L’encre de Chine, noire, obscure, profonde, est un venin puissant, chargé des tanins toxiques des désirs dissimulés. Cependant, l’encre de Chine n’explique pas, elle indique à peine, dans la plénitude de sa perversité. Il doit néanmoins exister une manière d’inverser le processus, imaginons un lavis qui me guérirait de moi-même. Quelles sont les teintes qui me rendraient beau ? Je ne peux me résoudre aux mots seuls, ce serait de la magie, et pas de l’art. Faudrait-il alors chiner de belles phrases ? Ce ne serait alors que de la politique, l’art d’arranger les choses entre elles. Ou encore construire de belles images ? La récente technique de la photographie a de quoi nous contenter largement dans le cadre de la reconstruction d’un réel plaisant. Cependant, ne perdons pas de vue que la recherche primordiale doit être celle du regard juste. Seule la justice du regard peut mener à l’art médicinal. De l’art qui fait du bien, de l’art qui rend beau. Mais pourquoi ces concepts me semblent-ils si fades ? Ce regard n’est pas juste, je le vois bien. Face au « Bien », face au « Beau », seule une option est envisageable pour les nabots de mon genre : le Néant. Je suis laid, profondément laid et sans recours. Rien de plus qu’un nabot difforme. Même mon titre envié de Comte de Toulouse-Lautrec ne me rend pas moins monstrueux. Il est clair que, dans ce monde inique, j’étais cependant destiné à vivre dans la plus belle ville du monde, à Paris, et dans le plus beau quartier de la capitale, la butte Montmartre, où les filles de la Commune Libre m’offrent plus de chaleur humaine que tous les beaux gentilshommes – et leurs femelles effarouchées – de mon fief natal, une terre ingrate du Sud-ouest de la France, un lieu dont je ne veux pas me rappeler mais qui toutefois me hante, souvenir accusateur au goût de boue.
Dans ce cadre pathétique de la petite aristocratie de province, mon apparition provoquait le désordre, d’autant plus perturbant que, en tant qu’unique descendant de l’une des plus anciennes et respectées familles de la région, je portais le titre envié de Comte légitime. Que n’étais-je valet, garçon d’écurie, n’importe quel être pitoyable dont le destin s’incarnait clairement dans ce corps difforme dont je suis affligé. Mais en présence d’un aristocrate contrefait, les hommes toussaient, les femmes détournaient le regard en exécutant des révérences, enflées d’une gêne immonde car impossible à dire, une gêne qu’elles ressassaient jour et nuit sans toutefois oser la vomir, une gêne pour laquelle on me haïssait du plus profond des cauchemars. Par conséquent, toute fête ou repas auxquels on me conviait – toujours par convenance, parce qu’il fallait inviter le Comte – s’enlisait immanquablement dans l’hypocrisie sociale la plus consumée. Parfois, la folle envie de les secouer, de leur hurler l’évidence de leurs faux-semblants me démangeait jusqu’à l’horripilation. « Réveillez-vous ! Pourquoi faites-vous des révérences à un nabot ? Comment tolérez-vous sa présence dans votre cercle ? Ne craignez-vous pas que l’on murmure ? ». Mais les mots cruels que ces gens-là taisaient par respect pour la hiérarchie sociale s’inscrivaient en lettres de sueur perlant à leurs fronts, en mimiques de dégoût tordant leurs bouches, en bruits divers de leur appareil gastro-intestinal. Et ces mots faits chairs braillaient : « Madame Mère la Comtesse s’est fait rouler dans le fumier par un forain, et tout le cirque s’est planté dans ses entrailles : elle a mis bas un de ces phénomènes ! ». Cependant, leur duplicité trouva en moi un immense écho de liberté. Car dès lors, je profitais de la démission de leur intégrité pour me consacrer en leur présence à la « tek-nik » du déguisement. À tour de rôle j’étais Auguste empereur, Yvan le Terrible, tsar de toutes les Russies, ou encore Perle d’Argent, une princesse chinoise exilée. Je me suis taillé un certain succès avec Heribaldo, muletier espagnol, ou encore avec Gianini, contrebandier sarde, quoique j’aie aussi élaboré une infinité d’autres caractères, tout aussi hauts en couleur. Mais la petite aristocratie de province, terrorisée par ma créativité, continuait imperturbablement à me donner du « Monsieur le Comte » – quand bien même j’étais déguisé en Quasimodo – et à me faire leurs révérences trébuchantes. Un jour, je me suis lassé de leur stupidité obséquieuse et empotée, de leur congénital manque d’imagination, et je suis monté à la capitale, voire si l’on y riait plus.
