartition de ces trois grandes sublimations, Lacan avance que l’art “se caractérise par un certain mode d’organisation autour de ce vide”, que la religion “consiste dans tous les modes d’éviter ce vide” et que la science assume une attitude deUnglauben, d’incroyance, “qui n’est pas la suppression de la croyance – c’est un mode propre du rapport de l’homme à son monde, et à la vérité, celui dans lequel il subsiste”. (2)
Nous allons nous risquer à poursuivre l’élaboration de cette classification en formulant quatre paradigmes de la sublimation. Nommons ce “vide” dont parle Lacan par rapport à la Chose son réel. Pour formuler plus précisément comment la science, la religion et les deux versants de l’art (le versant tragique et le versant comique), abordent et articulent ce réel, nous introduiront deux couples catégoriels, celui de l’accessibilité/inaccessibilité et celui de l’immanence/transcendance. Le premier concerne la fonction du sens (ou du non-sens) du réel ; le deuxième, la question du savoir à partir duquel (d’un point transcendant ou bien d’un point immanent à la situation) le réel fait sens (ou non). À ce stade, quelques précisions préliminaires sont nécessaires. La conception selon laquelle l’art, la religion et la science constituent des domaines distincts est une conception moderne. On sait que la science, au sens où on l’entend aujourd’hui, a une date de naissance historiquement déterminable (Galilée) ; quant à l’art, ce n’est qu’avec le romantisme qu’il commence à se détacher vraiment et à tous les niveaux de l’horizon religieux. Dans laPhénoménologie de l’Esprit, Hegel place encore sa discussion de l’art dans la section consacrée à la religion. Notre tentative pour formuler – à partir de la notion de réel et des deux couples catégoriels qui introduisent la question du sens et du lieu de son déploiement – quatre paradigmes liés à l’art, à la religion et à la science, risque en effet de mélanger deux niveaux hétérogènes : le niveau historique et le niveau structurel ou “paradigmatique”. Précisons alors qu’il ne s’agit pas pour nous d’essayer de proposer une conceptualisation du paradigme de la religion, du paradigme de la science et des deux paradigmes de l’art. Il s’agit au contraire de formuler quatre paradigmes qui articulent, de manière exhaustive, ce que nous avons repéré comme éléments constitutifs de toute sublimation. L’enjeu, ici, est donc de conceptualiser les quatre paradigmes de la sublimation, la science (moderne), la religion, l’art sublime et l’art comique ne rentrant dans ces paradigmes qu’à titre de “cas” (c’est-à-dire de manière locale).
1) Le paradigme de la transmission (l’effet scientifique). Ici, on part de la présupposition selon laquelle tout le réel peut être formulé dans le symbolique, et que cette formulation, ou formule, est le réel de la nature ou de la réalité à laquelle elle se réfère. Toute Chose peut être traduite dans l’ordre signifiant. Ainsi peut-on dire par exemple que, pour la science, la Chose n’existe pas. Le semblant de la Chose n’est que l’effet de la défectuosité ou de l’insuffisance (temporaire et empirique) de notre savoir. Le statut du réel est ici le statut de quelque chose qui n’est pas seulement immanent, mais aussi accessible (au moins en principe), c’est-à-dire le statut de quelque chose qui fait sens, et qui fait sens à partir d’un point immanent à la situation. Il faut remarquer, pourtant, que même s’il semble que la science – à cause de cette attitude d'”incroyance” – s’éloigne le plus possible du champ de la Chose, elle commence parfois elle-même à incorporer la Chose (pulsion aveugle et irrépressible qui peut mener à la catastrophe) sous les yeux des spectateurs, c’est-à-dire du “public”. Il suffit d’évoquer à ce propos le monstre de Frankenstein ou bien cette Chose plus récente connue sous le nom de Dolly. On pourrait dire que c’est précisément cela qui prouve que la science est effectivement une sublimation : quelle que soit son attitude envers la Chose, elle-même produit les effets de la Chose. Ceci est le versant de la science qui ne se contente pas d’expliquer le réel, mais qui commence à le créer. Une autre façon de formuler cela serait de dire que la science – et surtout la science digne de ce nom – “explique” le non-sens par le non-sens, ou bien remplace un réel par un autre réel qu’elle crée elle-même. Le symbolique dans lequel on “traduit” le réel devient lui-même le réel, commence lui-même à fonctionner comme réel. “L’eau, cela veut dire H2O” ou bien “le monde, c’est F = g –“, cela n’a pas l’air de faire beaucoup de sens. C’est ce qui donne à la science son côté comique et constitue sa plus grande force, non pas la force de l’explication ni celle de la traduction du réel en symbolique, mais la force de la transmission du réel en tant que réel.
