Ce texte est le deuxième chapitre du livre d’Alenka Zupančič, Esthétique du désir, éthique de la jouissance.
Alenka Zupančič, Esthétique du désir, éthique de la jouissance, Lecques, Théétète, 2002.
On est bien habitué aux propos qui lient le concept de forme à la notion de pureté, aussi bien qu’à celle d’universalité. On a ainsi cette idée que la forme (pure) est le résultat d’un processus d’ “abstraction (faite)”, de “purification” ou bien de détermination, c’est-à-dire d’un travail sur une chose qui est déjà là, travail qui consiste en quelque sorte à “vider” cette chose de tout ce qu’elle a de particulier et à préserver ses contours universels. Mais il y a aussi cette autre idée selon laquelle la forme est le début de tout processus, soit comme un commencement toujours déjà perdu dans sa pureté, mais néanmoins toujours présent comme “archétype” ou idéal, soit comme coïncidant avec l’acte même de création en tant que “mise en forme”. On entend souvent dire que le concept de forme est prisonnier de tout un système d’oppositions métaphysiques (forme/matière, forme/contenu, forme/sujet, forme/sens,…), alors qu’il faudrait souligner que la notion de forme se clive déjà d’elle-même et constitue en soi un système d’oppositions : commencement/résultat, mobile/immobile, mort/vif, créatif/régulateur, fini/infini, réel/imaginaire ou bien réel/symbolique,… Certes, on peut considérer que ces oppositions sont le résultat des divers systèmes philosophiques qui pensent la forme, justement, des manières radicalement différentes, à l’opposé l’une de l’autre. Mais il est aussi possible de soutenir quepenser la forme, au sens emphatique du terme, mène nécessairement à penser deux choses (commencement/résultat, mobile/immobile, mort/vif etc.) en même temps.
Il n’y a peut-être aucune pensée philosophique qui ait été autant traversée, bouleversée, pénétrée et construite autour de la notion de forme que celle d’Emmanuel Kant. Les trois domaines dont sa philosophie fait le tour (le théorique, l’éthique et l’esthétique) ont la forme pour point de départ. D’ailleurs, selon la formule bien connue : la philosophie de Kant est un “idéalisme formel”. Le “formalisme” de Kant, qu’on le critique ou qu’on le défende, est un lieu commun, surtout en ce qui concerne le théorique et l’éthique (la forme comme une des notions centrales de l’esthétique semble plus évidente et ne se prête pas immédiatement à la labellisation, toujours quelque peu péjorative, du formalisme). Et pourtant, le “formalisme” de Kant est un formalisme fort singulier qui consiste à appeler, par exemple, l’espace et le temps formes, ou bien à centrer l’éthique sur la forme tout en la soustrayant au légal, c’est-à-dire à ce qui a lieu “dans les formes”. C’est donc à travers Kant que nous nous proposons d’effectuer notre entrée en matière, d’entrer dans la matière de la forme. Ce n’est sans doute pas la voie la plus facile, puisqu’elle nous mène directement à quelques concepts assez complexes. Cependant, il ne s’agit pas pour nous d’ “expliquer” la forme à l’aide des concepts kantiens, mais plutôt de proposer, à partir de la question de la forme, une lecture un peu différente de la philosophie kantienne, et surtout de sa philosophie “pratique”. Cette lecture nous permettra de préciser davantage ce que pourrait impliquer la notion d’ “acte artistique”.
Au premier abord, la conception de la forme, telle qu’on la trouve chez Kant est assez traditionnelle, classique. La forme est opposée à la matière, cette dernière étant définie comme “déterminable en général” tandis que la forme est définie comme “sa détermination”. (1) La matière est ce qui est donné, et la forme constitue sa configuration, sa limitation, sa différence. La forme est une “activation” de la matière, le processus de sa différenciation ou bien de sa détermination. En ce sens, tout processus s’inscrivant dans le champ de la connaissance est un processus de “formation” : les concepts sont les formes des données sensibles, et les idées, les formes des concepts. Ce qui implique que chaque forme peut devenir à son tour la matière d’une nouvelle “formation” (plus élevée). Autant dire que la forme est très exactement ce qui ne cesse de se soustraire dans le processus de devenir-forme de toute matière. Cela signifie aussi que la matière précède la forme.
