- À Patrick Ménager, ce charmant inconnu, si doué en corrections
- À ma mère, dont la générosité m’a permis d’écrire ce roman, et qui ne l’appréciera peut-être pas.
- À tous ceux qui m’ont inspirée, m’ouvrant à d’autres horizons.
- Le cœur étranger
Lorsqu’Aimé rencontra Aimée, il eut le temps d’apercevoir un minuscule tatouage, une étoile bleue derrière le lobe de l’oreille gauche, avant que son mari ne comprenne quelle serait la suite des évènements. Il la mordit donc au visage, afin qu’elle conserve au moins un souvenir. Ensuite, il la photographia tandis qu’elle hurlait, la joue en sang. Il y a des moments comme ça, où l’on sait, du plus profond de soi-même, que tout était écrit.
Curieusement (ils étaient alors tous trois à Bali), la blessure ne s’infecta pas et il n’y eut pas de cicatrice. Les Balinais opinèrent de concert qu’il s’agissait d’un cas évident de magie noire, le mari photographe ayant consommé des champignons illégaux puis, pris d’une transe absurde, il aurait réalisé un cliché d’une idole interdite qui ne supportait pas les images. Les spécialistes invitèrent donc Aimée à une retraite mystique sur Kuta Beach tandis que son mari rentrerait seul dans son pays. Elle tomba dans la langueur feinte que sa blessure lui autorisait, entre cataplasmes odorants, infusions fruitées et huile d’arbre à thé. L’étrange engouement des Balinais à son égard acheva de l’éreinter.
Lorsqu’elle revint enfin à Paris, elle était au dernier stade de sa dépression tropicale. Elle arriva tôt le matin dans leur appartement parisien et surprit son mari en pleine transaction, en train de peser le produit dont il venait de vérifier la qualité. Il ne sut comment réagir et Aimée ignorait si attribuer sa gêne évidente à la morsure. Elle porta la main à son visage, où la chair était encore rose et tendre, comme pour prendre son élan dans le slalom géant des insultes.
Le premier client sonna heureusement en cet instant. C’était Aimé. Il consomma instantanément ce qu’il venait d’acheter. Il prétendait ainsi éviter l’accoutumance et provoquait l’enthousiasme aveugle de beaucoup, il en était même devenu une sorte de légende dans ce petit monde. Comprenant, au silence d’Aimée, la délicatesse de la situation, il lui proposa derechef de l’accompagner en Suisse, où il devait, pour le compte du célèbre artiste Le Peintre, installer entre la source du Rhin et celle du Rhône, deux néons alimentés par capteur solaire, symbolisant l’Europe naissante de tous les signaux, où les fâcheries du passé seraient renvoyées au fin fond des ténèbres muettes auxquelles elles appartenaient. La Communauté Européenne payait pour l’installation, c’était peut-être pour cette raison qu’on allait l’installer en Suisse, dans le cœur rebelle et extracommunautaire de l’Europe, avança Aimé. Le message subliminal adressé aux Helvètes était que le passé n’avait aucun avenir. C’était si platement néo punk qu’Aimée accepta.
Le mari ne sut que faire, peut-être à cause de la morsure, et, en tout état de cause, choisit de ranger précipitamment tous ses produits dans de petits sachets en plastique. Aimée prépara une valise légère, elle ne tenait pas à emporter grand-chose de cette vie-là. Aux questions de son époux, elle répondit d’un « Je reviendrai » tout aussi laconique qu’improbable. Aimé vint la chercher le lendemain matin et ils se lancèrent aussitôt sur l’autoroute du Sud, sans avoir fait l’amour ni même s’être touchés. Ils partaient, c’était tout, ils ne pouvaient, ni l’un ni l’autre, en dire plus.
Les balbuzards planaient au-dessus du couloir d’air chaud de l’autoroute du Sud, en cette saison seulement fréquentée par les poids lourds. Le corbillard Ford d’Aimé, avec sa peu ergonomique superstructure vitrée pour exposition des défunts, provoquait les klaxons amusés des conducteurs. Aimée en vit quelques-uns se tordre de rire et le prit comme un bon signe. Tel un embranchement d’autoroute, la vie se divisait en deux sortes de manifestations : les bons et les mauvais signes. Le klaxon était « bon », positif, la morsure « mauvaise », négative. Il ne fallait jamais persévérer sur la voie négative, à moins d’être franchement masochiste.
