Chahdortt Djavann est une écrivaine contemporaine qui intervient dans les débats autour des clivages de la pensée politique moderne, notamment ceux concernant l’immigration. Elle est une immigrée d’origine iranienne. Née en 1967 dans une famille aristocratique d’Azerbaïdjan, elle quitte l’Iran en 1991 à cause du régime politique islamique. Elle voulait être libre et vivre dans le monde libre. Elle s’installe en Turquie où elle travaille et étudie pendant deux ans, puis arrive à Paris en 1993 sans savoir parler français. Elle va l’apprendre, elle fera des études en anthropologie à l’EHESS ainsi qu’une psychanalyse à la suite d’une dépression et d’une tentative de suicide. Son premier roman, Je viens d’ailleurs, parait en 2002. Son œuvre est composée de romans et d’essais par lesquels elle participe au débat politique sur des sujets sensibles et polémiques qui traversent la société française et qui sont directement ou indirectement liés à l’immigration (par exemple, le port du voile et de ses dérivés). Elle se réclame de l’héritage rationaliste des Lumières et plaide pour un féminisme universaliste laïque, persuadée qu’elle est que le principe de l’égalité des droits entre hommes et femmes s’inscrit dans l’idéal des Lumières et qu’il faut réhabiliter les valeurs illuministes essentielles contre l’imprégnation du politique par le religieux.
Il y a aujourd’hui un groupe d’écrivaines de langue française issues de la diaspora iranienne dont la plus célèbre est sans doute Marjane Satrapi, auteure de Persépolis, son autobiographie en bande dessinée. Outre Djavann, on mentionnera Fariba Hachtroudi, Sorour Kasmaï, Sara Yald, Delphine Minoui, Abnousse Shalmani, Négar Djavadi. L’œuvre de Djavann s’inscrit dans la littérature d’exil ou littérature migrante, récits qui témoignent d’expériences d’exil, de ses causes et de ses conséquences, au croisement de la petite histoire personnelle et de la Grande Histoire. À partir de leur histoire racontée selon des modalités différentes de l’écriture de soi, ces auteures témoignent les événements traumatiques qui bouleversent la vie individuelle et collective.
La littérature d’exil mobilise typiquement la question de l’identité, de l’appartenance et de la mémoire. Dans trois romans de Djavann, Comment peut-on être français, Je ne suis pas celle que je suis et La dernière séance, la constellation thématique exil/identité/appartenance/mémoire prend une configuration spécifique dans laquelle la langue française joue un rôle axial.
Quand on regarde des titres comme Autoportrait de l’autre (2004), Comment peut-on être français ? (2006) et Je ne suis pas celle que je suis (2011) – roman qui continue dans La dernière séance (2013) – on se rend compte que l’enjeu en est la problématisation de l’identité. On détachera deux stratégies de problématisation de l’identité. D’abord, le refus de l’autobiographie. Les protagonistes sont des figures de l’auteur mais ne sont pas l’auteur au sens où Marji est Marjane Satrapi plus jeune. Il n’y a pas chez Djavann d’identité entre auteur, narrateur et personnage qui assure l’intégrité du récit d’un moi stable et solide qui se regarde rétrospectivement. Djavann dit : « Je suis mon personnage et je ne le suis pas » (Djavann, 2011 :520)[1]. Et dans l’épilogue de Je ne suis pas celle que je suis, elle est péremptoire : « Je ne crois pas à l’autobiographie ». Pourquoi ? Parce que l’autobiographie manque la dimension de l’altérité : « Nul ne se voit comme il voit les autres et comme les autres le voient. Nul ne se décrit ni ne se juge comme les autres le décrivent et le jugent » (2011 :520). Autrement dit, la perspective stable, cohérente et unilatérale du moi sur lui-même ne suffit pas à raconter l’histoire d’une vie. Il faut donc la regarder du lieu de l’Autre. D’où la narration aux 3e et 1e personnes dont l’alternance produit une dialectique de l’identité et de l’altérité qui brise l’identité auteur-narrateur-personnage et, par conséquent, disloque le registre autobiographique.