Cependant, la singularité de la philosophie kantienne quant à la forme tient à sa notion centrale, à savoir au transcendantal, et veut que si la forme est ce qui détermine le déterminable, elle est aussi ce qui crée le déterminable. “… la forme de l’intuition (comme constitution subjective de la sensibilité) précède donc toute matière (les sensations) … et rend plutôt cette matière tout d’abord possible.” (2) Cette forme qui précède toute matière n’est pourtant pas un ” archétype “, mais coïncide avec la constitution même de la sensibilité, c’est-à-dire de la “matière à former”. On peut discerner là un geste kantien fondamental qui tourne autour de “l’amphibologie des concepts de réflexion résultant de la confusion de l’usage empirique de l’entendement avec son usage transcendantal”(3), et qui consiste à résoudre cette amphibologie précisément en la partageant entre deux versants, le versant empirique et le versant transcendantal.
Dans son sens transcendantal, la forme est donc l’apparition, l’apparaître en tant que tel. Elle est ce qui fait que nous percevons les choses (nous-mêmes compris), elle est le nom de notre rencontre avec le sensible. Et, paradoxalement, le mode de cette rencontre est celui de l’infini. L’espace et le temps comme formes a priori de la sensibilité sont qualifiés par Kant en termes d’ “infini sans limites”. L’espace est représenté comme “une grandeur infinie donnée”, toute grandeur déterminée du temps n’étant quant à elle possible que par des limitations d’un temps unique et infini qui lui sert de fondement. Cela implique aussi que toute “apparition” ou tout phénomène constitue déjà une délimitation, une formation de cet informe qui est en même temps la forme pure (l’espace et le temps comme formes pures). Les choses ont lieu dans l’espace et dans le temps. Or, il ne faut pas oublier que parmi ces choses on trouve aussi les espaces et les temps (déterminés). C’est là que la question de la forme peut être abordée selon une perspective intéressante. Chaque séquence de temps ou d’espace constitue un repli de la forme sur elle-même. Le mot séquence n’est peut-être pas tout à fait approprié. Au lieu de s’imaginer, par exemple, “cinq ans” comme une séquence sur la ligne droite et infinie du temps, on devrait concevoir ces “cinq ans” comme un pli de cette ligne, comme une espèce de boucle d’une certaine grandeur, un peu comme ce qu’on voit sur un cardiogramme. Ce qui implique que “cinq ans” ne constituent pas tout simplement une partie (finie) de l’infini du temps, mais plutôt une durée “composée” de l’infini, c’est-à-dire que le temps comme forme pure et comme infini est simultanément la “matière” de chaque temps déterminé, et non pas tout simplement une sorte de scène sur laquelle les choses “finies” sont exposées, visibles.
L’espace et le temps comme formes a priori tranchent avec ce que Kant désigne d’habitude comme forme, parce qu’ils sont absolument indéterminés. Ils sont pourtant des formes, et même des formes pures. À l’autre bout du spectre, nous avons les idées transcendantales qui impliquent la détermination complète ou entière, et représentent une sorte de projection de la forme pure de l’intuition vers sa réalisation complète, jamais tout à fait atteinte dans la réalité. Tout ce qui apparaît se situe entre les deux, ce qu’on pourrait exprimer également en disant que l’entre-deux de la forme est le lieu où les choses peuvent avoir lieu. Cela indique que la “scène” sur laquelle apparaissent les phénomènes n’est pas simplement celle que constituent l’espace et le temps comme formes a priori de l’intuition, mais plutôt celle constituée par un redoublement de la forme qui ouvre l’espace (et le temps) entre la forme comme absolument indéterminée, et la forme comme ce qu’il y a d’entièrement déterminé. Aux deux extrêmes nous avons l’informe : d’un côté, l’informe comme ce qui n’a aucune détermination et, de l’autre l’informe comme l’infini des déterminations, qui échappe à la représentation ou bien menace de la détruire. Or, ces deux informes sont, aussi bien, les formes par excellence : les formes a priori de la sensibilité et la forme en tant que détermination complète de la “matière”. Tout ce qu’on voit comme “forme”, “figure” ou “concept” sont déjà déformations ou délimitations de cette double forme informe qui constitue en quelque sorte la scène du monde.
