Créations

Journal d’un chercheur helvétique (extraits II)

 

Drame cornélien (2 mai)

Reçu un dossier à évaluer du DFG, l’équivalent allemand du CHRSHS. L’influence du futurisme russe sur un peintre flamand connu dans les Flandres. Je suis touché qu’on ait pensé à moi, cela n’arrive pas tous les jours. Mais il y a un problème : je n’ai jamais entendu parler du peintre flamand en question, j’ignore tout de la peinture flamande au-delà de Rubens, je ne suis pas historien d’art. Comment se fait-il qu’on me demande à moi d’écrire un rapport ? C’est la preuve du manque de sérieux de ces institutions, de leur arbitraire pour tout dire. Vous déposez un projet et les “conseillers scientifiques” responsables le balancent littéralement à n’importe qui, en l’occurrence moi.

Un drame cornélien se noue. Vais-je accepter ou non d’évaluer le dossier, ce qui prendra deux bonnes semaines de travail, compte tenu du poids des documents joints ? Vais-je jouer au membre-modèle de la communauté scientifique ou au contraire me défiler ? À vrai dire, c’est une occasion inespérée d’y entrer puisque j’y suis si peu, de montrer que je suis un professionnel au-dessus de tout soupçon, de figurer sur les bonnes listes et, qui sait, de nouer toutes sortes de contacts utiles, d’obliger quelques collègues.

La plupart des vrais professionnels s’empresseraient donc d’accepter, tel l’appel du destin ou du Très-Haut (ou en tout cas du légèrement plus-haut qu’eux) l’auguste et bénévole mission scientifique, même si comme moi ils ignorent tout de la peinture flamande contemporaine. Ils se renseigneraient vaguement sur l’auteur du projet, s’efforceraient de jauger s’il s’agit de quelqu’un d’important, disposant de soutiens ou de réseaux, puis en leur âme et conscience scientifique, répondraient oui ou non, comme le DFG leur demande de le faire clairement. Pour éviter tout soupçon de partialité, certains prendraient même leur décision à pile ou face : tant qu’à être dans l’arbitraire, autant aller jusqu’au bout. Elle n’avait qu’à pas choisir un peintre flamand, celle-là, quelle idée bizarre de toute façon.

Ainsi va la recherche : quelqu’un qui n’y connaît rien à rien vous envoie des dossiers. On répond par opportunisme, et on évalue en toute ignorance de cause. Heureusement que ça se passe en Allemagne, car bien entendu les choses sont différentes au CHRSCH. Imaginez ce qu’il adviendrait de mon projet.

 

 

Résolution du drame cornélien (5 mai)

Trop absorbé par la rédaction de mon projet de coopération à déposer à la Conférence des Présidents, j’ai envoyé promener le DFG et la peinture flamande contemporaine.

 

VK : Je l’aurais parié. WW est un tordu. On le flatte en le sollicitant, on lui ouvre toutes grandes les portes de la communauté scientifique, à l’échelle internationale même, et il s’empresse de ne pas saisir sa chance, il préfère râler sans jamais payer de sa personne. Encore une occasion gâchée de rentrer dans le rang. Que c’est peu constructif. J’imagine bien qu’il était le sixième à qui le DFG a essayé de refiler ce projet dont personne ne sait que faire, mais ce n’est pas une raison pour refuser. Et d’ailleurs il n’est pas sensé le savoir.

 

 

La jouissance du bureaucrate (17 mai)

Grand branle-bas de combat au siège du CHRSCH. C’est aujourd’hui que tous les dépositaires de méga-projets NCCR sont convoqués. NCCR est une abréviation anglaise de quelque chose, c’est plus chic, plus scientifique, et peu importe si plus personne ne sait exactement ce que ça veut dire. Il suffit de prendre l’accent, de dire ennessissiare sans trop appuyer, d’un ton cool, ça fait parfaitement l’affaire. Par contre, tout le monde sait que les projets NCCR, c’est énormément de pognon, tellement énormément qu’on ne l’obtient qu’en coopérant bravement avec tous les collègues de la Confédération, y compris avec ceux qu’on prend pour des imbéciles, c’est-à-dire presque tous, et même avec quelques étrangers pour prouver que question réseaux on est vraiment super.