Elle ne croit pas à l’autobiographie parce qu’elle ne croit pas à l’auto-connaissance, à la centralité de la conscience, à l’unité du moi, à l’homogénéité de l’identité. La deuxième stratégie de problématisation de l’identité est, dans Je ne suis pas celle que je suis et La dernière séance, romans qui racontent la cure de Donya, l’inconscient. Djavann, qui a fait une psychanalyse avec un « psy freudien lacanisé », crée des personnages qui ne se demandent pas « qui suis-je ? » (question positive sur son être/identité). La question est : « pourquoi moi ? » : « pourquoi ne suis-je pas quelqu’un d’autre ? », « pourquoi ne suis-je pas un homme ? » (questions négatives qui constatent la contingence de l’existence et de l’existence sexuée). Dans ces deux romans, la notion d’inconscient vient bouleverser la question de l’identité culturelle, autrement dit les contenus, représentations, mémoires, croyances, valeurs qui nous font appartenir à un collectif ou collectifs (famille, culture, peuple). L’inconscient signifie que nous sommes étrangers à nous-mêmes, y compris et surtout ce que nous avons de plus intime : nous méconnaissons notre propre désir du fait de notre aliénation au signifiant. C’est pourquoi Lacan parlait d’extimité à propos de l’inconscient : le plus intime nous est inaccessible. La métaphore de l’exil peut s’appliquer à l’inconscient, l’inconscient étant l’exil où nous sommes par rapport à nous-mêmes. L’inconscient est une opacité, un négatif, qui traverse les contenus positifs qui composent l’identité culturelle et évite que le sujet s’identifie (s’aliène) intégralement au(x) groupe(s) particulier(s) – famille, culture, nation, religion – au(x)quel(s) il appartient. L’inconscient est donc une départenance de fond. C’est grâce à cette marge d’indétermination creusé par le signifiant que la structure subjective ne se réduit pas à l’identité culturelle. Autrement dit, c’est parce que nous sommes aliénés au signifiant que nous ne sommes pas entièrement aliénés à notre identité culturelle.
D’autre part, l’inconscient est une mémoire oubliée et la cure procède à la remémoration du matériel refoulé. Or les personnages de Djavann cherchent l’amnésie, cherchent à faire table rase du passé.
Roxane et Donya, sont des personnages féminins déterminés et passionnés, qui ont la même histoire mais racontée en des registres différents, parce qu’elles ont des profils différents : Roxane est pudique, modeste, intellectuelle, névrotique ; Donya est impudique, pulsionnelle, folle, psychotique (2013 :85)[2]. L’histoire de Donya commence au point où celle de Roxane termine : le suicide raté. Donya est en quelque sorte une Roxane post-suicidaire.
L’enfance des deux personnages est marquée par le malaise au sein de la famille, de la langue maternelle et de la culture native. Donya dit : « Je déteste la famille (2013 : 68). Adolescente, je fantasmais d’être une femme seule, dans une ville occidentale, une femme qui gagne sa vie, ne dépend de personne. Une femme sans famille ». (2013 : 214). Et plus loin : « Je ne me sens ni française, ni iranienne, ni la fille de mes parents, ni quelqu’un d’autre. Je suis ni ni ni ni. Je suis rien » (2013 : 219). Elle dit le désir de ne pas appartenir – ni famille ni patrie. Sans racines.
Précisons que la famille de Roxane/Donya est une famille très élargie. Le père s’était marié quelques 45 fois. Enfant, Roxane s’aidait de ses doigts pour énumérer la liste de ses frères et de ses sœurs ; elle faisait plusieurs fois le tour de ses dix doigts et elle n’arrivait jamais au bout. Une telle famille est un désordre de liens de parenté où les générations ne sont pas nettement séparées. Roxane avait des frères et des sœurs qu’elle croyait ses oncles et ses tantes. Elle avait des nièces et des neveux plus âgés qu’elle, et elle les croyait ses frères et ses sœurs. Elle croyait que sa sœur ainée, qui s’occupait d’elle, était sa mère. Le centre de la famille est le père, un Turc azéri polygame, trop âgé, handicapé, opiomane, ruiné, impuissant, humilié, en proie à des crises de colère aussi violentes qu’inattendues. Le père, terrible et archaïque, est le trauma de la fille. Il la terrorisait. Elle faisait pipi de peur du père. Adulte, elle est hantée par la figure paternelle qui incarne le passé et occupe toute sa vie.
