Créations

“Jour de souffrance” : Extrait 2

Jour de souffrance" : Extrait 2Catherine Millet, Jour de souffrance, éditions Flammarion, 2008, 264 p.


pp. 246-249

 

C’est à peine si j’ai parlé de ma lecture à Jacques et je ne suis pas même certaine d’être revenue sur le sujet en présence de celui qui me l’avait recommandée. L’histoire de Lol V. Stein m’était apparue clairement, mais je n’en fis d’abord rien, je la réservais. En fait, je ne l’ai interprétée en toute conscience que bien plus tard, quand j’écrivis mon livre sur Salvador Dalí, où il est beaucoup question de voyeurisme et de sensation d’expulsion. Quand vous venez de traverser une épreuve qui vous coûte une grande fatigue, un voyage par exemple, fait dans de difficiles conditions physiques, n’êtes-vous pas parfois tenté de remettre à plus tard le moment du repos mérité, de ne pas vous précipiter pour profiter immédiatement d’avoir atteint le but, ne préférez-vous pas attendre, ou, sur votre lancée, accomplir un dernier effort, ranger la chambre avant de vous mettre au lit, rassembler vos forces pour gravir encore quelques mètres et profiter d’un panorama plus vaste, ceci afin de vous installer une dernière fois dans la sensation masochiste de vos muscles endoloris, de la prolonger avant le soulagement promis ? Je n’ai pas secoué tout de suite mon ankylose. Quand j’avais lu des ouvrages de psychanalyse, je m’étais toujours émerveillée de l’évidence avec laquelle se soldaient les cas rapportés : le névrosé exposait plus ou moins longuement ses souvenirs d’enfance et ses rêves ; ceux-ci d’ailleurs lui revenaient avec une netteté que j’enviais ; à la faveur d’un lapsus, d’un détail dans un rêve, l’origine de sa manie, ou de son inhibition ou de sa phobie surgissait comme un diable de la boîte de son inconscient. Eurêka ! Un indice décisif lui permettait de remonter d’un seul élan le fil de son complot contre lui-même. Je n’ai pas bénéficié d’un dénouement aussi brillant, j’ai seulement commencé à aller mieux, les crises se sont espacées et arriva le moment où je me dis que je n’étais pas en analyse pour relater mes tracas de bureau.

Le docteur M. avait déménagé et au lieu d’étaler mes souvenirs et mes sentiments comme des fruits que l’on met à sécher dans une lumière tamisée, et de les voir prendre la chaude coloration du lieu, voilà que je parlais dans un cabinet en mezzanine qui ne recevait le jour que par un œil-de-bœuf donnant sur une salle d’attente très sombre. On entrait par une porte sous le porche de l’immeuble dans ce qui devait être une ancienne loge de concierge et qui n’était éclairée que par une verrière, assez large il est vrai, mais donnant sur la cour. Une partie de cette étroite salle d’attente se trouvait sous la mezzanine, et donc dans un renfoncement qui favorisait la sensation d’oppression. Je ne pénétrais pas dans ce lieu avec l’espoir que les pensées morbides s’échappent en particules aériennes, j’aurais craint plutôt de me morfondre dans la grisaille. J’avais commencé à écrire La Vie sexuelle de Catherine M. Quand j’avais reçu le contrat de l’éditeur, cela avait été l’occasion de l’annoncer gaiement au cours d’une séance qui avait encore lieu dans le cabinet lumineux. Maintenant, les séances étaient de plus en plus consacrées à la question de savoir si je devais ou non arrêter l’analyse… À chaque fois, le docteur me raccompagnait jusqu’à la porte en me disant « à jeudi prochain », ou « à la semaine prochaine ». Finalement, un jour, j’ai secoué la tête en répondant que non, je me suis défendue en avançant que j’avais besoin de temps, « du temps pour écrire ce livre ». J’ai dévalé l’étroit escalier reliant le cabinet à la salle d’attente. Je peux dire que je me suis sauvée.