J’eus tôt fait de constater que l’aristocratie parisienne n’avait rien à envier à celle du Sud-ouest, quant à la bassesse de ses vues et la vulgarité de ses appétits. Mieux, c’est à Paris où je pris conscience de mon état de Monstre, une espèce d’individu face à laquelle les gens dits normaux ne savent guère dissimuler. En effet, pour ces gens-là, le Monstre est un candidat perpétuel à l’extermination, car il appartient à un au-delà social où les us et coutumes en usage n’ont ni valeur ni lieu d’être. La monstruosité est donc une qualité précieuse entre toutes car elle permet de pénétrer au plus profond des esprits désemparés – qui n’ont plus de raisons de dissimuler face à un être marginal.
Dès le premier contact, les masques tombent, en dépit des plus élémentaires pudeurs. On peut dire que les Parisiens se compliquent moins la vie que les provinciaux avec les Monstres. Par ailleurs, mon titre de Comte fait moins d’effet dans cette terre de princes que dans ma province. Je suis donc ici plus Monstre que Comte, et cela me satisfait car je me sens ainsi plus proche de la réalité. J’ai pu enfin constater que ma présence monstrueuse paralyse les gens dits normaux, faisant appel à quelque écho inavouable, au plus profond de leurs entrailles, dans cette partie de la conscience qui appartient à l’universel.
Cette idée me séduit tant que je la défends en public, entre autres au « Lapin Agile », un établissement où les bohèmes de Montmartre aiment à se retrouver. Mais à peine ai-je exposé que la théorie selon laquelle nous aurions tous été des monstres à l’origine, que sur les visages de mes auditeurs, paralysés d’effroi, se peint toute la gamme des sentiments les plus vils. Bouleversé par ce spectacle, je songe alors à devenir artiste peintre, car, nouvelle illumination, en cet instant je comprends que je suis le créateur de ces caricatures, de ces faces torturées par les soubresauts de leur ignorance, crispées dans leur irrémédiable manque d’individualité, dans leur impayable sottise. Je sors alors du « Lapin Agile » comme en état d’ivresse, laissant mon public à son engourdissement, et arpente les rues désertes, en quête d’une silhouette furtive et chatoyante dans l’ombre d’une porte cochère. J’ai besoin du rire d’une femme facile pour oublier mes difficiles talents de monstre.
Cependant, à quelques pas de là, un homme m’aborde. Il est vêtu comme un ouvrier mais ses mains, fines et soignées comme celles d’une première communiante, démentent ses atours. Sous son chapeau couleur de poussière luit un regard de braise, intelligent et pénétrant. L’homme me déclare son admiration sans détour, mais dans ses yeux brille autre chose, que je n’arrive guère à définir sur le moment. Sa voix est enfiévrée, un peu sourde, troublante.
– Je vous ai vu dans ce café. Magnifique : ils étaient tous comme hypnotisés. Comment faites-vous donc ?
Je me sens flatté que cet étrange individu – qui curieusement n’est pas paralysé par ma présence – ait conscience de mon art – ou de ma supercherie, selon comme on veut bien la nommer. Aussi, je tente de m’expliquer de mon mieux, tâchant de mettre en lumière l’élément expérimental de mes amusements mondains.
– Voyez-vous, mon ami, je n’y suis que pour peu de chose. La Nature, dans son immense générosité, m’a doté de dons peu communs. Je suis artiste génial, et monstrueux, à moins que ce ne soit monstre génial et artistique. De toute façon, cela va de pair. Le talent ne sied pas au vulgum. Le talent est la marque du monstre.