Pour les deux personnages, l’identité/appartenance culturelle, transmise avec la langue au sein de la famille, est quelque chose d’étranger et d’hostile. La forme de vie où elles sont nées et où elles ont été élevées ne leur a jamais été familière. Roxane bégayait parce qu’elle ne trouvait sa place ni dans la langue maternelle ni dans la famille : elle ne savait pas qui étaient ses parents (cf. 2006 :75-81). Donya bégayait parce qu’elle avait peur face au père terrible (2013 : 186).
Roxane et Donya sont révoltés contre le fait que nous subissons notre identité, notre appartenance à une famille, à une langue, à une culture, à un peuple, à une nation ou régime politique. L’identité étouffe, dit Donya (2011 :11)[3]. La métaphore de l’étouffement est très fréquente : on étouffe sous le voile, dans la langue persane, dans la religion, sous le régime des mollahs[4]. Roxane et Donya désirent se libérer de leur iranianité. D’où l’exil : partir libère du passé, du père. Mais en fait, ce que les personnages découvrent en France, c’est que le passé ne lâche pas ; malgré l’éloignement géographique, il n’y a pas d’éloignement psychique. La mémoire travaille. Oublier est impossible.
L’exil soulève immédiatement la question de la langue. Roxane et Donya adressent à la langue française une demande exorbitante : qu’elle les libère de l’identité subie (langue maternelle et culture d’origine). Acquérir une langue étrangère c’est pour elles choisir son identité. L’apprentissage de la langue est thématisé et il empreinte deux voies. Dans Comment, Roxane apprend le français par l’écriture, par la lettre. Elle écrit des lettres à Montesquieu qu’elle choisit comme père en l’appelant son « cher géniteur ». C’est donc un apprentissage littéraire. Dans Je ne suis pas et La Dernière Séance, Donya apprend le français par la parole au cours des séances de psychanalyse. Littérature et psychanalyse présentent des zones de contact qu’il convient de souligner. Tout d’abord, ce sont des lieux de liberté : la liberté de tout dire, de se plaindre de ce qui ne va pas. Elles partagent aussi le fait que le langage n’y est pas utilisé dans sa fonction de dialogue, de réciprocité, de communication. C’est parler à quelqu’un qui ne répond pas, qui est absent, qui est mort ou fait le mort[5].
À la question comment peut-on être français ?, Roxane répond : par la langue. Elle veut faire table rase de sa mémoire et de ses origines et faire « peau neuve » : « Elle ne voulait pas de cette langue comme d’un simple outil de communication, elle voulait accéder à son essence, à son génie, faire corps avec elle ; elle ne voulait pas seulement parler cette langue, elle voulait que la langue parle en elle. Elle voulait s’emparer de cette langue et que cette langue s’empare d’elle. Elle voulait vivre en français, souffrir, rire, pleurer, aimer, fantasmer, espérer, délirer en français, elle voulait que le français vive en elle. Roxane voulait devenir une autre en français (2006 : 116). La langue française est un objet désiré mais, au contraire de ce qu’on pourrait s’attendre, elle n’est pas valorisée dans son côté sensible, physique (substance phonétique, sonorités), mais plutôt comme une langue de pure forme qui réalise les opérations de l’esprit et de la raison : « Le persan est une langue imprécise, approximative, allusive, riche en allégories, une langue lyrique, mélodieuse et imagée faite pour la poésie qui défie toute traduction (…) Le persan exprime à merveille l’ambiguïté. Il dit dans une même phrase une chose et son contraire. Il décrit la vision du monde iranien, il raconte l’histoire du peuple iranien, de l’Iran, son passé, son