Créations

Mongi (ou la vraie vie)

Introduction

Le texte que nous présentons aujourd’hui est extrait d’un long récit inachevé intitulé, LA BOUE. Il s’agit de l’histoire d’un enfant tunisien des années soixante. Fils d’un instituteur de libre pratique, il parcourt avec sa famille la campagne tunisienne à la recherche « d’eau et de nourriture ».
Généralement, dans des conditions pareilles, les enfants abrègent leur enfance et passent avant l’heure à l’étape suivante. C’est le cas de cet enfant de 10 ans, à la fois attentif et intuitif, qui observe en soi ce phénomène de maturité précoce sans forcément le comprendre. La famille passe la saison des moissons chez des proches à glaner les épis abandonnés par la moissonneuse-batteuse, puis va chercher une autre localité où l’instituteur pourrait trouver des élèves et une rente qui suffirait à nourrir sa famille. On s’installe dans une ferme où il a des enfants dont les parents acceptent de les exempter partiellement de la garde du troupeau pour les envoyer à l’école. Dans un répit du labeur quotidien, ces enfants se réunissent pour discuter, décortiquer des sujets épineux, à savoir : la vie, la mort, l’amour et le sexe… dans ses rapports avec le plaisir et la procréation. Sur cette plate-forme, le lecteur découvre un entrelacs de fortes émotions, d’enchantement et de fantasmes.

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Partant vers notre nouvelle destination, nous ne prîmes en sus du maigre butin d’été que l’amertume et la frustration. Je ne gardais de mes deux jeunes tantes qu’un souvenir éphémère. Une seule image fut comme gravée dans mon esprit : ces deux grandes figues suspendues au torse de l’une de mes tantes et que j’eus pu regarder de près, à son insu, coniques avec des sommets roses qui pointaient vers les champs baignés de lumière, à travers l’étoffe de son chemisier.

C’est dans cette localité que mon frère et moi-même eûmes amorcé vraiment à la vie.

Nos rencontres avec les enfants de la ferme se tenaient surtout dans les prés où nous gardions nos troupeaux respectifs. On parlait de tout et de rien, mais l’ingrédient permanent de nos conversations était le sexe sous toutes ses formes. Un jour nous vîmes un bouc s’amouracher d’une chèvre. Nous nous intéressâmes à leur cas et nous aidâmes l’amoureux à parvenir à ses fins. Ridha, le fils du maître vacher, nous fit une description détaillée de la saillie des vaches de la ferme.

– Vous voyez le taureau comme il est grand ? Et pourtant, il n’a qu’une « petite chose » qui ne dépasse pas la mienne quand je bande.

Certains ne le crurent pas.

Par une autre occasion, nous décortiquâmes un mariage survenu entre une jeune fille des environs et un jeune homme de la ferme voisine.

– Écoutez ! dit Chadli, le fils junior du mécanicien, la nuit des noces, les mariés ne peuvent pas faire l’amour dans la position debout, ni allongée sur le lit nuptial, vous pigez ?

– Et pourquoi ne le feraient-ils pas sur le lit nuptial !?

– Quand on fait l’amour on s’évanouit, on est ivre et on risque de tomber et de se blesser, la position couchée c’est pour ça. Le lit nuptial étant mou, il ne permet pas un bon dépucelage, vous pigez ?

– Vous avez remarqué ? Le marié n’avait rien d’un sultan (*), il rigolait et s’agitait tout le temps.

– Et qui était ce type collé à ses trousses et ne le quittait pas d’un pouce ?

– Vache ! C’est son vizir, tu ne l’as pas reconnu ? C’est Rabah, le conducteur d’engins dans l’autre ferme. D’ailleurs, il ne devait pas le prendre pour vizir, car il n’a jamais était marié ; comment va-t-il pouvoir le conseiller en matière de sexe, il n’en a pas l’expérience.

C’est alors que survint Mongi, le fils aîné du mécanicien. Il avait à peu près quatorze ans mais il avait l’air d’en avoir dix-sept. Il essayait la cigarette. Quand l’argent lui manquait, et il lui manquait souvent, il roulait un papier d’emballage et le fumait. Son frère Chadli lui fit part de notre conversation.

– Savez-vous, nous dit-il, pourquoi le Sultan se comportait comme une vache qui a entendu la voix d’une huppe ? (*)

– Oui, nous le savons, parce qu’il passe sa vie juché sur un tracteur, alors il continue à s’agiter.