– Je vous comprends, nous aussi avons nos artistes et nos ouvriers. Il y a ceux qui se donnent de la peine, pour l’amour de l’art, et d’autres qui ne font qu’exécuter les ordres. Mais je ne connais personne qui ait votre pouvoir.
– Parlons plutôt de chance, si vous le voulez bien. Ces gens normaux, dépourvus d’originalité, sont paralysés de terreur en ma présence. « Mon Dieu ! » gémissent-ils au plus profond d’eux-mêmes, parfois si fort que ce bourdonnement m’en donne la nausée.
– C’est pourquoi vous vous vengez.
– Effectivement. J’ai bien le droit de me venger un peu sur des victimes innocentes de mon malheur mais coupables de ses conséquences. Par exemple, les gens normaux semblent estimer que les invalides ne peuvent être que de bonnes personnes, comme si l’infirmité leur retranchait, en plus des membres ou organes disparus, le quota de méchanceté à laquelle traditionnellement porte la chair. Il n’y a rien de plus erroné. La méchanceté des nains, par exemple, en termes quantitatifs, est moindre que celle des géants, mais je peux vous affirmer que celle des premiers est en réalité bien plus nocive que celle des seconds, car elle est plus concentrée, comme c’est le cas de ma modeste personne. Je suis si mauvais que je me venge sur des personnes qui ne sont pas directement responsables de mon malheur.
– Ce sont les pires. Clamer son irresponsabilité n’est qu’une excuse de capitaliste.
– Je ne vous le fais pas dire. D’autant que ces abrutis ne savent me répondre que par des « Monsieur-le-Comte » tout aussi hypocrites que désespérés.
– Monsieur le Comte… Mazette ! Jamais je n’avais connu un prince comme toi…
– … Venez-en au fait, l’ami, jusqu’ici vous m’aviez paru relativement honnête…
– J’ai un négoce à te proposer, Monsieur le Comte, car décidément ces gens dits normaux méritent une bonne leçon…
– N’allez pas les rosser, ce sont des imbéciles, ils méritent guère que fatiguiez vos jolies mains…
– Effectivement, tu as vu juste, l’aristocrate. C’est bien de cela dont je voulais te causer…
Je suis ainsi devenu l’associé de Jules-jolies-menottes, étrange individu insensible aux peurs bourgeoises, renommé détrousseur et anarchiste. Je précise que je n’ai accepté d’accord qu’à la condition expresse de n’en tirer aucun profit personnel… du moins sur le plan financier. Car je dois avouer que je ne refuse pas d’autres avantages… disons plus… naturels… Dans ce cas précis, Jules-jolies-menottes me fut une sorte de Saint-Pierre.
Jamais je n’oublierais la nuit où il m’introduisit au Paradis, sis 69 rue du Sacré-Cœur, lieu qui, pour moi, allait se transformer dans le plus doux des enfers. On y pénètre par de longs couloirs tapissés de velours rouge et éclairés de lumières écarlates, scintillants de miroirs et de rires insolents. Ces boyaux m’évoquent quelque vie antérieure, un passage mystique d’un état à un autre, une révolution des sens, vers l’au-delà des convenances, en bref la venue au monde d’un univers monstrueux, aux portes duquel la normalité se doit d’être irrémédiablement et définitivement abandonnée. Que de frissons dans ces couloirs du Paradis, le cœur battant, la gorge sèche. Suis-je la proie des visions ? Parfois je n’ose croire en ma propre chance, celle d’avoir enfin trouvé, par d’exceptionnels concours de circonstances, un univers où j’aie ma place, un monde qui me corresponde, auquel je sois attaché par toutes les fibres de mon être. Exalté par l’absinthe, je m’émerveille : si au-delà des lourdes portes du Paradis, je ne suis guère plus qu’un chien lépreux au ban de la société, montré du doigt, une chose honteuse provocant jusqu’à l’effroi de ma famille, dès que je m’introduis dans ce cercle de velours rouge et de miroirs, alors je regagne ma dignité de citoyen de la Commune Libre, ni nabot, ni monstre, ni Comte, tout simplement ami et soutien des délicieuses amazones du Paradis, ces anges au sourire canaille et aux sentiments généreux.