présent. Il évoque ses contes, sa mythologie. C’est là, dans la langue, qu’on est iranien, que bat le cœur du peuple iranien. Pour s’imprégner du français, il fallait renoncer au persan (…). Le français se révéla la langue de la précision, de l’intransigeance, de l’exactitude. Avec sa grammaire aux structures implacables, elle se prêtait extraordinairement à la démonstration, à l’analyse. Elle était la langue même de la littérature » (2006 :119-120). Cette comparaison des deux langues semble s’inspirer de Rivarol qui, dans « L’universalité de la langue française » (1784), vante l’ordre direct, régulier et clair de la phrase en français, nécessaire au raisonnement, comparable à la géométrie de la ligne droite, qui fait de cette langue l’expression de « la logique naturelle à tous les hommes ». Le français « règle et conduit la pensée ». Contrairement au persan, langue imprécise, allusive, lyrique, où « bat le cœur du peuple iranien », le français est une langue précise, intransigeante, littéraire, qui « se prête à la démonstration et à l’analyse ». Le persan exprime l’âme du peuple iranien, il a donc un contenu particulier et palpitant (vivant), alors que le français est la langue de la raison qui, elle, est une forme universelle et transversale aux cultures qu’elle ouvre les unes aux autres. Parler français c’est s’arracher à la culture iranienne pour accéder au plan universel (formel), au-delà des cultures et des identités. Dans ce rapport direct à l’universel, Roxane remplace une appartenance innée, subie, par une appartenance choisie, acquise. « Je viens d’où je parle » – dit la narratrice de Je viens d’ailleurs.
Le français est ici l’opérateur d’un projet utopique (impossible) de déracinement qui exprime une révolte métaphysique contre le fait que tout dans notre être n’est pas le résultat de notre choix libre et éclairé. Un tel projet s’avère impossible. Elle n’arrive pas à se débarrasser de sa mémoire, le passé lui colle à la peau, le pays qu’elle a quitté ne la quitte pas. « J’aimerais tant pouvoir arracher ma vie d’aujourd’hui à celle d’hier, mais cela est impossible » (2006 :270), écrit-elle à Montesquieu. La chose culturelle est inextirpable, indéracinable. Roxane va découvrir aussi que parler français n’égale pas devenir français.
De son côté, Donya, qui aura tiré les conséquences de l’expérience de Roxane, affirme. La narratrice dit de Donya : « La vie à Paris lui avait prouvé que nul n’échappe à son destin géographique, à sa première nationalité (…) » (2013 :20). « L’essentiel est déterminé dès la naissance… pays, parents, sexe, patrimoine génétique… Franchement pourquoi se fatiguer… Le peu qui n’est pas déterminé au départ est à la merci du hasard des rencontres » (2013 :73). Malgré le ton accablé, la décision de Donya de faire une psychanalyse indique que, contrairement à Roxane qui cherche l’amnésie, elle va fouiller sa mémoire, même si le désir de repartir à zéro ne la quitte jamais[6]: « Il faut tout effacer comme une feuille blanche sur laquelle rien n’est écrit, et commencer une nouvelle vie » (2011 : 273). Effacement total de la mémoire, ça doit être reposant…Une mémoire vierge, un cerveau vide » (2011 : 435). Ou quand, pour agacer le psy, elle dit qu’il lui faut en toute urgence une nouvelle boîte noire qui contient, selon la psychologie cognitive, « l’héritage génétique et culturel, l’histoire personnelle, l’identité, les besoins, les valeurs … et autres bagatelles de l’individu …» (2013 :58). Toujours est-il qu’une psychanalyse est un art de remémoration de son passé, de son enfance qui fissure les fictions et les mensonges que le moi se raconte (cf. 2011 :306).