2) Le paradigme de la transposition (l’effet religieux). Ici, le réel figure comme en même temps transcendant et inaccessible. On pourrait dire que, dans ce paradigme, tout fait sens, mais de manière exactement inverse à celle qu’on a rencontrée dans le paradigme précédent. Ce qui nous arrive dans la vie ne fait jamais sens à partir de (ou du point de vue de) cette vie. Le non-sens (la misère, l’injustice, la souffrance) est partout, mais il n’est pas considéré comme réel. Le réel est déréalisé en cela qu’il est vu d’emblée comme signe d’autre chose, c’est-à-dire comme quelque chose qui fait sens ailleurs, sur un autre plan. L’inaccessibilité du réel, cela signifie ici que le réel est toujours couvert par le sens : il y a un mouvement continu qui érige systématiquement l’écran du Sens devant le réel. À la différence de la science qui transforme ou “métamorphose” le non-sens en sens (ou bien qui transforme un non-sens en un autre non-sens), la religion, elle, interdit le non-sens et le met sous les verrous du Sens. Ce Sens est toujours l’autre Sens. Le non-sens ne disparaît pas : il reste là en tant que forclos. Le non-sens fait sens dans un (autre) Plan cohérent qui, du coup, rend le réel du non-sens inaccessible. La foi ou la croyance constituent le gage que le sujet met en jeu afin de rendre possible ce parallélisme où l’on a, d’un côté, l’inaccessibilité du réel en tant que tel et, de l’autre côté, l’accumulation du sens ailleurs (dans la transcendance). On pourrait dire aussi que, si la science est une métamorphose du non-sens, la religion en est plutôt l’anamorphose, c’est-à-dire la construction d’un point de vue idéal (et unique) à partir duquel les éléments du non-sens font, de leur présence réelle même, un joli tableau bien cohérent qui ne nous permet plus d’accéder à ce réel dont il se nourrit, ni de le voir.
3) Le paradigme de l’incorporation (l’effet sublime). Dans ce paradigme, le réel est en même temps immanent et inaccessible. Il y a donc ici la dimension du “non-sens qui fait sens” qu’on trouve dans le paradigme de la transposition, mais cette dimension reste immanente en cela que le seul sens du non-sens réside en cela qu’il fait éclater le “bon sens” d’une situation donnée. C’est, par exemple, le paradigme de l’art sublime opérant une incorporation du réel en tant qu’inaccessible. On a vu ce mécanisme à l’œuvre aussi bien dans Antigone que dans Médée. Il s’agit d’une mise en valeur de ce qui ne fait pas de sens, d’une exhibition du réel qui, certes, reste sur la scène qui le valorise – et, par conséquent, reste inaccessible dans son immédiateté de non-sens, mais est néanmoins inscrit dans l’immanence de la situation. Antigone peut bien invoquer des lois divines non écrites, on sait que ce ne sont pas ces lois qui donnent sens à son acte “insensé” ou qui le valorisent, mais bien la structure et la beauté de la pièce. En tant que spectateurs, nous arrivons à percevoir un “sens” dans le réel même de son acte insensé. Or, grâce au caractère immanent du déploiement de ce sens, l’inaccessibilité n’est pas ici une fonction de l’autre Sens, mais une fonction de l’éclat, c’est-à-dire d’un “sens” esthétique et non pas sémantique ou religieux. Ce qui rend le réel inaccessible, c’est l’éclat sublime qui résulte de son introduction ou de son incorporation dans l’immanence du sensible. Ce que dit Kant sur la fonction de la douleur dans le sublime relève précisément de ce mécanisme d’incorporation de l’excès.