Dans ma lointaine province, les rares femmes qui accédèrent à baisser les yeux sur ma modeste personne ne le firent jamais sans une éloquente moue de dégoût. Il est vrai que celles qui avaient l’audace de s’attarder à me dévisager étaient aussitôt jugées malsaines, voire dépravées et, elles aussi, de par la complicité de leur regard, mises au ban de la société. Aussi, afin de conserver leur rang dans l’étroit monde provincial, il était de la plus haute importance pour ces « demoiselles » de m’ignorer, de me faire disparaître. Ma maigre vengeance consistait, une fois de plus, dans mon titre. Car je savais qu’elles se risqueraient à regarder, au-delà du monstre inconvenant, le Comte de Toulouse-Lautrec. La perversion qui s’instaura dès lors, régentant tout type de relation avec ce que l’on appelle galamment « le beau sexe », m’éloigna mentalement de celui-ci, avec lequel je ne maintenais qu’un commerce strictement hygiénique. Cette situation, tout aussi raisonnable qu’insipide, aurait pu se maintenir jusqu’à la fin de mes jours, si je n’avais été introduit par Jules-jolies-menottes dans ce lieu béni, dans ce lieu maudit que m’est le Paradis.
Car là, tout au bout de ce couloir, la salle principale du Paradis, dite « Le Grand Salon », m’attend, frissonnante de femmes, de véritables femmes vivant leurs passions sans peurs ni calculs. Mieux encore, au-delà des clichés de gourgandines, je découvre sous les soies et entre les froufrous des cœurs tendres et généreux, des clins d’œil complices, des rires fraternels, une humanité immense. Ces dames me prennent sur leurs genoux, me cajolent, ou encore me confient leurs peines en riant. Je suis devenu leur mascotte et elles me déshabillent – afin de vérifier ce que l’on dit sur le sexe des petites personnes – puis poussent des cris de ravissement. Cette objectivation de ma personne ne recèle aucun sous-entendu, aucune cruauté, aucun venin enrobé de mensonge pieux. Je ne suis que leur poupée, leur jouet et jamais je n’aurais imaginé me sentir si heureux. Les fées du Paradis me comblent, assaillant mon esprit et stimulant ma chair, me témoignant plus d’affection que ma propre nourrice n’avait jamais été capable, me procurant plus de plaisirs que j’aurais pu imaginer…
Cependant, il existe un nuage sombre dans le ciel du Paradis. Celui-ci menace dès que mon complice involontaire, Jules-jolies-menottes, fait apparition dans le « Grand Salon ». J’ai alors de la peine à dissimuler mon dépit et cependant, à l’instar de ces dames – qui dans l’instant cessent leurs cajoleries à mon égard -, je ne peux m’empêcher d’admirer – dévoré de jalousie – sa taille bien prise, son élan convaincant, son sourire canaille et ses mains, si jolies, qui caressent toutes celles qui ont échappé à mon emprise avec un rire mutin, pour aller se jeter dans ses bras à lui, pantelantes et repentantes. La cruelle désillusion atteint son comble quand Nini-peau-d’chien, ma préférée, fuit mes embrassades maladroites pour se précipiter, plus radieuse que jamais, dans les bras solides de ce Jules-jolies-menottes, qui les embrasse toutes à bouche-que-veux-tu, sans faire plus attention à l’une qu’à l’autre.
Ma propre bouche s’emplit alors du goût amer du dépit et j’éprouve alors de la jalousie, une sensation nouvelle que j’ai quelque peine à identifier, puis que je savoure avec rage, enviant à plaisir celui qui me vole l’autorité espiègle de mes maîtresses. De surcroît, je perçois avec clarté tout le pathétique de ma situation. En effet, je suis bel et bien la cause et l’origine de la largesse et donc des succès du beau Julot, ruminé-je, abandonné dans une alcôve au plus profond de ma déconvenue ; sans mes monstrueux dons paralysants, qui lui permettent de vider les poches de certains tout en remplissant les siennes, comment Jules-jolies-menottes aurait-il pu conquérir tous les cœurs du Paradis ? Je tente alors de rivaliser avec lui à cet égard, mais les dames – romantiques – ne semblent apprécier que l’argent gagné au risque d’une vie. Ma fortune, d’origine familiale, ne possède guère le reluisant de l’aventure et, sans hésitations, elles lui préfèrent les sous pourtant ternis du beau Julot, mais qui fleurent bon l’aventure et autres sornettes exotiques.