C’est bien cette ambiguïté entre la forme et l’informe, ambiguïté au cœur même du concept kantien de la forme, qui peut élucider ce fait étrange : Kant lie la loi morale au sublime. Comme cela a déjà été remarqué (4), la loi morale se donnant comme forme (ce qui est, selon Kant, sa caractéristique principale), rien ne devrait lui être plus étranger que le sentiment du sublime s’éveillant devant le spectacle du sans-figure, de l’informe, de l’illimité. Pourtant, tout en insistant sur le rôle central de la forme dans l’éthique, Kant n’hésite pas à avancer que ce qui rend possible le surgissement du sentiment du sublime (c’est-à-dire d’un certain plaisir) face, par exemple, au spectacle effrayant de la nature, dont le premier effet sur le sujet est celui du déplaisir ou de la peine, c’est précisément la destination “pratique” (donc éthique) du sujet. Autrement dit, c’est l’éthique qui nous permet d’apprécier esthétiquement l’informe.
L’éthique kantienne est particulièrement intéressante quant à la question de la forme dans la mesure où cette éthique n’est pas une éthique du Bien universellement applicable, mais, si l’on peut dire, une éthique de l’invention immanente du bien qui n’est jamais tout simplement donné.
Ce qui est essentiel à ce niveau là, c’est la différence que fait Kant entre le légal et l’éthique :
“On appelle la simple conformité ou non-conformité d’une action avec la loi, abstraction faite des mobiles de celle-ci, légalité (conformité avec la loi [Gesetzmässigkeit]) et, en revanche, moralité (éthique) la conformité en laquelle l’Idée du devoir selon la loi est en même temps le mobile de l’action.” (5)
Une action conforme à la loi (morale) n’est pas en cela déjà une action éthique. Le légal est ce qu’on pourrait appeler la fonction de l’être du Bien, tandis que l’éthique concerne le Bien dans son devenir, c’est-à-dire en quelque sorte dans sa “création”. La question éthique dans son essence n’est en effet pas de “faire du bien”, mais plutôt de “faire surgir du bien”. Cela est lié bien évidemment au geste principal de l’éthique kantienne qui consiste à refuser de fonder l’éthique ou la loi (morale) sur la notion de Bien, en soulignant que le Bien ne peut être qu’en aval, qu’il surgit de l’éthique, et n’est pas une chose déjà donnée (si ce n’est en idée) puis “réalisée” pratiquement par une action éthique. Il s’agit de faire surgir un bien, certes universel, mais aussi singulier dans son universalité même.
La différenciation kantienne entre l’éthique et le légal ne veut pas dire que dans l’éthique, on pourrait tout simplement faire l’économie du légal, c’est-à-dire de la forme de la loi qui prescrit, justement, l’universalité. Si le légal prescrit la forme (de l’universalité), on atteint l’éthique grâce à un redoublement de la forme qui, lui seul, constitue le vrai universel. Qu’est-ce que cela veut dire ? Kant définit l’action éthique comme une action conforme au devoir, et en même tempsaccomplie uniquement par devoir. C’est à ce niveau-là qu’il situe l’éthique. Il y a donc ici conformité à la loi (morale), conformité à une forme, avec en plus cette exigence que cette même forme soit l’unique mobile ou “pulsion” (Triebfeder) de notre action. Ce redoublement de la forme en “forme” et en “mobile” constitue le noyau de l’acte éthique. C’est là que se situe aussi le grand thème kantien de l’élimination des motifs “pathologiques”, c’est-à-dire des motifs extérieurs à l’acte lui-même. On doit se soumettre à la forme de la loi, mais en plus de cela – et c’est ce qui fait la différence entre l’éthique et le légal – cette forme doit être le seul motif ou mobile de ladite soumission. Autrement dit : à travers le sujet, la forme doit devenir sa propre cause. On a donc la forme comme ce quelque chose auquel on doit se conformer, et on a cette même forme, redoublée, comme quelque chose qui nous permet de sortir du cadre purement légal de la conformité. C’est précisément ce qui fait que, finalement, l’acte éthique est toujours un acte informe et “inconforme” qui fait violence à notre imagination d’une manière comparable à celle qu’on trouve à l’œuvre dans le sublime. Un acte qui a la forme pour seul mobile est “informe” en cela qu’il brise la logique de lareprésentation en tant que mode propre de toute causalité subjective. (6) La causalité de l’acte éthique échappe à la causalité de la représentation qui, normalement, donne forme à ce qu’on veut achever par une action. Il introduit une cause “informe” ou “non familière”. C’est pour cette raison que, selon Kant, devant un exemple de l’acte éthique, nous avons tendance à tenter de “trouver quelque chose qui puisse en alléger le fardeau, quelque motif de blâme” et de rabaisser la loi morale “jusqu’au rang d’une inclination familière” (7) – c’est-à-dire, précisément, au rang de la causalité de représentation. Mais, notons-le bien, si un acte éthique implique de l’informe, c’est précisément dans la mesure où il fait de la forme son unique point de départ.