– Vous n’êtes qu’une bande d’imbéciles. Pourquoi le Sultan est sensé rester calme et taciturne ? D’abord, c’est un signe de bonne conduite, n’oubliez pas qu’il est sur le point de commettre une chose honteuse, un péché quoi. C’est-à-dire s’accoupler avec une femme. Normalement, il doit s’éclipser à la vue de son père par respect, c’est la moindre des choses.

– Je l’ai vu moi, discuter avec son père lors de l’abattage du taureau, dis-je.

– C’est parce qu’il est enculé, lui, et personne ne lui a rappelé qu’il doit rester dignement calme. En plus, il doit avoir peur de la femme, et doit s’inquiéter de son sort et du sien avec elle ; peut-être qu’il n’arrivera pas à la dépuceler cette nuit du premier coup, alors il ne pourra pas sortir la combinaison tachée de sang, témoignage de sa propre virilité et de la chasteté de son épouse.

– Et pourquoi Béchir n’a pas peur de tout cela ?

– Si Béchir rigolait tout le temps de la fête alors que la mariée se tenait figée comme une chouette (d’ailleurs, elle avait les yeux d’une chouette) et qu’il eut pris un célibataire pour vizir c’est qu’il avait de l’expérience, le bougre. 

Devant cette constatation à caractère purement herméneutique, nous demeurâmes déconcertés. Notre curiosité était à son comble, car, à notre connaissance, aucun homme ne pouvait acquérir ce savoir que dans le cadre conjugal ; et voilà que Mongi éclaboussait ce qui était hermétiquement bâti.

À nous voir ainsi, dans l’incertitude et l’interrogation, il continua :

– N’allait-il pas souvent à Mateur où même à Tunis avec son actuel vizir pour acheter ou vendre du bétail ?

– Et alors ? Quel rapport ?

– Vous ne savez pas que dans les villes il existe bien des bordels ?

– Des bordels ?

– Mais oui, c’est-à-dire des maisons où des femmes peuvent coucher avec toi pour de l’argent.

– Et tu penses que Béchir et Rabah s’y sont rendus ?

– Je n’y doute pas.

– Ce n’est pas vrai, c’est prohibé par Dieu.

– Si, c’est vrai, vache ! Puisque je te le dis.

– C’est à dire que Rabah et Béchir se marient et se remarient chaque fois qu’ils se rendent à Tunis ou à Mateur ? Bon, admettons ! Et alors où sont passés leurs enfants ?

– Âne ! tu n’as jamais entendu parler de contraception ?

– Contraception ?! C’est quoi ce truc ?

– Oui, ces choses-là sont connues par les femmes. Quand une femme ne désire pas faire d’enfants, elle prend le torchon de sa menstruation….

– C’est quoi la menstruation ?

– Tais-toi, Vache ! Demande-le à ta propre mère… J’ai dit qu’elle prend son torchon, comme ça, tâché de sang, elle doit le conserver jusqu’à la nuit de pleine lune. Juste à minuit, pas avant ni après ; elle va au cimetière et cache son objet près d’une sépulture oubliée. Elle doit bêcher la terre au pied du mort et enterrer la chose en prononçant une formule.

– C’est quoi cette formule ?

– Attendez, voilà :
        Mort ! A toi ma fertilité
        A moi ta longévité
Et voilà, c’est tout. Elle rentre chez elle, tout est en ordre.

– Quoi voilà ? Qu’est ce qu’il se passe après ? Elle meurt ?

– Crétin ! Je te dis qu’elle prend sa longévité et tu me demandes si elle meurt ?! Elle ne meurt pas, mais elle ne pourra plus faire d’enfants.

– Dieu n’a rien laissé au hasard.

Comme d’habitude, nous restâmes hébétés devant de telles révélations. Nos petites âmes ignorantes effleurèrent le visage occulte de la vie où se fabriquent les destinées dans les ténèbres de la magie et de la mort.

Je demandai au savant :

– Dis, Mongi ! Et si la dame veut refaire encore des enfants ?

– Tu es stupide, mais parfois tu poses des questions intéressantes, ça te vient de ton père ces illuminations ? En ce moment là, petit, elle est sensée revenir sur cette même tombe, mais pendant la nouvelle lune sans aucune lumière de torche électrique ou de bougie. Elle doit exhumer le torchon et prononcer la formule inverse :
        Mort ! Reprends ta longévité
        Rends-moi ma fertilité
C’est pour ça que tant de mamans trépassent en couche. Celles qui meurent ont dû être passées par la contraception, le mort a pris leur vie.