Je suis donc condamné à m’enfoncer dans le plus humiliant des anonymats à chaque apparition de mon associé et rival. J’en viens à me mépriser et à donner toute la raison à Nini-peau-d’chien lorsqu’elle dédaigne le pauvre nabot que je suis pour ce gredin bien tourné. Tout autre choix la rendrait par ailleurs suspecte à mes yeux. En désespoir de cause, je décide alors de rompre l’association avec ce chenapan et me jure de ne plus le faire profiter de mes dons paralysants, afin de ne plus me sentir responsable de ma propre disgrâce.
C’est le moment où, pour mon plus grand bonheur, Jules-jolies-menottes s’éclipse du Paradis sans la moindre explication. À ce qu’il semble, il est assez coutumier du fait. Toujours est-il que durant les premiers jours de son absence, ces dames, libérées de son influence, me choient plus que jamais, se disputant mes attentions. Leur affection me monte au cerveau et elles m’incitent à mille folies. J’ai le toupet de croquer Nini-peau-d’chien en train de danser le Quadrille des Lanciers, sur les rideaux du Grand Salon. La Madame, loin de me réprimander, pousse de grands cris d’extase et exige de moi que je l’introduise de plain-pied dans la fresque ainsi commencée. Aussitôt, une fougue artistique proche de la folie embrase le Paradis. Toutes exigent à grands cris un portrait, une silhouette, une gouache, un lavis, une image enfin.
Effaré par cette souveraine frénésie, je crains de ne pouvoir répondre à la demande et fais appel à un voisin de Montmartre, un drôle d’artiste espagnol, le petit Picasso, qui se déclare enchanté de pouvoir subvenir aux pressants besoins d’image du Paradis. Sa présence me rassure – il n’est pas beaucoup plus grand que moi – et sa créativité me stimule – il a beaucoup plus de talent que moi. Notre association, arrosée d’absinthe, connaît le plus grand des succès. Le petit Pablo et moi, tels des faux-bourdons, butinons toutes les reines et leurs parfums, célébrés, cajolés, sollicités. Notre production s’incline, entraînée sur la pente du poison vert, vers une abstraction à la Ali Boron (1), mais nous n’en sommes que plus aimés et célébrés. Les filles les plus instruites revendiquent cette nouvelle forme d’expression, qu’elles nomment, à juste titre, de « l’art paradisiaque ». Nini-peau-d’chien va jusqu’à exiger de l’un de ses clients qu’il m’achète son portrait. Je le cède à un bon prix, ce qui nous permet de célébrer, une fois de plus, cette formidable alliance des Beaux-arts et de la prostitution, si féconde et prolifique en plaisirs et inspirations. Parfois un arsouille se présente dans le Grand Salon, faisant rouler ses épaules, mais nos jolies ne nous abandonnent plus complètement. Pablo et moi, les petits artistes de Montmartre, sommes devenus les grands du Paradis.