La forme comme légalité se redouble en un mobile absolument singulier, mais qui, dans sa singularité même, s’ouvre sur l’universel.
Précisons.
Quelle différence y a-t-il entre les motifs ou mobiles particuliers (que Kant appelle aussi “mobiles pathologiques”) et ce mobile singulier introduit par le redoublement de la forme ? Les motifs particuliers se réfèrent à ce qui pousse le sujet à agir et se situent toujours en dehors de l’acte lui-même. J’accomplis, par exemple, une “bonne action” (qu’on peut définir comme une action conforme à la loi) parce que j’ai envie d’être reconnu(e) comme une personne “bien”. Quelqu’un d’autre accomplira la même action parce qu’il trouve un grand plaisir à être au service des autres. Un autre encore l’accomplira parce qu’il craint Dieu. Dans ces trois cas, c’est strictement la légalité (la conformité au devoir) qui est le vecteur de l’universalité. Les lois juridiques ou bien les valeurs morales “universellement reconnues” imposent un cadre auquel différents sujets se soumettent pour des raisons diverses. Ces raisons ne sont nullement universalisables, elles sont une fonction du particulier. L’universel légal, l’universel propre à la légalité, va toujours de pair avec le particulier. Il est indifférent aux différences particulières, il les “tolère” et les met au service de son propre fonctionnement.
Or, pour Kant, le particulier n’a rien à faire dans le domaine éthique, il y est essentiellement étranger. Les actions motivées par un gain subjectif ne sont pas éthiques, même si elles peuvent tout à fait être légales. On touche ici au nerf de l’éthique kantienne, et à un point extrêmement difficile. On peut en effet reprocher à Kant de ne pas avoir vu qu’une action intéressée (i.e. “motivée pathologiquement”) peut néanmoins produire du bien “universel”, c’est-à-dire que, finalement, ce sont quand même les effets d’une action qui comptent vraiment et non ses causes, toujours quelque peu obscures. Kant écrit que les effets d’une action ne peuvent jeter aucune lumière sur la question de savoir si un acte est éthique ou pas. D’où un certain nombre de critiques adressées traditionnellement à Kant, soulignant le caractère non praticable (on pourrait presque dire “non pratique”) de son éthique. En réalité, il y a là un gros malentendu : il ne s’agit pas simplement pour Kant de situer l’aspect éthique d’une action dans ses causes plutôt que dans ses conséquences, mais de focaliser l’éthique sur la question de savoir comment il est possible pour un acte(et non pas pour une loi) d’avoir de vraies conséquences et d’être lesté d’une valeur de l’universel. Cette question, d’ailleurs “typiquement” kantienne, n’est pas tout à fait la même que celle de “vouloir apprendre à nager avant de se jeter dans l’eau”. Elle concerne une vraie révolution dans le concept d’universel, aussi bien que dans le concept de bien. Car cette question est précisément celle de savoir où situer l’universel, au niveau du légal ou de la loi, ou bien au niveau du sujet. Si l’on situe l’universel du côté du légal, on a toujours affaire à un bien (pré)établi qu’on applique au monde. Mais pour Kant, ce “bien” n’est pas vraiment le bien au sens strict du terme. Tout en étant une “bonne chose”, universellement désirable, il n’est pas vraiment le bien (éthique). On pourrait dire que ce “bien” est de l’ordre de l’opinion et non de l’ordre de la vérité. En cela, nous nous référons à ce qu’écrit Alain Badiou par rapport à la puissance des vérités :
“…une vérité – c’est son effet de ‘retour’ – transforme les codes de communication, change le régime des opinions. Non que les opinions deviennent ‘vraies’ (ou fausses). Elles en sont incapables, et, dans son être multiple éternel, une vérité demeure indifférente aux opinions. Mais elles deviennent autres. Ce qui veut dire que des jugements autrefois évidents pour l’opinion ne sont plus soutenables, que d’autres sont nécessaires, que les façons de communiquer se modifient, etc.” (8)
Le bien légal, le bien comme effet d’un acte, n’est pas à confondre avec lapuissance qu’a l’acte d’avoir un effet d’instauration de ce “bien”. Le bien éthique n’est autre chose que cette puissance de créer ou de transformer le “bien commun”. C’est ce qui résume tout le pari de Kant dans son effort pour renverser la hiérarchie entre le bien et la loi. Si la loi n’est pas ce qui prescrit certaines actions en vue d’un bien préétabli au service duquel elle serait convoquée, elle ne peut être que la puissance même de la production du bien. Le seul vrai bien éthique est celui qui nomme cette puissance.
