Ses yeux s’étaient brouillés pour se persuader n’avoir pas lu qu’être violée, ça ne justifie pas d’être traumatisée, qu’on s’en remet toujours.
Sans doute. Mais on oublie de dire que si on s’en remet, le viol n’est jamais éclipsé, il vous revient toujours, en pleine figure si l’on peut dire, d’une manière ou d’une autre, au détour de l’actualité bien sûr, des faits divers abominables, mais au détour aussi des blessures infligées par les uns ou les autres ; il vous revient, il est là comme si jamais il ne s’était enfui de vous et ce jour-là il se rappelle à vous et il vous semble qu’il est là tous les jours, que hier aussi et avant-hier, il était là, que tous les jours vous l’avez porté, supporté, qu’il vous colle à la peau, qu’il vous barre la vue, qu’il fait partie de vous, qu’il est votre Blessure, jamais cicatrisée parce que, cercle vicieux, aiguisant votre craintive sensibilité, il vous a rendu vulnérable, ouverte à la cruauté sans pitié des natures orgueilleuses, dominatrices, qui ré-ouvre la plaie et vous déchire une fois encore le corps et l’âme. Aux meilleurs jours, vous vous croyez guérie, tellement vous désireriez l’être, et vous réalisez par quelques mots désobligeants ou regards méprisants que vous êtes marquée à vie, comme ces animaux qu’on marque d’un signe dans le creux de l’oreille, bon pour la boucherie, celle qui va vous saigner, et même si pour vous, la mort, celle du corps, vient plus tard, vous vous sentez humiliée, fracassée, depuis ce jour où tout a basculé. Vous ne supportez pas qu’on ne vous aime pas, repérant comme un chien qui renifle la mort à cent lieux, l’odeur de celui ou celle que vous dérangez, que vous agacez, même s’ils se taisent ou ne font rien.
Mais surtout on oublie de comprendre, enfin, on ne veut pas comprendre qu’il n’y a pas « le viol » ou enfin pas toujours. Qu’on ne peut pas réduire le viol à l’agression forcée, parce que le viol c’est toute une situation aussi, au sujet de laquelle il serait vain de chercher à savoir, à décider, pour être sur de l’acte viol, s’il y a eu contrainte ou bien consentement.
Car le pire des viols et non le moindre est la contrainte consentie, la « servitude volontaire », l’impossibilité de se sentir hors soumission, la passivité presqu’offerte, dans le regard au désespoir ou seulement en désarroi de quelque dame, interprété par les violeurs comme leur donnant droit à forcer sans avoir à contraindre.
Et tels avaient été ses viols. Non pas à proprement parler des viols, il n’y avait pas eu violence et elle s’était prêté à tout, à tous leurs petit jeux et leur pénétration, sauvage, sans avoir eu le temps de s’étonner ou alors pétrifiée de surprise qu’ainsi on débarque chez elle et qu’à peine arrivé, on dégrafe son pantalon, se donnant presque comme pour accepter qu’on la prenne, sur le bureau, brutalement, évidemment.
Se doutaient-ils, ces hommes, de son innocence et de sa naïveté, s’amusaient ils à l’exploiter au comble du sadisme, ou croyaient-ils qu’elle se laisserait faire avec le plaisir triste des abonnées du sexe dont ses terribles yeux cernés pour eux peut-être témoignaient ?
Après toutes ces années, les mêmes images revenaient la hanter dès qu’elle sentait quelqu’un la mépriser, la moquer, l’agresser ou trahir sa confiance. Les moindres déceptions la meurtrissaient, la plaie originelle se ré-ouvrait, béante, gonflée d’un venin brulant qui lui donnait la rage, elle avait mal, si mal qu’elle se tordait de pleurs, elle aurait tant voulu que tout soit simple et beau, aimer tout le monde, et puis qu’on l’aime !
Elle se disait parfois qu’elle avait eu pourtant une certaine chance : aujourd’hui on viole et on coupe en morceaux, on étrangle, on égorge.
Elle, on lui avait laissé la vie, une vie à partager avec quelques fantômes grimaçants, comme dans les pires cauchemars. Ils devaient se traîner, se pavaner ? à cette heure, bedonnants, grisonnants, et peut-être impuissants à moins qu’ils ne rigolent encore de leur forfaits à jamais impunis.
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