Cependant, la terrible nouvelle s’abat sur notre royaume alors que nous en sommes absents. Ce soir-là, dès notre arrivée, les dames nous noient sous des torrents de larmes, puis prétextent cette inondation pour se refuser à poser pour les artistes. Pablo et moi, alarmés, échangeons des regards inquiets. Nini, la plus désolée d’entre toutes, son adorable visage tordu par le chagrin, son corps généreux secoué par les sanglots, nous annonce le drame : Jules-jolies-menottes a été arrêté. On l’accuse de meurtre et il sera probablement condamné à mort. Guillotine. L’horrible mot court dans les couloirs tendus de velours rouge, frissonne dans les alcôves, secoue les girons et referme les entre-jambes. Guillotine. Le petit Picasso s’enfuit terrorisé par ce mauvais augure qui d’un coup empoisonne l’air de notre Paradis. En tant qu’étranger, il craint terriblement toute allusion à la maréchaussée, aussi m’assure-t-il avoir d’autres choses à faire. Avant de nous séparer, il m’enjoint à ne pas revenir au Paradis si je tiens à ma carrière d’artiste. Je ne suis pas son conseil – j’ai beaucoup moins de talent que lui -, et retourne de temps à autre dans ce qui fut mon domaine et mon refuge. Hélas, une tristesse sans recours s’est emparée de ces lieux, incrustée dans le papier peint, imbibant les tentures et recouvrant les meubles et les fenêtres d’une mince pellicule opaque. De surcroît, et pour mon plus grand désappointement, mon apparition semble raviver chez ces dames le souvenir de Jules-jolies-menottes, qui entre-temps a été condamné et que l’on exécutera prochainement sur la place publique.
Je bois trop d’absinthe. Un soir où le poison vert me fait pleurer plus que de coutume, Nini, sur un ton dégagé qui ne lui est pas commun, m’annonce que la maréchaussée est à la recherche d’un mystérieux complice de Jules-jolies-menottes.
– C’est bien lui qui t’a introduit au Paradis ? me demande-t-elle, brusquement glaciale.
Je n’ose guère protester, appréhension que Nini prend à juste titre pour une confession. Dès lors, elle n’a de cesse que de me faire promettre d’aider Jules. Bien que soulevé d’indignation par l’insistance vitale de ce paradoxe, qui se sertit dans mon existence de forme persistante, je me résous à l’abdication, non sans toutefois tenter une piètre sortie.
– Hélas, ma douce Nini, comment voulez-vous qu’un nabot vous aide ?
– Il s’agit d’aider Jules.
– Que puis-je faire ? L’aider à s’évader ? Je ne pourrais même pas lui servir pour la courte échelle…
– Enfin, Henri, ne soyez pas sot, votre talent réside dans vos pinceaux et non dans la force de vos bras.
Quoiqu’horriblement vexé par cette accusation directe, je me sens toutefois flatté par l’estime dans laquelle Nini tient mon art, bien qu’à mon sens, il s’agisse d’une erreur de jugement (Pablo a bien plus de talent que moi). Je dois alors m’efforcer de lui faire comprendre, cruelle ironie du destin, qu’en dehors de mon titre, je ne vaux pas grand-chose. Je suis un artiste prostitué, qui se vend aux filles de joie en échange d’un peu d’amour. Mais Nini balaie mes piètres arguments d’une menace à peine voilée. Si les « filles de joie » se fatiguent d’être ainsi insultées, alors le monstre pourra se masturber en mémoire de leur chaleur, qu’il semble si peu apprécier. Je me confonds en excuses, jusqu’à ce que Nini condescende à me dévoiler son plan, qui a été appuyé par les anciens compagnons de lutte de Jules-jolies-menottes, m’assure-t-elle, avec des accents pressants dans la voix. L’intéressé a été instruit – par des voies inavouables – et a donné son consentement au projet.
L’idée est de transformer son supplice en un vibrant plaidoyer contre la peine de mort, cette pratique inhumaine qui avilit la modernité de nos temps et convertit le juste châtiment en une apologie de la violence. Pour emporter mon consentement, Nini se jette à mes genoux, qu’elle enserre de ses bras blancs et nus. Ma raison chavire et ma prudence de nain fond au soleil de sa chair d’amazone. Elle maintient son étreinte comme on retient sa respiration et je suffoque de bonheur. Jusqu’à présent, nulle femme n’a eu cette audace avec le nabot que je suis. Dès lors, que m’importe d’aider mon rival ! Je suis tout entier aux ordres et disposé aux enlacements impétueux de Nini-peau-d’chien.
Mes séjours au Paradis se transforment alors en séances de travail, au cours desquelles nous décidons de créer et de distribuer une affiche, contre la peine de mort et en hommage au camarade Jules. En décider le sujet devient l’obstacle suivant de nos négociations. Je lui propose un portrait de Jules que j’ai brossé dans les premiers temps de notre association mais Nini le juge peu ressemblant.