Ils filaient bon train vers la Suisse. Un silence étrange régnait dans la voiture alors qu’ils approchaient de Lyon, comme si en fait ils ne savaient pas quoi se dire. Aimé, familier des parcours solitaires, mit la radio, afin de comprendre Lyon, la Part-Dieu et leurs embouteillages. Aimée se sentit piquée au vif, comme si les accents traînants du locuteur mettaient en doute ses propres dons innés de copilote. Elle ne conduisait pas, aussi tenait-elle à faire valoir ses capacités en tant que « partenaire de voyage » et non telle un simple « paquet ». À propos de paquet, ses amies parisiennes lui avaient confié qu’Aimé possédait un engin d’une taille exceptionnelle pour un petit blanc, ce qui expliquait sans doute son attitude directrice et ses choix tranchés. Il fallait certainement apprendre à se connaître. C’était en fin de compte une escapade assez romantique, il devait s’en trouver quelques-unes à Paris bavant d’envie.
Dès la sortie de Lyon, qu’Aimé qualifia mystérieusement de « capitale française du sexe », le Rhône perdit son aspect d’égout pollué pour ressembler à un torrent de montagne. Aimée, que la curiosité torturait, lui demanda s’il connaissait Lyon si bien que cela et en quoi on pouvait la considérer comme « capitale française… ». Précipitamment, il répondit que c’était une ville bourgeoise, que les secrets liés à l’hypocrisie s’y mitonnaient au feu brûlant de la pression continuelle entre l’Europe et son cœur étranger tout proche. La seule solution était le sexe, mais un sexe débridé, violent, puissant, obsessif et sans concessions, bref le Sexe avec un S majuscule. Sa langue fourcha sur cette lettre et il dut s’y reprendre à plusieurs fois, sur quoi un silence éloquent s’installa entre eux. Elle ne pouvait s’empêcher de songer qu’il avait eu une aventure avec une ou plusieurs Lyonnaises mais elle n’osa pas pousser l’interrogatoire plus loin. Ils étaient en partance et le passé n’avait aucun avenir.
Ils suivirent le Rhône durant des centaines de kilomètres, ce qui, en-soi, était assez reposant pour des Parisiens. Une profonde tranchée fendait implacablement les montagnes qui s’annonçaient en une pente accentuée. Tout en bas, le Rhône furieux sapait le granit, les niveaux successifs de ses crues ayant désertifié ses berges. Pourtant, de la folle course du fleuve enchâssé dans la pierre qu’il détruisait, naissait une image de vie, on voyait littéralement comment la pulsion attisait la matière.
Ensuite, ce fut l’horizon apaisant du lac de Genève, tel une mer d’altitude d’où semblait naître le Rhône. On oubliait alors le fleuve, le regard était attiré par d’autres choses, les sommets brillants qui entouraient la ville ou encore les résidences de luxe au bord du lac. La visite à cent vingt kilomètres/heure ne permettait que de conserver l’essentiel. Aimée repéra une plaque apposée à l’arrière d’un camion suisse. « Ya pas l’feu au lac », lut-elle avec l’accent traînant de la région, ce qui eut le don de provoquer un rire de tête chez Aimé, tout en l’agaçant prodigieusement. Il dut se l’imaginer au bord de l’orgasme, criant ces mots, pour retrouver suffisamment d’assurance et lui ordonner de chercher l’embranchement de l’autoroute Genève-Zurich vers le col de la Furka.
Avec enthousiasme, elle se plongea dans l’étude de la carte routière et, quelques minutes plus tard, elle annonça, triomphale, qu’il fallait prendre la direction du Tessin. Aimé disconvint, agacé. Pour le moment, il était hors de question de visiter le lac de Côme.
Néanmoins, tandis qu’elle rangeait la carte routière, il se plia à ses directives, jouissant du pervers espoir qu’elle se soit trompée. Il faudrait faire demi-tour et il aurait alors tout le temps de l’humilier, proportionnellement au nombre de kilomètres supplémentaires parcourus. Aimé était incapable de lire dans n’importe quel moyen de transport, la nausée le prenait et il fallait alors s’arrêter et perdre un temps précieux.
Mais elle ne s’était pas trompée. La petite route, merveilleusement entretenue comme dans une publicité pour le chocolat, s’élevait rapidement vers des sommets de plus en plus sauvages et magnifiques, où les neiges éternelles brillaient dans le soleil, les cascades encore glacées patientaient dans l’ombre, les formes minérales aspiraient vers le haut. Il n’y avait plus de circulation, pas même un poids lourd, et les fermes de bois se faisaient de plus en plus rares. De temps à autre, ils apercevaient un troupeau en alpage, jusqu’à ce que cela devienne la seule preuve de civilisation en dehors de la route. Aimé se sentit étrangement lénifié et il en profita pour sourire brièvement à Aimée. Il admit par-devers lui qu’elle était une jolie fille, au demeurant intelligente, mais il se promit de ne pas aller plus loin dans les compliments. Elles semblaient toujours disposées à le piéger, jouant habilement de leurs éventails de grâces pour mieux le priver de sa liberté, toutes ces châtreuses en puissance. Mais cette fois-ci, il avait décidé que ça ne se passerait pas comme ça. Après tout, celle-ci était encore mariée à un autre, ce qui permettait de la renvoyer à son passé à n’importe quel moment. C’était rassurant.