Cela nous amène à un point éclatant mais, bizarrement, ignoré de l’éthique kantienne et qui concerne la question de l’universel.
Si Kant insiste tellement sur le fait que les actions intéressées, motivées par un gain subjectif, ne sont pas éthiques, même si elles peuvent tout à fait être légales, c’est parce qu’il ne situe pas l’universalité du côté du légal, mais bel et bien du côté du “gain subjectif”. C’est précisément le gain subjectif qui devrait être le lieu du déploiement de l’universel. Dans la mesure où ce gain subjectif a la nature d’une particularité, il ne peut jamais devenir ce lieu, mais reste le complément subjectif de l’universalité légale. Par contre, si ce gain subjectif n’est pas un gain particulier mais se trouve singularisé par le redoublement de la forme, il constitue bel et bien ce lieu. Dans le partage de la forme entre l’universel (en tant que légal, c’est-à-dire en tant que correspondant à la forme de la loi) et le singulier (le moment subjectif : la forme comme mobile de l’action), Kant place le vrai universel éthique du côté du singulier. On est tellement ébloui par toute la rhétorique kantienne de l’impératif catégorique comme forme pure de la loi, c’est-à-dire comme vecteur de l’universel, que ce “détail”, pourtant crucial, a tendance à nous échapper. Si Kant avait tout simplement placé l’universel du côté de la loi, pourquoi aurait-il tellement insisté sur la condition subjective de l’universel ? Pourquoi la conformité à la loi ne suffirait-elle pas à l’universel éthique ? Pourquoi cette exigence selon laquelle la forme pure de la loi doit constituer directement le principe déterminant de la volonté du sujet, c’est-à-dire le mobile de ses actes ? Parce que c’est bien ce mobile, ou ce principe déterminant de la volonté, qui doit être universel (ou universalisable).
Dan l’éthique, telle que la pense Kant, on doit mettre hors jeu toute la “matière” (tels ou tels intérêts particuliers qui pourraient fonctionner comme causes de nos actions). Mais cela ne suffit pas : il faut en plus que la forme pure fasse retour en tant que matière, c’est-à-dire en tant que mobile de nos actes. Kant insiste sur cela que, dans l’éthique, la simple forme de la loi doit déterminerimmédiatement notre volonté. “Immédiatement”, cela veut dire sans aucune intervention d’une représentation sensible. Mais ce caractère immédiat de la détermination est strictement corrélatif au redoublement de la forme qui produit une matière singulière, à savoir immédiatement universelle. On pourrait effectivement parler d’une “singularité universelle” qui est le résultat de la conception, non pas d’un bien universel (ou commun), mais d’une production de l’universel. Dans ce contexte, le “gain subjectif” (le mobile) n’est pas simplement le profit qu’un sujet peut retirer de ses actions, il faudrait plutôt dire que le sujet éthique ne surgit qu’à partir de ce “gain”. Les plaisirs et les intérêts personnels ne s’ouvrent pas sur l’universel, tandis que ce “plaisir” singulier introduit par un repli de la forme sur elle-même, et qu’on peut appeler un plaisir ou un gain “impersonnel”, est quelque chose qui donne lieu à une subjectivation nouvelle, et qui a la puissance de l’universel. C’est-à-dire que n’importe qui peut se “subjectiver” par rapport à ce gain singulier.