Nous étions assis sur le bord de l’abreuvoir. En face de nous se tenait le cimetière sur une colline verdoyante. La communauté de la ferme ne dépassait en aucun cas cinquante individus, les morts qui s’y reposaient étaient originaires de toute la contrée, certains étaient méconnus. Les tombes, prenaient une position figée, orientées toutes vers le coucher du soleil. Certaines étaient blanchies à la chaux, d’autres, plus anciennes, avaient perdu leur éclat, certaines mêmes méconnaissables, ne gardaient qu’une timide blancheur qui les faisait distinguer à peine du terrain environnant. C’étaient ces occupants de ces loges étroites et sordides, qui tenaient la ficelle de la mort et de la naissance.

Une profonde tristesse et une angoisse ambiguë s’emparèrent de nos âmes. Certains firent la corrélation entre ces « réalités » occultes et le triste souvenir du décès d’une maman, de la famille ou du voisinage. On ne comprenait pas exactement qui gérait le monde. Nous plongeâmes dans ces idées morbides. Certes, chacun de nous avait sa propre raison d’avoir peur. L’idée d’impuissance devant ces forces invisibles qui pouvaient faire de nous des orphelins ou tout simplement des malheureux nous terrifiait, cela se lisait sur nos visages et à travers le silence profond qui s’installa tout d’un coup. Le fils du maître vacher fut le premier à rompre la morosité :

– Je comprends maintenant pourquoi Béchir n’est resté à l’intérieur qu’un tout petit moment avant de sortir en hissant la combinaison tachée de rouge, il avait de l’expérience, le vilain !

– Est-ce que vous avez entendu les cris de la jeune fille ? S’inquiéta Mongi.

– Des cris ? Pourquoi des cris ? Il ne l’a pas égorgée figure-toi.

– Stupide ! N’est-ce pas une chair qui se déchire ? D’où vient le sang alors ? Vous ne savez pas que les ancêtres avaient laissé une formule magique pour que la mariée, la nuit de ses noces ne sente aucune douleur ?

– Et c’est quoi cette formule ?

– Dès ses premières gouttes de sang, elle doit, à chaque fois qu’elle se peigne monter sur une colline en étalant ses cheveux et en prononçant :
       Vent du Nord, oh ! Vent du Nord !
       Approche mes noces et éloigne ma mort.
       Oh ! Vent du Nord !
       Grimpe mes sommets et descends mes pentes.
       Allonge mes cheveux
       Et élargis ma fente.
Mais la plupart des filles sont stupides, elles ignorent le secret magique de cette formule ou elles l’oublient.

En rentrant je regardai ma mère, elle était jeune et belle mais pas enceinte. Penserait-elle à avoir un autre bébé puisque ma petite sœur avait déjà trois ans ? Aurait-elle un jour la folie de troquer sa longévité contre un frère ou une sœur que je ne désirais pas vraiment ?

Un jour, maman était assise dans la cour, pensive et égarée. Je m’approchai, m’allongeai auprès d’elle et mis la tête sur ses genoux. Elle me caressait les cheveux et chantonnait un petit air de Saliha, alors que l’une de mes sœurs se peignait.

Je lui demandai :

– Dis m’ma ! Que doit dire une fille au vent du Nord quand elle se peigne ?

– Vilain ! Clochard ! C’est ce que tes mauvaises fréquentations t’ont appris ! Je dirai à ton père de te les interdire, petit salaud.

Je compris que le truc de Mongi était exact et fiable.

Le mois de Ramadhan arriva cette année simultanément avec un hiver rude et pluvieux. Toute la communauté attendit l’apparition du croissant sans grande nostalgie, les yeux accrochés à l’horizon qui était par coïncidence dégagée ce jour-là Nous étions trop jeunes mais on nous contraignait au jeûne comme à d’autres tâches pénibles qui dépassaient notre potentiel. Nous fûmes privés d’un plaisir qui, quoiqu’éphémère, comptait pour nous, celui du déjeuner qui séparait deux périodes de la journée, l’une aussi morose que l’autre. Mais la nuit venue, après la rupture du jeûne quand mon père se livrait, en solitaire, à d’interminables prières, nous nous réunissions près du foyer et racontions des histoires que nous eûmes des milliers de fois entendues. Ma mère nous grondait parfois si nous laissions échapper un rire qui dérangerait la récitation du Texte saint qu’engageait mon père à partir de sa mémoire et sans l’aide du Livre.