– On voit trop ce que tu ressens à son égard.
Profondément mortifié par cette remarque, je me défends en garantissant qu’une œuvre sans artiste ne transmet aucune émotion ni ne possède une quelconque valeur. Nini a un geste d’agacement et exige de visiter mon atelier afin d’y examiner l’ensemble de mes œuvres. Je suis intimidé, l’œil de la dame est plus aiguisé que prévu. Pour comble, le désordre règne en maître dans mes quartiers, comme pour dissimuler la pauvreté de mes travaux. Nini, imperturbable, feuillette les cahiers, étudie les esquisses, sillonne les croquis. Brusquement, elle me tend une vieille gouache représentant notre château familial. Le temps et l’humidité ont dégradé plus encore cette image, qui à présent s’accorde parfaitement à mes saisissants souvenirs d’enfance. Nini fronce le sourcil, examinant la gouache à la lumière.
– Ce qui est intéressant, ce sont ces touches de dégoût qui donnent toute leur existence à la structure de ce château. Tout de suite, on imagine quelque légende lugubre, qui a dû profondément te marquer lorsque tu étais enfant…
– Gilles de Rais ?
– Si tu arrivais à dessiner la guillotine comme tu as dessiné ce château, on n’aurait plus besoin de faire des discours contre la peine de mort.
– Ma douce amie, je veux bien essayer mais je crains que les hommes aiment tant la mort qu’il leur soit impossible de se priver de son spectacle.
– Je crains, Henri, que tu ne soies tout simplement effrayé à l’idée que ton nom soit mêlé…
Outré par cette allusion déplacée, j’exige de Nini son départ immédiat. Froidement, elle me rappelle que je saurais où la trouver. Elle semble si persuadée de ma collaboration qu’un accès de rage me prend après son départ, au cours duquel je détruis une bonne partie des croquis qu’elle avait examiné. Satisfait de moi-même, je laisse alors le désordre s’installer, tel un rempart vénitien. Quelques jours plus tard, le petit Picasso, accompagné d’un inconnu et d’une bouteille d’absinthe, prétend me tirer de ma neurasthénie. L’inconnu se présente : Guillaume Apollinaire, poète. En dépit de mes préventions naturelles et philosophiques à l’égard de cet office, l’homme semble échapper à la règle. Il parle haut et fort, un langage primesautier dépourvu de l’usuelle vanité dont les poètes modernes aiment tant se badigeonner. Le poison vert aiguise son esprit et Apollinaire sait démontrer tant d’ironie envers ses pairs, que le petit Picasso et moi en pleurons de rire. La soirée s’avançant, Apollinaire avoue enfin ses véritables intentions : il meurt d’envie de connaître le Paradis.
Picasso, ne voulant pas se compromettre, s’est réfugié derrière mon incontestable autorité dans ce domaine. Le poète au regard enfiévré me supplie de les mener dans le plus célèbre des bordels montmartrois. Je suis tenté de l’envoyer paître. Quoi, ce géant bien tourné, cette grande gueule au sourire ravageur est la proie des peurs les plus bourgeoises ? Pourquoi lui faut-il un guide, et de surcroît nain ? De quoi peut-il avoir bien peur ?
– Moi aussi, cher Apollinaire, sachez que parfois j’appréhende de rencontrer ma mère dans les bordels que je fréquente…
– Parfait ! C’est exactement pour cette raison que je désire que vous nous y introduisiez ! Pablo m’a montré l’un de vos portraits de Nini, et depuis, je rêve de voir le Paradis par vos yeux !
Telle une princesse de contes de fées, je suis séduit dans l’instant par ce vampire, dont l’audace est en tous points comparable à celle d’un satyre en présence d’une jeune vierge. D’un autre côté, l’expérience se présente comme stimulante. Apollinaire, en pénétrant mon esprit, sera-t-il capable d’y mettre un ordre que je suis moi-même incapable d’imposer ? Sur la défensive, j’objecte néanmoins que l’ordre du poète ne peut être celui du peintre. Mais le petit Picasso affirme s’être soumis à l’expérience, qui n’a été en rien douloureuse. Il ne me convainc cependant pas tout à fait.