Revenons à la question de la forme impliquée dans cette conception. Si la forme doit constituer le (seul) mobile de notre action, est-ce que cela ne veut pas dire que la seule chose qui compte, c’est que tout reste “dans les formes” ? Nous avons déjà vu que la réponse à cette question est absolument négative. La forme n’est pas une cause finale qui servirait de “moule” à notre pratique, elle ne peut être que le mobile de cette pratique, sa puissance immanente. Et en tant que puissance, la forme est, strictement parlant, informe. Si la forme comme légalité (c’est-à-dire comme conformité à la loi) est une forme au sens classique du terme (elle est ce qui limite ou délimite), la forme comme mobile est informe en ceci qu’elle est illimitée. Elle est en quelque sorte “en trop”, déformant le légal pour donner accès à une autre universalité que l’universalité légale ou juridique : “déformer le légal” veut dire précisément le transformer en lui soustrayant sa limite. La forme comme mobile n’est pas une forme vide, comme on a souvent tendance à le lire dans la philosophie kantienne, elle est l’excès de la forme sur elle-même. Cet excès ne reste pas extérieur à la forme en tant que légalité, il la contamine de l’intérieur.
En paraphrasant une formule de Jean-Claude Milner, on pourrait dire que la forme éthique est ce qui dit non à l’exception de la forme légale. Cela implique que la notion de transgression est complètement étrangère à l’éthique, tandis qu’elle est au cœur même du légal. On ne peut pas transgresser l’éthique, tandis qu’on peut transgresser le légal. L’éthique est quelque chose qui a lieu ou qui n’a pas lieu, elle ne préexiste pas au processus de son propre devenir. Elle est une légalité singulière qui coïncide avec l’informe de sa propre constitution. Autant dire que le seul jugement éthique au sens strict serait finalement “Ça a eu lieu” ou bien “Ça n’a pas eu lieu”.
Le redoublement de la forme, dont la conséquence est que le vrai universel se situe dans le singulier, et se déploie à partir du singulier, est aussi ce qui donne sa structure à l’œuvre d’art comme acte, c’est-à-dire à un art qui ne représente pas, mais rend un réel (universellement) palpable. Un art qui ne se contente pas de dépeindre quelque chose conformément aux lois de son “genre”, mais qui fait de ce “genre” (ou “style”) la cause matérielle de son dépassement, et mène vers l’instauration d’un nouveau “genre” ou “style”. Il ne s’agit pas là tout simplement de “transgresser” les lois esthétiques établies en faisant quelque chose qui n’est pas “conforme” à ces lois. Cela serait assez facile. Il s’agit au contraire de cela qu’un vrai acte artistique est finalement toujours un acte d’instauration d’une loi – d’une loi qui n’est pas la loi ou la “forme” (parfaite) de ce qu’il y a ou de ce qu’on connaît, mais d’une “loi de l’insu”, qui permet que des choses jusqu’alors inconcevables prennent forme.
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(1) Cf. Critique de la raison pure, PUF, 1990, p. 232.
(2) Ibid., p. 236.
(3) C’est le titre de l’Appendice de l’Analytique transcendantale.
(4) Cf. Jacob Rogozinski, Le don de la Loi. Kant et l’énigme de l’éthique, PUF, 1999, p. 138.
(5) E. Kant, Métaphysique des mœurs. Première partie : Doctrine du droit, Vrin, 1993, p. 93.
(6) Kant définit la vie comme “le pouvoir qu’a un être d’agir d’après les lois de la faculté de désirer”. Il définit ensuite cette dernière comme “le pouvoir qu’il a d’être par ses représentations cause de la réalité des objets de ces représentations” ou bien comme “pouvoir de causalité d’une représentation relativement à la réalité de son objet”. Critique de la raison pratique, Gallimard, 1985, p. 26, note.
(7) Ibid., p. 112.
(8) Alain Badiou, L’éthique. Essai sur la conscience du Mal, Hatier, 1993, p. 71.