La cure oblige l’analysant à se dire en français, oblige à une subjectivation de la langue étrangère. Avoir à se dire en français procure à Donya la maîtrise de la langue étrangère avec laquelle et dans laquelle elle se réapproprie son passé : « Avec l’analyse, les mots français se sont enracinés non seulement dans ma tête, mais aussi dans mon histoire et dans mon corps … Ces mots étrangers ont pris part à mes souffrances. Ils ont pris part à mon passé qui s’est passé sans eux » (2011 : 515). C’est dire que le logos (la forme vide de l’universel) qu’est la langue étrangère s’est noué ou connecté au contenu pathologique et singulier de la vie du personnage. Déjà vers la fin de l’analyse, elle fait un rêve où le père lui parle en français. C’est un rêve apaisant qui marque ce nouage de l’altérité de la langue et de ce qu’il y a de plus intime dans le sujet, la langue jouant le rôle symbolique d’apaiser le père qui a ainsi perdu sa dimension terrible, colérique, excitée. Dans La dernière séance, elle souligne l’effet apaisant de la mise à distance du passé iranien grâce au français : « Ils [les mots français] ont créé une distance, un espace entre moi et le passé que j’ai vécu dans ma langue maternelle, et c’est dans cet espace-là que je pourrais, peut-être, construire une vie » (2013 : 185). Le français a opéré une modification dans la structure subjective : « En français, j’ai l’impression de ne pas être la même personne qu’en persan. La structure de la langue, la grammaire, la syntaxe et la façon de penser en français sont si différentes du persan (…) J’aime cette langue comme on peut aimer quelqu’un… Elle est la plus belle rencontre de ma vie ». (2013 :184-5). Moins rivarolienne que Roxane, Donya n’attribue pas de portée universelle au français. Elle dit que le français est la langue qui l’a libérée de l’étroitesse du persan, « langue où il n’y a pas assez d’espace pour un esprit libre » (2013 :176).
Chahdortt Djavann affirme dans un entretien : « Mon écriture ne pouvait prendre corps que dans la langue française. Il m’est impossible, je dis bien impossible de pouvoir me dire entièrement en persan. Le persan m’est devenu une langue étrangère : je n’appartiens plus au persan et le persan ne m’appartient plus. Et je dirais qu’aujourd’hui soit je n’ai plus de langue maternelle, soit j’ai une langue maternelle dans laquelle j’ai un accent étranger, qui est le français » (Djavann, 2013a).
La langue française, l’autre langue dans laquelle elle remémore son passé, ne l’a pas effacé, ce passé, mais a brisé le rapport immédiat et étouffant avec lui, a allégé son poids, l’a réduit à l’accent. Ce n’est pas la refondation ontologique dont rêvait Roxane : parler français pour être française. Donya parle français mais elle n’est pas devenue française pour autant. Elle n’est ni française ni iranienne. Le français, acquis lors des séances, a amorcé une zone d’indétermination grâce à laquelle le personnage est disloqué par rapport à son identité (« les bagatelles de l’individu ») et se détourne du « destin prescrit ». Dans cette (bonne) distance par rapport à la chose identitaire, le sujet a lieu. Dans cet indéterminé réside la liberté du sujet.
Djavann parle et écrit en français mais elle ne se considère pas française pour autant. « Née exilée », elle trouve dans l’écriture en français une identité et un lieu d’appartenance choisis : « Je ne suis pas à une terre. Même si j’ai écrit dans mon premier roman que l’Iran restera toujours le pays de mes souffrances. Je ne renie rien, je ne rejette pas mes origines, elles sont en moi et où que j’aille. Ma patrie est mon écriture et elle est en français » (Djavann, 2011a). Dans un entretien télévisé avec Éric Zemmour, diffusé le 19 avril 2008, Djavann affirme à l’instar de ses personnages : « je ne serai jamais française comme je n’ai jamais été iranienne ». Et elle ajoute : « Je suis un écrivain, une femme, c’est tout ». Lorsque Zemmour lui fait remarquer qu’en écrivant en français elle s’approprie un mode de penser qui est le mode de penser français et que, par conséquent, elle est française, Djavann réplique : « La langue n’appartient pas aux français mais à ceux qui la parlent ». Djavann semble ici se faire l’écho de la proclamation de « la langue libérée de son pacte exclusif avec la nation » qui fonde le concept de littérature-monde en français dans le Manifeste des 44, paru dans Le Monde en mars 2007[7]. Elle n’a pas signé le Manifeste mais y a adhéré après-coup avec sa contribution au volume Pour une littérature-monde, édité par Michel Le Bris et Jean Rouaud deux mois plus tard. Pourtant, Comment peut-on être français ? est un roman qui, par son intertextualité avec les Lettres Persanes de Montesquieu, veut être reconnu comme une œuvre de littérature française. Par ce geste Djavann épingle son œuvre au cadre national-universaliste de la langue et de la littérature française plutôt qu’au cadre mondialisé de la littérature en français vers lequel semble pointer sa réplique à Zemmour. Il y a là une ambiguïté : cette langue française au-delà des nations particulières est-elle de dimension universelle ou globale ?