Par rapport à l’esthétique sublime, on pourrait peut-être parler d’une “éthique de la croyance”, c’est-à-dire d’une mise en valeur de la croyance dans son non-sens même, à savoir dans l’absence de l’autre Plan. Il s’agit d’une croyance qui devient intéressante lorsqu’elle va à l’encontre de toute logique de récompense, et qui inscrit le Sens de l’acte dans l’acte lui-même et non pas dansla Chose autour de laquelle il tourne. Or, cette manière de formuler les choses peut nous conduire à une autre dimension encore de l’art sublime et de son noyau éthique, celle de la “fécondité de l’érotisme dans l’éthique” (Lacan) :
“Le paradoxe de ce qu’on peut appeler, dans la perspective du principe du plaisir, l’effet du Vorlust, des plaisirs préliminaires, c’est justement qu’ils subsistent à l’encontre de la direction du principe de plaisir. C’est pour autant qu’est soutenu le plaisir de désirer, c’est-à-dire, en toute rigueur, le plaisir d’éprouver un déplaisir, que nous pouvons parler de la valorisation sexuelle des états préliminaires de l’acte de l’amour.” (3)
Dans ce passage, on retrouve tous les éléments de notre discussion du sublime : la version lacanienne du “plaisir négatif” dont parle Kant (“l’objet est tenu pour sublime avec un plaisir qui n’est possible que par la médiation d’un déplaisir”), la question de la valorisation de cet “au-delà du principe du plaisir”, le geste d’inscrire le sens dans ce qui se noue autour de la Chose et non pas dans la Chose elle-même (l’aspect “érotique”) et, enfin, le nouage entre l’esthétique (en l’occurrence, la poésie de l’amour courtois) et l’éthique – nouage qui passe par le “plaisir négatif” et le rôle qu’y joue le désir.
4) Le paradigme du montage (l’effet comique). Disons – il ne nous reste pas beaucoup de choix – que le réel figure dans ce paradigme comme en même tempstranscendant et accessible. Le réel est accessible en tant que pur non-sens, ce pur non-sens qui constitue, par exemple, la matière essentielle de toute comédie. Mais ce non-sens reste transcendant en ceci que le miracle de ses effets réels (c’est-à-dire le fait que le non-sens peut avoir des effets réels du sens) reste inexplicable, et que c’est cette “inexplicabilité” même qui est le moteur de la comédie. On pourrait dire aussi que ce non-sens est “transcendantal” au sens kantien du terme : il est ce qui nous rend possible de voir la différence entre un pauvre acteur et la photo d’Hitler qui n’est, en fait, que la photo de ce même acteur. Cette différence que nous voyons “réellement” est du pur non-sens (parce que, justement, elle n’existe pas “réellement”), mais elle a une fondation transcendantale, c’est-à-dire une dimension que le rire ne dissipe pas, mais qu’il illumine et localise. L’apparence de cette différence a exactement le même statut que ce que Kant appelle “l’apparence transcendantale” (transcendentale Schein). C’est un Schein, une illusion ou une erreur que Kant qualifie de nécessaire ; c’est-à-dire une illusion qu’on doit soumettre à l’examen critique, mais par rapport à laquelle il serait également illusoire de croire qu’après cet examen, elle se dissipera entièrement. (4) Cette apparence que Kant appelle transcendantale a ceci de particulier qu’elle n’est nullement une fausse représentation de quelque chose. À la différence des apparences empiriques (par exemple, des illusions d’optique) qui nous font voir un objet autrement qu’il est, l’apparence transcendantale présuppose précisément l’absence de l’objet empirique qu’elle “fait voir”. L’apparence transcendantale est le nom de quelque chose qui apparaît là où rien ne devrait être. Elle n’est pas l’apparence de quelque chose ni une représentation fausse de l’objet réel. L’apparence transcendantale est elle-même ce “quelque chose” mis à la place du “rien”, elle ne trompe