Tout le monde a donc fait le pèlerinage de Berne. Avant la séance avec les autorités scientifiques, il est prévu que les promoteurs des différents projets prennent contact les uns avec les autres selon affinités, pour améliorer les projets et créer des réseaux encore plus super. C’est la plus grande messe échangiste-scientifique à laquelle j’ai jamais assisté, cela ressemble un peu à une foire du livre, mais évidemment sans le moindre livre. Tous les promoteurs de projets se tiennent derrière des tables, ou circulent des uns aux autres. On compare la longueur des listes de partenaires, la largeur des sous-projets, le volume des contenus, le poids des noms. On se défie avec de larges sourires crispés, le triomphalisme est de rigueur puisqu’on est entre génies scientifiques, la crème de la crème. Tendance générale : redoubler d’égards avec les futurs perdants, c’est-à-dire les autres, qui se voient tous offrir généreusement une place substantielle dans les futurs projets gagnants, à condition bien sûr de se désister plus ou moins sur le champ, car bien entendu nous sommes les meilleurs et donc nous sommes le futur leading house. Encore une expression anglaise, mais là tout le monde sait ce que ça signifie : comme quoi on ne connaît bien que ce qu’on aime.

Je suis là parce que je me suis fait embarquer dans un projet sur les nouveaux médias, sans trop savoir pourquoi, peut-être parce que chaque fois qu’il est question de nouveaux médias, il faut la ramener avec les anciens pour étoffer, meubler, faire le poids, surtout lorsqu’on veut décrocher la modeste somme de deux millions par année. Bien entendu notre projet est très formidable, mais nous découvrons quand même deux projets concurrents. Il faut donc passer en mode sourire crispé pour aller espionner les idiots de l’Université méta-alpine. Eux aussi ils ratissent large. Sous le label médias, ils ont mis dans le coup quelques théoriciens de la communication, deux professeurs en management, un professeur de cinéma, tous leurs linguistes, leurs sémioticiens, ils se sont alliés avec les dialectologues de l’Université para-jurassique, quel culot, et même avec des sémiologues carrément transalpins. C’est intéressant, le recyclage scientifique : actuellement il n’y en a que pour les nouveaux médias ou le multitransculturalisme, mais au fond ce sont toujours les mêmes qui font la même chose, c’est-à-dire ce qu’ils ont appris à faire dans leur lointaine jeunesse.

Les méta-alpins ont l’air très sûrs d’eux. Leur jovial chef de projet, qui gagnerait à perdre un peu de poids et à utiliser un déo qui ne le lâche pas, me glisse quasiment à l’oreille, pour bien montrer qu’il me fait la faveur d’un scoop, que compte tenu de la configuration politique, c’est dans la poche pour eux, mais qu’ils nous acceptent volontiers au titre de succursale du nord. Bien entendu le leading house est pour eux. J’ai d’autant moins de peine à rester en mode sourire crispé que la confidence qu’il vient de me faire confirme une appréhension qui m’est venue dès le début de notre conversation. En plus d’un déo défaillant, le personnage affiche une haleine carrément fétide, comme d’ailleurs les deux tiers des participants, tous habitués aux commissions autour de grandes tables sans interlocuteurs à portée d’haleine, et donc tous terriblement démunis pour la conversation rapprochée. Et ne comptons par sur le CHRSHS pour installer des distributeurs de chewing-gum, ce serait gaspiller l’argent du contribuable.

Je préfère donc prendre mes distances et renifler un peu l’autre projet, celui de l’hydro-université du Nord avec lequel nous sommes en concurrence. Ça se passe un peu mieux côté haleine, ils ont une secrétaire très jolie, mais pour le reste c’est encore plus déprimant parce que de toute évidence ils sont très forts. Ils nous ouvrent en tout cas toutes grandes leurs portes (réseaux, réseaux), nous pourrions figurer honorablement dans leur annuaire au titre de succursale du sud-est et, non, le leading house n’est pas négociable, ben tiens.

La secrétaire à l’haleine fraîche ayant par ailleurs tout de la groupie du chef de projet local, c’est sans trop de regrets que j’interromps cette nouvelle tentative d’échangisme pour me rendre à la séance officielle d’information. L’élite universitaire du pays rassemblée dans une même salle, bruissante et bavardante dans la pénombre, puis retenant son souffle lorsqu’apparaissent enfin les divinités scientifiques, deux vagues secrétaires généraux du CHRSHS qui ont l’air totalement satisfaits d’eux-mêmes. Normal, puisque ce sont eux qui vont distribuer le pognon et former des commissions d’évaluation qui seront aussi peu transparentes que toutes les autres – anonymat oblige. Vous ne voudriez quand même pas que des experts internationaux mal payés soient obligés de rendre publique leur identité. Les secrétaires sont là, au milieu, ils jouissent manifestement de tenir en (mauvaise) haleine une telle brochette de chercheurs. Comme il s’agit de science, ils s’expriment en anglais fédéral, c’est plus chic, ils récitent quelques règlements déjà connus, expliquent avec des rires gras ce qu’on pourra faire et ne pas faire avec leur pognon. Ils jouissent incroyablement d’humilier ainsi en direct l’élite de la recherche scientifique, d’imposer des devoirs, des rapports, des conditions, des obstacles, des calculs, des budgets, des machins. Exécutez-vous, enlevez votre pantalon, faites le beau, sautez à travers le cerceau, nettoyez par terre. Tout cela a des allures de version académique de ces émissions de téléréalité où vous gagnez mille dollars si vous bouffez des cafards.