Le lien entre l’exil de fond – « née exilée » – et sa seule identité d’écrivaine de langue française au-delà de toute communauté est explicité dans ce passage : « À 40 ans, après avoir beaucoup voyagé, je n’éprouve aucun besoin de proclamer mon appartenance à quelque communauté que ce soit. Je ne suis ni de gauche ni de droite, mais un esprit libre. La seule chose dont le suis sûre, c’est que l’exil est mon essence et l’écriture ma naissance. Je suis née exilée et resterai écrivaine de langue française » (2009 : 43). Dans un monde où les formes traditionnelles d’appartenance sont en crise et où l’injonction à circuler pousse les gens à se déraciner, Chahdortt Djavann a inventé une forme d’appartenir à une langue sans appartenir à une communauté : par la lettre, sa seule racine, par l’écriture.
Références
DJAVANN, Chahdortt (2004). « Entretien avec Caroline Novarra », Radio Divergence. URL : <http://www.divergence-fm.org/Chahdortt-Djavann.html> . [consulté le 14 novembre 2015].
DJAVANN, Chahdortt (2006). Comment peut-on être français ?. Paris : Flammarion.
DJAVANN, Chahdortt (2008). La muette. Paris : Flammrion.
DJAVANN, Chahdortt (2011). Je ne suis pas celle que je suis. Paris : Fayard.
DJAVANN, Chahdortt (2011a). « Entretien », Les coups de cœur de Geraldine. URL : <http://cdcoeurs.over-blog.net/article-chahdortt-djavann-interview-exclusive-89488222.html>. [consulté le 14 avril 2017].
DJAVANN, Chahdortt (2013). La dernière séance. Paris : Fayard.
DJAVANN, Chahdortt (2013a). « Le français est ma patrie », Bibliobs. URL : < http://bibliobs.nouvelobs.com/romans/20131029.OBS3150/chahdortt-djavann-le-francais-est-ma-patrie.html > [consulté le 14 avril 2017].
[1] Même un roman comme Je viens d’ailleurs (2002), entièrement écrit à la première personne du singulier, n’est pas, selon l’auteure, de nature autobiographique. Elle le dit dans un entretien à la radio Divergence : « En fait, le livre ne raconte pas la vie de la narratrice, mais plutôt la narratrice raconte ce à quoi elle assiste, dans son pays, et depuis la révolution. Donc, ce premier roman est basé sur des faits réels. Tous les évènements qui sont racontés dans le livre se sont passés, tels quels, ils sont réels. Mais cependant, le livre n’est pas un livre autobiographique car le livre, encore une fois, ne raconte pas la vie de la narratrice » (Djavann, 2004).
[2] Les deux personnages quittent l’Iran enceintes à la suite du viol collectif par les gardiens de la morale islamique à Ispahan. Elles ont été arrêtées parce qu’elles s’étaient déchaussées après avoir beaucoup marché. C’est cet événement traumatique qui détermine l’immigration. Comment donne un récit très résumé de ce qui s’est passé entre le viol et l’arrivée à Paris : le départ autorisé par le père, le séjour à Istanbul, au début duquel elle a avorté et son père est décédé, le travail à la clinique, l’accès à l’université. Par contre, Je ne suis pas en présente un récit très détaillé et y ajoute de nouveaux éléments à contenu sexuel qui sont absents du roman de 2006 dont le ton est pudique, voire chaste : c’est à peine que l’attirance de Roxane pour un jeune homme coréen son voisin est mentionnée ; elle tombe enceinte à la suite du viol collectif pendant lequel elle était « absente à son corps ». De son côté, Donya abandonne le mari à Téhéran, pratique la prostitution, rompt avec le fiancé londonien, voyage en Bulgarie dans des bus de passe (pour renouveler sa carte de séjour), passe la nuit dans un hôtel de passe à Sophia, travaille comme danseuse orientale dans un bar ; elle n’était pas enceinte des gardiens de la morale islamique mais de son copain ; pendant le viol elle n’était pas absente à son corps.