pas en présentant (faussement) quelque chose, elle trompe par le simple fait qu’elle est, qu’elle apparaît. Elle est précisément ce “quelque chose de plus” qui apparaît sur la photo d’ “Hitler” et que nous “voyons”, même se ce n’est pas un objet d’expérience. Cette photo n’est pas une fausse représentation de l’acteur en tant que son objet réel. Elle est la représentation exacte de l’acteur + “l’apparence transcendantale”. La comédie, comme la dialectique transcendantale, ne vise pas à dissiper cette apparence : elle la discerne, joue avec elle, et elle met le doit sur ce qu’elle comporte du réel.
Par rapport à l’art comique, on pourrait parler d’une éthique de l’incroyance. L’incroyance en tant qu’attitude éthique consiste à affronter la croyance au point de son réel, et non pas, par exemple, dans sa dimension d’ “illusion”. C’est-à-dire que l’incroyance n’expose pas le non-sens de la croyance, ou plus exactement, du sens que cette dernière attribue au non-sens, mais qu’elle expose au contraire le réel ou le “matériel” du non-sens lui-même. Cela veut dire aussi que cette éthique ne peut pas s’appuyer sur l’érotisme de la circulation autour de la Chose, érotisme qui donne sa puissance à l’art sublime. Son moteur se trouve plutôt dans une dynamique qui fait aller toujours un peu trop loin. On passe directement à la Chose et on se retrouve avec un objet “ridicule”, mais la dimension de la Chose n’est pas tout simplement abolie, elle reste à l’horizon grâce au sentiment de ratage qui accompagne ce passage direct à la Chose. Dans le film de Lubitsch, le metteur en scène cherche à nommer ou à montrer la Chose directement (“C’est ça, Hitler !”) et, bien évidemment, il la rate, ne montre qu’un “objet ridicule”, la photo d’un acteur. Cependant, la Chose en tant que ce qu’il a raté reste à horizon et se situe quelque part entre l’acteur qui joue Hitler et la photo de cet acteur, qui constituent ainsi l’espace dans lequel peut résonner notre rire. Le geste de dire “C’est ça, la Chose” n’a pas pour effet de remplacer un réel par un autre, mais d’ouvrir un entre-deux qui devient l’espace où le réel de la Chose se déploie entre deux “objets ridicules” qui sont censés l’incarner. Précisons. “Passer directement à la Chose” ne veut pas dire montrer ou exhiber la Chose directement. Le “truc” consiste en ceci qu’on ne voit jamaisla Chose (même pas sur la photo, puisque c’est la photo de l’acteur), qu’on ne voit que deux semblants (l’acteur et sa photo). On voit la différence entre l’objet et la Chose sans jamais voir la Chose. Dans ce sens, la comédie introduit un “montage parallèle”, non pas un montage parallèle entre le réel (la Chosetranscendante) et le semblant, mais entre deux semblants. Or, l’effet de ce montage précis des deux semblants est justement qu’il rend perceptible ou accessible un certain réel. C’est exactement la même démarche qu’on a détectée dans le Grand dictateur. Au lieu de nous montrer la Chose, Chaplin nous montre deux objets ridicules, deux “objets a“, deux semblants de la Chose. Il ne nous montre pas la Chose et son semblant, ou le réel et son double, il ne nous montre pas Hitler et un barbier juif, mais Hynkel (un personnage lui-même “fictif”) et le barbier. S’il nous avait montré Hitler et le barbier juif, cela n’aurait pas pu être une comédie. S’il ne nous avait montré qu’Hynkel, dans toute sa dimension burlesque, on n’aurait en à faire qu’avec une “ridiculisation” de la Chose (le Hitler réel). Mais le fait d’introduire simultanément deux semblants bien choisis ou bien construits (et de n’en introduire que deux – cela est absolument crucial), a pour effet de rendre palpable un réel qui se dégage de la “différence minimale” entre les deux. Montage veut donc dire : production du réel à partir d’une composition de deux semblants.