– Que fait-il, alors ? Comment voit-il par nos yeux s’il ne s’introduit pas dans notre chair !?
– Je voudrais me mettre en contact avec l’aspect graphique du langage. Sa linéarité, si stérilement académique, me fatigue. La poésie doit avoir du relief, de la perspective, clame Apollinaire, de plus en plus enfiévré. C’est pourquoi j’ai besoin de l’œil des peintres.
– C’est pour cette raison que je dois vous emmener au Paradis ?
– Effectivement. Si l’expérience vous intéresse.
Cependant, un autre problème me préoccupe. Si je fais apparition au Paradis, alors Nini s’imaginera avoir gagné ma collaboration. Or je n’ai toujours rien décidé à cet égard. J’ai la judicieuse idée de soumettre le projet à mes deux acolytes, qui aussitôt se déclarent enthousiastes. Au-delà de l’aspect purement revendicatif du projet, célébrer la mort de Jules par un événement graphique, tient selon eux de l’action révolutionnaire. Cependant, leur délire s’amenuise dès que je leur propose de signer le travail en commun. Picasso, une fois de plus, se défend de par sa condition incertaine d’étranger, tandis que le poète reconnaît de trop récents démêlés avec la justice.
– Toi seul peux faire quelque chose pour Jules. Mais ne t’inquiète pas, nous t’aiderons…
À ce stade, je suis bien trop ivre pour protester, que je ne suis pas inquiet, que je ne suis pas disposé à aider mon rival, et enfin que je n’ai pas moi-même besoin d’aide. Picasso et son ami en profitent pour me m’enlever littéralement. Alors que je tente vainement de me raccrocher à mon carton à dessin en guise de protection, Apollinaire s’enflamme à nouveau.
– Quoi, vous autres peintres, en êtes encore à cet assassinat en direct ?
– Pardon ?
– L’art est une communication universelle qui touche tous les esprits ! Il naît spontanément au-delà des barrières culturelles, dans les eaux internationales de la subjectivité, où nul ne peut le revendiquer comme sien propre. L’art est collectif, comme l’inconscient duquel il est l’interlocuteur privilégié !
– Certes.
– C’est pourquoi je méprise la soi-disant objectivité des notes ou des croquis pris sur-le-champ. Je ne m’encombre jamais de calepins ni de papiers. Les réalités infusent en moi, elles se filtrent au travers de ma subjectivité et enfin voient le jour sous forme de ce que l’on nomme vulgairement inspiration. De surcroît, écrire la poésie ou encore la peindre voire la photographier, au moment où elle advient, c’est proprement la tuer, c’est-à-dire fabriquer une poésie artificielle, conditionnée par notre acte d’artiste.
– Je proteste ! L’art est le plus beau parce que le plus humain des artifices ! Aucun animal ne réalise des œuvres d’art ! La Nature elle-même est-elle consciente de l’art – que certes elle produit – mais qui n’accède au stade d’art que de par notre propre présence ?
– Ce qui revient à se demander si les artistes font partie de la Nature !
– Sommes-nous des artistes artificiels ou des artifices de l’art ?
– Qui sommes-nous en dehors de l’ivresse ?
– En voilà une phrase éculée, un cliché, un lieu commun…
– Tais-toi, traître, assassin, peintre ! Tu n’y connais rien à la rime ! Ici, c’est moi le poète !
– Ivres, nous sommes plus ivres qu’un régiment de grognards napoléoniens…
Au prix d’incroyables efforts et d’innombrables détours, nous atteignons enfin la porte du Paradis. Mais elle est fermée. Stupéfait, hébété, je contemple le faire-part cerné de noir qui s’affiche sur la porte de bois peint. Nathalie Lheureux, dite Nini-peau-d’chien, a décédé la veille au soir de la tuberculose. RIP. Je m’effondre dans les bras d’Apollinaire et y perds conscience.
Dès le lendemain, je commençais à travailler au portrait de la guillotine, mêlant sur ma palette mes larmes aux couleurs sombres de mon cœur.