[3] À partir de la pratique médicale sur les malades indigènes qu’il recevait, Franz Fanon a pris conscience que leur mal et leur souffrance (leur étouffement) provenaient de la négation de leur identité culturelle. Chez Djavann, c’est l’identité culturelle qui étouffe la marge de non-identité.
[4] Outre l’institutionnalisation de l’infériorité du genre féminin mis sous tutelle masculine, le régime totalitaire d’Iran défend d’afficher le moindre signe de bonheur, joie, plaisir, satisfaction. La vie privée est une affaire politique, une affaire d’État, et les gens sont humiliés dans leur vie la plus intime. La sexualité des femmes est strictement surveillée. Les petites filles portent le voile dès l’âge de 5-6 ans et les filles se marient dès l’âge de 9 ans. Le divorce et la garde des enfants est un privilège des hommes. La polygamie est acceptée. Les femmes adultères sont lapidées ou pendues. La vie d’une femme vaut la moitié de celle d’un homme sur le plan criminal; le témoignage d’une femme vaut la moitié de celui d’un homme sur le plan juridique. Les droits des femmes iraniennes (étudier, travailler, voter, conduire) ont été acquis au temps du Chah.
[5] Montesquieu et le psy jouent le rôle du Père symbolique : Roxane s’adresse à Montesquieu comme à son « cher géniteur » car elle se prend pour le personnage de Roxane des Lettres persanes. Montesquieu est un père transcendent, symbolique, purement littéraire ; alors que le psy est là, physiquement présent, mais il ne répond pas ou à peine. Chacun représente le symbolique, le langage soustrait à sa fonction de communication.
[6] Dans La muette (2008), le rêve d’abolir son passé et son identité iranienne, est figuré par le dispositif de l’énonciation du roman. L’auteur textuel, Chahdortt Djavann, ne fait qu’éditer le journal de Fatemeh, une adolescente iranienne condamnée à la peine de mort par pendaison, accusée d’avoir tué son mari et sa fille. Djavann reçoit dans sa boîte aux lettres le journal écrit en persan (document original) avec sa traduction en français, et d’une lettre de la traductrice demandant sa publication. « Ces pages noircies de mots étrangers qui m’échappaient complètement m’ont envahie d’une oppression peu commune. (…) J’ai lu la version française d’une seule traite, puis repris en main le cahier. Je l’ai feuilleté page par page, faute de savoir les lire » (2008 : 10-11). Au lieu de disjoindre l’instance narratrice en une narratrice 3e personne et une narratrice 1e personne (comme c’est le cas dans les romans de 2006, 2011 et 2013), Djavann disjoint ici l’auteur en traducteur et éditeur. Cette disjonction lui permet de se mettre en fiction comme une femme française qui ne parle ni ne lit le persan, pour qui le persan est une langue étrangère. Elle se rêve comme n’étant pas iranienne, n’ayant pas d’origine iranienne. Contrairement à Satrapi, Djavann ne dit pas : « je suis iranienne et fière de l’être ». Ce qu’elle dit c’est justement qu’elle n’est pas fière du tout d’être iranienne.
[7] Ce manifeste constate que la littérature en français, produite non seulement par des auteurs français ou issus des ex-colonies françaises (les auteurs francophones), mais issus aussi d’autres pays hors du contexte de la décolonisation, comme c’est le cas de Djavann possède une ampleur transnationale ou post-nationale (globale).