Nous nous permettons ici une digression, et une digression sur l’amour. Dans un très beau texte consacré à ce sujet, Alain Badiou avance que l’art arrive bien à mettre en scène l’amour dans la dimension de la rencontre, dans la dimension des “préliminaires”, dans la dimension de la décadence ou de la dissolution, dans la dimension de l’impossible, mais que, par contre, “ce dont l’art n’a rien à faire, on le note, c’est de l’amour comme processus, ou durée, ou construction d’une scène”. (5) La marche de l’amour, qui est toujours une “marche boiteuse” (Badiou), mais néanmoins une marche, ne fait pas vraiment l’affaire de l’art. Sauf, sommes-nous tentés d’ajouter, de l’art de la comédie, et cela précisément dans la mesure où l’amour appartient au même paradigme de la sublimation. Un amour qui marche, c’est finalement toujours une comédie, et pas seulement à cause de son caractère boiteux qui, comme on le sait, prête toujours à rire. Aimer, c’est-à-dire, selon la bonne définition, “aimer quelqu’un pour ce qu’il est” (passer directement à la Chose), cela veut toujours dire se retrouver avec un “objet ridicule”, un objet qui transpire, qui enfle, qui pète, qui a des habitudes bizarres, mais cela veut dire aussi continuer à voir dans cet objet ce quelque chose de plus que le metteur en scène cité plus haut voit dans la photo d’ “Hitler”. Aimer veut dire précisément percevoir ce décalage, le vivre et, non pas pouvoir en rire, mais plutôt avoir une envie irrésistible d’en rire. Le miracle de l’amour est un miracle drôle.
Le vrai amour, si nous risquons ce terme, n’est pas cet amour dit sublime, où nous nous laissons complètement éblouir ou “aveugler” par l’objet, au point de ne pas du tout voir son aspect ridicule, ce qui nécessite ou génère une inaccessibilité radicale de l’autre qui s’articule soit en des “préliminaires éternels”, soit comme exigence d’une relation “par intermittence” qui a pour fonction de réintroduire la distance qui convient à l’inaccessible et, ainsi, de “resublimer” l’objet après chaque “usage”. Ce n’est pas vraiment de l’amour puisque, dans cette configuration, on n’accède nulle part à l’autre et qu’on bute toujours contre son propre fantasme. Mais le “vrai” amour n’est pas non plus une addition du désir et de l’amitié, où l’amitié serait censée faire le pont entre les intermittences du désir et accueillir l’aspect ridicule de l’objet. Ce n’est pas que, pour assurer la durée d’un amour, il faille “accepter” l’autre avec tout son bagage, “supporter” son aspect banal, lui “pardonner” ses faiblesses, bref, “tolérer” l’autre quand on ne le désire pas. Le vrai miracle de l’amour – et c’est cela qui le rapproche de la comédie – consiste à préserver la transcendance dans l’accessibilité même de l’autre. Le miracle de l’amour ne consiste pas en cela qu’il transforme un objet “banal” en objet sublime et inaccessible dans son être (c’est-à-dire accessible uniquement dans certains traits : l’objet sublime dans l’autre peut très bien être une cicatrice ou un “défaut”, il ne s’agit nullement que l’objet ne soit apprécié que pour ses “belles formes”) – cela, c’est le miracle du désir. Le miracle de l’amour – de l’amour qui marche et qui implique donc la construction d’une scène – consiste en ceci que, tout d’abord, on aperçoit les deux objets (l’objet ridicule et l’objet sublime) sur le même plan, c’est-à-dire qu’aucun des deux n’est occulté ni remplacé par