Mais finalement tout le monde semble content. La journée a passé assez agréablement. Les chercheurs sont tous repartis avec le sentiment d’un noble devoir accompli et avec quelques adresses de plus dans leurs annuaires. Et comme tous restent persuadés que leurs projets sont les meilleurs, les 90 % d’entre eux, c’est mathématique, vont continuer avec entrain et enthousiasme à perdre leur temps, comme l’exigent tous leurs supérieurs hiérarchiques. Il est préférable aujourd’hui de passer son temps à fabriquer des projets dont la plupart n’ont aucune chance d’aboutir plutôt que de travailler réellement avec les moyens dont on dispose, même s’ils ne sont pas toujours considérables.

 

VK : L’outrance de tels commentaires est un réel soulagement. Même le dernier des imbéciles québécois ou tunisiens sentira le manque flagrant d’objectivité de telles considérations. Rappelons quand même un certain nombre de choses à ce propos. Le CHRSHS n’ayant retenu aucun projet NCCR venu des sciences humaines et sociales lors d’un premier tour – logiquement, disons-le, puisqu’il s’agit d’un format qui ne leur convient tout simplement pas -, il y a bien sûr eu de véhémentes protestations, beaucoup d’ego blessés, surtout les surdimensionnés, quelques manifestations auxquelles le Parti Socialiste et quelques syndicats de fonctionnaires ont menacé de se joindre. Les autorités ont donc organisé un tour de rattrapage pour les sciences humaines et sociales : comme elles ne seraient en concurrence qu’entre elles, au moins pouvait-on être sûr que quelques projets seraient retenus et même financés. C’est comme dans Astérix aux Jeux Olympiques, quand les Grecs organisent une course réservée exclusivement aux Romains et aux Gaulois pour leur éviter de toujours perdre. Peu importe d’ailleurs quels projets seraient retenus, aucun n’est plus défendable qu’un autre, ni moins, pourvu que ça se tasse, les perdants seraient bien obligés de s’écraser.

Dans leur suprême bonté, les autorités se sont donc engagées à sortir quelques millions de plus pour calmer la partie prolétarisée des chercheurs helvétiques, ceux qui travaillent sans machines, sans labos et même parfois, ça vire à l’hérésie, sans ordinateurs. Et tout le monde s’est remis au travail, avec la bonne humeur et l’enthousiasme qui convient, pour fabriquer de nouveaux méga-projets susceptibles de reconfigurer entièrement le paysage scientifique suisse, car bien entendu les NCCR ont une vocation structurante, ils ne sont pas là pour que chacun continue à faire dans son coin ce qu’il a toujours fait. Les résultats, on vous le promet, seront brillants, innovants, saisissants, différents même. Mégoter sur tant de ferveur et d’intelligence parce que quelques haleines ne seraient pas à la hauteur de telles solennités est vraiment mesquin. Très.

 


Proposition malhonnête (24 mai)

J’ai rencontré BB devant son bureau. Déjà la plainte : le pauvre a tellement de dossiers à gérer, de commissions auxquelles assister à Berne qu’il est désespéré, épuisé, presque débordé. “Je n’ai plus le temps d’écrire”, gémit-il, au moins aussi éploré que si on lui avait arraché ses petits. Je sais bien qu’il vient enfin de trouver le prétexte idéal pour continuer de ne rien écrire – c’est chez lui une vocation depuis pas mal de temps – mais je ne peux résister à l’élan de charité qui s’impose et je lui offre de le remplacer à Berne. Du coup l’énergie et l’espoir sont revenus, la fatigue disparue comme par enchantement : “c’est gentil mais tu sais, je me suis engagé, je n’ai pas le droit de…, etc.” On n’a jamais vu un professeur renoncer à la moindre commission susceptible de renforcer son pouvoir. Alors renoncer au CHRSHS, vous imaginez. C’est l’hérésie suprême.

 

VK : prétentieux, envieux, et bien entendu foncièrement égoïste, ce WW : aucun respect pour le vrai dévouement, pour la vraie générosité de celles et ceux qui donnent tant de leur temps (tantan…) pour la communauté scientifique. Il est vraiment odieux. Quand on pense à tous les sacrifices exigés d’un conseiller scientifique : obligé de renoncer à sa recherche, autant dire à un possible prix Nobel, puisque les conseillers scientifiques sont les meilleurs, comme le prouve leur élection ; obligé de renoncer même à une partie de son enseignement, sa raison d’être pourtant, sa vocation, son missionnariat le plus sacré ;  et si ça se trouve d’abandonner régulièrement sa famille pour coucher au Bellevue-Palace de Berne, presque comme un vulgaire chef d’État. Mais qui voudrait vraiment d’une vie aussi misérable ?

