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Partir : Auto-stop

« Auto-stop » est le deuxième volet de la série de nouvelles intitulée Partir.  

 
    
         La première de mes histoires m’est arrivée peu avant mon départ. Je devais attendre je ne sais quel rendez-vous pour préparer mon voyage. Je crois, sans en être sûr, que c’était avec un médecin pour mettre à jour mes vaccins. Je m’étais installé à la terrasse d’un café avec un bouquin, la lecture étant le meilleur moyen que je connaisse pour tromper le déroulement du temps. 

         Un homme est venu s’asseoir, d’une façon que je trouvais assez cavalière, à ma table, interrompant ma lecture. J’ai tout d’abord pensé que c’était un ivrogne, tel qu’il y en a beaucoup dans les bistrots. Ce ne sont pas des alcooliques patentés, mais de ces gens qui éclusent la bière ou les canons de vin sans jamais être vraiment saouls, et en perdent les convenances, les comportements de civilité facilitant les relations sociales. J’ai vite vu qu’il n’en était rien, il buvait, comme moi, un café, son regard ne vacillait pas, et sa voix calme ne présentait pas ces hésitations caractéristiques des gens entre deux vins. Il devait avoir à peu la soixantaine. Quand il a vu que mon regard quittait le livre pour se poser sur lui, il a commencé à parler.  

         J’étais un étudiant fauché, m’a-t-il dit, à la fin des années cinquante.  

         Je vous vois surpris, a-t-il continué. Si je m’adresse ainsi à vous, c’est de façon assez égoïste, parce que j’ai une heure à perdre, que je crois bien que vous être dans le même cas. Et puis, je ne saurais dire pourquoi, je crois que vous pourrez comprendre ce que j’aimerais vous dire, si vous en être d’accord.  

         Comme j’acquiesçais en levant intérieurement les épaules, il a continué, me racontant des souvenirs dont je ne savais pas pourquoi il voulait les partager.  

         Oui, j’étais un étudiant fauché, mais prendre des vacances était pour moi indispensable. Il me fallait travailler pendant tout mon temps libre pour gagner ma subsistance, et j’ai pratiqué de nombreux métiers pour gagner trois sous. En fin d’année, je ne me sentais plus capable de travailler les trois mois d’été dans ce genre de petit boulot, il me fallait utiliser ces trois mois pour m’aérer, pour rompre avec la monotonie de ma vie estudiantine, tout en grappillant quelques sommes en travaillant, au hasard des rencontres, ici ou là, aux moissons ou aux vendanges, au ramassage des fruits ou dans une équipe de bûcheronnage. Le seul moyen d’y parvenir était de partir à l’aventure, en stop, qui est une façon de voyager hasardeuse, mais qui ne coûte rien. Je partais donc tous les étés, dès les résultats des examens proclamés, sac au dos, par les routes. J’ai voyagé comme cela cinq étés durant, et le peu d’argent que je ramenais en bricolant à droite et à gauche améliorait mon ordinaire pendant quelques mois.  

         Je pourrais vous parler pendant des heures des aventures que j’ai vécues. Il y en a eu de toute sorte, mais je ne me suis jamais senti en situation de danger. Je ne sais pas comment marche le stop aujourd’hui, j’ai cependant l’impression que ce n’est plus pareil, les gens sont plus craintifs, ou plus individualistes. Peut-être aussi que les auto-stoppeurs sont moins attentifs à se mettre à la place des conducteurs, on en voit souvent qui attendent à un endroit de la route où il serait dangereux de s’arrêter. Mais je ne veux pas tant vous parler de ce que j’ai vécu en stop que du regret de ne plus le pratiquer. Je n’ai pas à me plaindre de ma vie professionnelle, je gagne au-delà de mes besoins, je roule dans une excellente voiture, je peux me payer des vacances confortables. Mais, et ça peut paraître bizarre, j’ai toujours le regret de mes errances en stop. Les rencontres que j’ai faites ont toujours été sans lendemain, mais vous ne pouvez imaginer la quantité de destins que j’ai croisée. Certains sont restés muets, des gens qui ne cherchaient pas à parler, qui étaient même gênés quand j’essayais de converser avec eux. On apprend vite à se taire dans ces cas. Mais la plupart, au bout de deux heures de route, vous ont déjà raconté une bonne partie de leur histoire, et de leurs histoires. Je pense que c’est dû au fait qu’en conduisant, on ne supporte pas le regard des autres, on peut se livrer plus aisément. Est-ce cela qui a induit le choix de mon métier ? Oui, je ne vous l’ai pas dit, je suis psychothérapeute. Curieux, non, que je me livre ainsi à un inconnu. Mais je suis certain que vous pouvez me comprendre.  

         Oui, lui ai-je répondu, à deux générations près, votre histoire est la mienne. J’ai, comme vous, passé la plus grande partie de mes vacances depuis six ans à la dure, et l’auto-stop m’a permis de découvrir une grande partie de la France sans bourse délier, et en travaillant, comme vous l’avez fait, quand l’occasion se présentait. Aujourd’hui, j’éprouve le besoin d’une rupture plus longue. Et je lui ai expliqué mon projet, et mes démarches.  

         Il m’a encouragé à persévérer, et il s’est demandé, d’un ton rêveur, si ce qu’il m’avait raconté ne relevait pas plutôt de la nostalgie de sa jeunesse enfuie.