l’autre. Il consiste ensuite en ceci qu’on s’aperçoit que l’autre comme “objet banal” et l’autre comme objet de désir ne font qu’un, exactement de la même façon que ne font qu’un l’acteur qui joue Hitler et la photo d’Hitler qui est, en fait, la photo de cet acteur. C’est-à-dire qu’on s’aperçoit qu’ils sont tous les deux des semblants et qu’aucun des deux n’est plus réel que l’autre. Le miracle de l’amour, enfin, consiste en ceci qu’on “tombe” (et qu’ensuite on continue à trébucher) à cause du réel qui se dégage de ce “montage parallèle” des deux semblants. Cet autre qu’on aime n’est aucun des deux semblants, mais il ne peut non plus en être séparé, puisqu’il est précisément ce qui résulte du montage réussi des deux. (6) C’est là qu’on peut voir nettement la différence entre la démarche du désir et la démarche de l’amour. L’entre-deux du désir est l’entre-deux du Réel et du semblant ; l’autre auquel accède le désir est toujours le “petit autre”, le a, son réel ou bien son Autre réel restant inaccessible. Ce réel du désir, c’est la jouissance en tant que “partenaire inhumain” que vise le désir au-delà de son objet, et qui doit rester inaccessible. L’amour, au contraire, est précisément ce qui rend accessible le réel du désir. C’est ce que vise Lacan lorsqu’il avance que l’amour “humanise la jouissance”, qu’il est une sublimation et que “seul l’amour-sublimation permet à la jouissance de condescendre au désir”. (7) On pourrait dire que l’amour parvient à redoubler le réel de la jouissance en deux semblants qui articulent désormais une double voie du désir, ce qui permet à ce dernier de rebondir dans l’accès même à la “substance” de l’autre. C’est pour cette raison que l’amour n’est pas une abolition du désir, mais sa “sublimation”. (8) Si le désir accomplit une incorporation du réel dans son objet, qui devient ainsi sublime et en même temps inaccessible dans son être (i.e. impénétrable dans son noyau réel), l’amour permet d’atteindre l’autre dans son être au moyen du montage qu’il accomplit : l’être de l’autre reste transcendant à ses deux “apparitions” (l’objet sublime et l’objet ridicule), mais accessible dans leur montage.
Une autre manière d’exprimer tout cela serait de dire qu’on ne peut vraiment accéder à l’autre que si l’on arrive à faire de ce “partenaire inhumain” qui est notre propre jouissance un personnage et, si possible, un personnage de comédie. Dans le cas contraire, l’autre ne sera jamais qu’une image (brillante ou bien dégoûtante) de cette Chose qui est le réel de notre propre jouissance. Les deux versants de l’amour, qui se soutiennent mutuellement et font que l’amour “vient suppléer au manque du rapport sexuel”, sans pourtant abolir ce manque ou non-rapport, sont les suivants : aimer l’autre et désirer ma propre jouissance. “Désirer sa propre jouissance” est probablement ce qu’il a y de plus difficile à obtenir et à faire marcher puisque la jouissance a du mal à apparaître comme objet, c’est-à-dire comme un personnage scénique (et comique) que portant on désire. On pourrait objecter que cela ne peut pas être tellement difficile puisqu’il est bien évident que “tout le monde veut jouir” et qu’on ne cherche que ça. Et pourtant, avoir du désir pour sa propre jouissance (et, si l’on peut dire, pouvoir s’en “réjouir”) ne veut pas dire se soumettre à l’inconditionné de la demande de la jouissance/satisfaction, mais, au contraire, pouvoir s’y soustraire.