 

 

Existence officielle (28 mai)

Il a fallu plus de sept semaines au CHRSHS pour accuser réception de l’envoi de mon dossier fin mars. Me voilà donc doté d’un numéro de code, à rappeler dans toute correspondance, comme lorsqu’on réclame pour les impôts, et d’une existence quasi-officielle de chercheur puisque rien dans mon dossier n’aura permis de le rejeter pour vice de forme. On a beau savoir qu’on vient en somme tout juste de pénétrer dans le hall d’entrée, qu’on n’a même pas encore été prié par un larbin de déposer son pardessus, on ne peut quand même pas s’empêcher d’être légèrement grisé par la prodigieuse aventure scientifique qui prend ainsi tout à coup plus de réalité. Moi aussi je vais bientôt valoir 500’000 francs, mes premiers, c’est d’autant plus émouvant. Je vais être un vrai chercheur, avec une équipe dévouée à qui donner des ordres suivis non seulement avec empressement, mais avec affection, plaisirs de la servitude volontaire. Et toutes mes collaboratrices voudront devenir mes maîtresses. Quel bel exemple de réussite scientifique.

 

VK : Rira bien qui rira le dernier. Il risque vraiment de tomber de haut, notre ami WW. Il manque en tout cas de déférence pour le pouvoir, il ne l’aime pas assez pour vendre         sans cesse la mèche. Qu’il se confie à lui-même de telles pensées dans son journal, passe encore. Mais est-il sûr que personne ne le devine ? J’imagine que son mépris et cette façon de ne pas jouer le jeu se voient comme le nez au milieu de la figure. Ses collègues doivent le trouver à vomir.

 

 

Les sous-projets se ramassent à la pelle (2 juin)

Comme des feuilles mortes, un comble au mois de juin.

Pue-de-la-bouche (de l’université méta-alpine) m’a envoyé tout son dossier, avec la marche à suivre pour se faire avaler. “Please complete this form, add your network there, and don’t forget to sign”, mais surtout : “we feel that we should be the leading house”. C’est plus chic, en anglais, plus scientifique, plus irréfutable. Imaginez qu’il dise : “Nous sentons que nous devrions être la maison dirigeante”. On le prendrait pour un parfumeur de Grasse négociant le rachat d’un grossiste en lavande. Nous sentons….

120 pages à lire, en anglais fédéral-scientifique, juste quand je croyais avoir une après-midi libre devant moi, pour terminer un article abandonné depuis février et pour commencer la lecture d’un livre, ce que je n’ai pas encore eu le temps de faire cette année. Mais bon, il ne faut reculer devant aucun sacrifice lorsqu’il s’agit de la science, et la preuve de la science, ce sont la coopération, les réseaux et les sous-projets.

Surtout les sous-projets d’ailleurs. C’est fou ce qu’il ya de sous-projets dans ce projet. À vrai dire il n’y a même que des sous-projets, avec pue-de-la-bouche en chef d’orchestre, menant tout ce petit monde à la baguette. Le projet tient en trois mots : “Nouveaux médias et société”, encore que “nouveaux” est de trop puisque la comparaison avec les anciens va de soi. Le projet tient donc en fait en deux mots, il se propose l’étude de l’influence des médias sur la société et inversement. Car voyez-vous, je suis sûr que cela vous avait échappé, nous vivons dans une société dans laquelle les médias jouent un rôle important. Les scientifiques les plus pointus ont même proposé récemment le concept de “société du spectacle”. Il serait donc temps non seulement qu’on se le dise, mais aussi qu’on entreprenne l’étude scientifique de ce complexe rapport, à la lumière des méthodes et des théories scientifiques les plus récentes comme la sémiologie, la sémiotique, la grammaire générative, l’analyse du discours, la pragmatique, la dialectologie, la théorie de la communication, la sociologie luhmanienne, la bourdivine, la théorie littéraire, la recherche qualitative, la quantitative, la théorie systémique, la philologie comparée, la Filmwissenschaft (toujours plus scientifique en allemand qu’en français), la théorie spenglerienne de l’image, la mesmérienne de la réception, la postmoderne, la paratextuelle généralisée, etc.

Ils ratissent vraiment large, trop large à mon avis, même les bureaucrates abrutis du CHRSHS sont capables de se rendre compte qu’un tel projet n’est qu’un simulacre de coopération, une usine à gaz destinée à arroser les copains, à moins que les autres projets soient tout aussi mauvais, qui sait. Le chef devrait se contenter de faire ce qu’il sait bien faire : puer de la bouche, et surtout ne pas se prendre pour un stratège. Il va droit dans le mur, ce n’est pas possible autrement. Voilà toujours un train que je ne prendrai pas en marche. Il y a des limites à l’opportunisme, surtout lorsqu’on est convaincu de perdre.