Et voilà que la lune du Mois saint en fluctuation, tardive, timide et déchirée. Les nuits furent de plus en plus noires et mélancoliques sous un ciel alourdi de nuages sédentaires. La fête de la fin du jeûne ne dissipait en rien cette angoisse tenace et ambiguë qui m’occupait personnellement. Ainsi, le sommeil qui tardait à venir était interrompu de cauchemars suivis de longs moments d’insomnie pensive et effrayée.

Une nuit alors que je me réveillais secoué par l’un de ces cauchemars insistants je vis la silhouette de ma mère se faufiler vers l’extérieur. Elle ne portait ni lampe ni torche électrique. Je refermai les yeux, pensant que ma mère allait aux toilettes qui se trouvaient hors de la grande chambre que nous occupions tous ensemble. Un moment c’était écoulé et l’idée me vint de sortir pour voir… Les toilettes étaient vides et ma mère avait disparu. Je regardai aux alentours, il faisait très noir, le ciel étant couvert et les étoiles dissimilées sous un épais voile de nuées. Le calme était de cette épaisseur pesante qui faisait exalter tout bruit même insignifiant. J’entendis des aboiements de chiens et au loin, des hurlements de loups. Des oiseaux nocturnes passèrent tout près de ma tête dans un vent de battement d’ailes. La peur s’empara de mon âme, je courus autour de la maison. Puis j’entrai et allai secouer mon père :

– P’pa, p’pa…., maman a disparu, réveille-toi !

Dans un calme glacial, il me dit qu’elle dut aller aux toilettes et qu’elle allait bientôt revenir.

– Elle n’est pas aux toilettes, lui dis-je, dans mes sanglots, j’ai déjà vérifié, elle n’est pas aux toilettes.

– Retourne à ta couche, petit, ne t’inquiète pas, elle va revenir.

Je retournai à ma couche et attendis que ses ronflements se fissent entendre de nouveau et je réveillai mon petit frère. Je le remuai un bon moment pour le réveiller.

– M’ma a disparu.

Il ne réalisa pas tout de suite, puis il eut les idées claires.

– Tu as réveillé p’pa ?

– Il s’enfiche, allez, viens !

Nous sortîmes et fîmes le tour de la maison. La nuit fut déchirée par un éclair lointain, mais pas de grognement de tonnerre. Je recommandai à mon frère d’aller d’un côté pour que j’aille voir de l’autre, mais il s’accrocha à moi. Il tremblait de terreur :

– Regarde ! C’est quoi cette silhouette là-bas !? On dirait un homme accroupi.

– Ce n’est rien, c’est le four, calme-toi.

Puis, mon frère cessa soudain de sangloter et de trembler, il eut une sorte d’illumination :

– Le cimetière !

– Ah, oui, le cimetière.

Je le pris par la main et nous nous dirigeâmes vers la colline sans plus tarder. Pour y arriver, il fallait traverser l’oued où, d’après le voisinage, une bergère fut égorgée par des loups. Son âme errante fut, d’après des témoins oculaires, observée en forme d’une boule de feu là où les loups eurent raison d’elle. Plusieurs bergers qui s’attardaient le soir avec leurs troupeaux relatèrent qu’ils entendirent maintes fois ses complaintes et ses gémissements mêlés aux ricanements des loups. L’endroit était également hanté par les âmes des soldats anglais pris en embuscade par une patrouille allemande pondant la Seconde Guerre et exterminés tous.

Le talweg fut donc pour nous une dure épreuve. Mon petit frère « la fit dans sa culotte » quand nous eûmes le froufrou d’une chauve-souris tout près de nos visages. Il trébucha à maintes reprises, heureusement que je le tenais fermement par la main.

Nous grimpâmes la colline et atteignîmes les tombes silencieuses et contemplatives… Nous effrayâmes des oiseaux qui passaient la nuit entre les tombes qui à leur tour faillirent nous arracher le cœur de terreur par le bruit du vol brusque. Il faisait très noir, mais les éclairs qui s’approchaient nous éclairaient pour quelques secondes le chemin, et nous entendîmes le grognement des tonnerres, lourds et menaçants. À la lumière d’un coup d’éclair, nous vîmes une silhouette qui s’agitait au pied d’une tombe. Nous n’hésitâmes pas à la définir : c’était maman en train de creuser.

Nous criâmes ensemble à travers nos sanglots :

– M’maaaa !

 

Notes

(*) Dans la compagne tunisienne on désigne ainsi le Marié pendant les fêtes des noces et est traité comme tel.
(*) D’après les bergers, la voix de la huppe irrite le bétail