“Aimer l’autre pour ce qu’il est” a toujours pour envers “aimer notre propre jouissance pour ce qu’elle est”. Si ce n’est pas le cas, on n’a pas affaire à l’amour, mais à une configuration où on “aime” (respecte, adore et craint) l’autre en tant que gardien de cette Chose qu’on lui donne. L’amour n’est pas un “abandon de soi” ou ce geste pathétique (et le plus souvent féminin) par lequel on confie la Chose terrible (notre “partenaire inhumain”, la jouissance) à l’autre, en attendant ensuite dans l’angoisse de voir ce qu’il en fera. En effet, même si l’autre accepte ce “cadeau” lourd à porter, ce ne sera pas un amour qui marche, mais plutôt un amour pétrifié, une fusion mortifère. Ainsi, on peut dire qu’il y a deux façons de passer à côté de l’amour. La façon “masculine” qui consiste en ceci qu’on ne parie que sur le désir et sur sa capacité de maintenir la “Chose terrible” dans l’au-delà de l’accessible, et la façon “féminine” qui consiste à se débarrasser de cette Chose en l’offrant comme don à l’autre. Cela peut nous rendre d’autant plus circonspects quant à ce lieu commun selon lequel l’amour est plus une “affaire” de femmes qu’une “affaire” d’hommes. Cette assertion n’est en effet soutenable qu’à condition qu’on confonde cet “abandon”, cet “oubli de soi” et cette “offrande de la jouissance” avec l’amour. Pourtant, si l’amour est ce qui “humanise la jouissance”, la “dédramatise”, et la fait condescendre au désir, on voit bien que cette “offrande sublime” ne peut pas vraiment entrer dans la catégorie de l’amour. Elle rentre plutôt dans le paradigme de la transposition : la Chose terrible et insensée est mise dans un coffre-fort dont les clés (et le Sens réel) se trouvent dans les mains de l’Autre. Certes, il y a dans l’amour une dimension de “don”, mais le don n’est pas de cet ordre-là. “Donner ce qu’on n’a pas”, disait Lacan. On pourrait dire aussi que l’amour est l’art de donner du ridicule.
Finalement, l’antinomie du désir et de la jouissance est quelque chose qui traverse les deux positions sexuées et qui produit des réponses différentes. L’amour comme réponse n’est nullement plus “naturel” aux femmes qu’aux hommes. Ce n’est d’ailleurs pas du tout quelque chose de “naturel” ou d'”authentique” ; cela ressemble beaucoup plus à une construction ou à un montage. Que ce montage s’apparente à la comédie ne veut pas dire qu’on rit tout le temps ou qu’il n’y a pas de moments dramatiques. Les moments dramatiques font partie de l’amour de la même façon qu’ils font partie de toute bonne comédie. Ledit apparentement de l’amour et de la comédie signifie plutôt que la fin de l’amour, ce n’est pas quand on se dispute, qu’on s’insulte, qu’on se “trompe” ou qu’on casse la vaisselle, mais quand tout cela n’est plus drôle du tout.
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(1) Gilles Deleuze, L’image-mouvement, Les Éditions de minuit, 1983, p. 234.
(2) J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 155-6.
(3) Ibid., p. 182.
(4) “La dialectique transcendantale se contentera donc de découvrir l’apparence… ; mais que cette apparence se dissipe aussi et cesse d’être une apparence, c’est ce que la dialectique ne pourra jamais obtenir.” E. Kant, Critique de la raison pure, PUF, 1990, p. 253.
(5) Alain Badiou, “La scène du Deux”, dans De l’amour, Flammarion, 1999, p. 179.
(6) Cette dimension du montage est aussi ce qui fait de l’amour une pulsion.
(7) J. Lacan, L’angoisse, séminaire inédit, leçon du 13. Mars 1963.
(8) Cf. Ibid.