La pente était raide et le corbillard paraissait s’essouffler dans ce paysage surnaturel et inhumain. Ils arrivèrent enfin au col, qui déboucha sur un lac de montagne parfaitement rond et bleu turquoise, joyau aigu lové au creux d’une grande courbe de la route, qui disparaissait ensuite entre des pics effilés. Aimé voulut récompenser Aimée, de quoi, il ne savait pas exactement, alors il décida d’un arrêt sur ce site qu’il qualifia d’idyllique. Tandis qu’il quittait la route pour se rapprocher du lac, Aimée se demanda ce qu’il pouvait bien trouver « d’idyllique » à ce panorama durement minéral, puis elle aperçut les minuscules gentianes bleues et les edelweiss, lovés entre les rochers, égayant avec la force inouïe des plantes supérieures la végétation rase alentour.
Quelques marmottes se dressèrent sur leurs pattes puis s’enfuirent à l’approche du bruyant corbillard. L’engin s’immobilisa aux abords du lac. Le silence absolu renforçait la sensation admirable des montagnes, comme s’ils les contemplaient au travers d’un œil-de-chat et que s’imposait à eux leur nature vertigineusement panoramique. Les pics pointaient de partout, avec une méchanceté sournoise au-delà de toute humanité. L’étroite plaine où se lovait le lac semblait absurde dans ce décor inconcevable, mais finalement, on pouvait s’y reposer au beau milieu de ce chaos géologique, en dépit de l’absence absolue d’ombre. La présence bleue turquoise des eaux d’altitude donnait même l’espoir d’une petite trempette rafraîchissante.
Néanmoins, dès qu’ils mirent le pied dehors, le vent glacial des sommets changea tous leurs plans. Ils pique-niqueraient à l’abri de la voiture, dans la superstructure vitrée qui avait servi de lieu d’exposition des défunts et pouvait à présent honnêtement jouer le rôle de restaurant panoramique. En hommage aux grands aventuriers, Aimé décida néanmoins de mettre une bouteille d’eau à rafraîchir dans le lac. Aimée déballa les clubs sandwiches qu’il avait du acheter au drugstore de la Place de l’Etoile, à Paris, comme il avait la manie de faire après chaque nuit blanche. Cependant, après ce voyage somme toute inattendu, l’œuf sentait déjà un peu fort et la mayonnaise avait imprégné et ramolli les tranches de pain à un tel point qu’il était préférable de laisser les sandwiches dans leur film plastique, afin d’éviter leur totale décomposition avant consommation. Miraculeusement, leur goût si unique et citadin s’était préservé jusqu’à ces altitudes sauvages.
Aimée tendit sa part à Aimé, lequel, tout en montant dans la voiture, lui apprit qu’il n’y aurait pas de baignade, l’eau étant littéralement glacée. « Tant mieux, répondit-elle, ainsi nous n’aurons pas à nous inquiéter des sables mouvants… » Aimé s’interrogea brièvement sur le sens de cette phrase énigmatique avant d’ouvrir la bouche en grand pour enfourner le plus possible du délicieux club-sandwiche parisien. Cependant, un quatre-quatre vert kaki, surgi de nulle part, s’avançait vers eux à vive allure, sautillant sur le chemin de terre.
« Merde, voilà les gardes-chasse, postillonna Aimé ; on doit être en plein parc naturel !». Aimée se retourna. Le quatre-quatre freina tout aussi brusquement qu’impeccablement, projetant quelques graviers en direction du corbillard et deux types en uniforme vert kaki en descendirent. Ils étaient jeunes et souriants mais s’exprimaient en romanche. Les deux français leur firent comprendre leur ignorance linguistique à force de maintes grimaces et borborygmes. S’ensuit un conciliabule et ils leur parlèrent en allemand, puis, comme à regret, en français, qu’un seul des deux, le plus petit et le plus empoté, connaissait.
- Que faites-vous ici ?
- Je t’avais bien dit, chérie, que les Suisses étaient plus stricts que par chez nous ! On n’aurait pas du s’arrêter ! bredouilla Aimé, confus
- Est-ce que vous avez fait des photos ? Ou des dessins ? insista l’homme tout en jetant des coups d’œil indiscrets à l’intérieur du corbillard.
- Ah, certainement pas. Je travaille dans l’art conceptuel et nous nous rendons au col de la Furka pour une exposition… s’indigna Aimé
Les deux Suisses échangèrent des regards lourds et Aimé sentit qu’il avait dit une bêtise, même s’il ne s’agissait que de la stricte vérité. Il s’empêtra alors dans des exégèses confuses, où le mot Furka revenait comme un mantra, sans doute pour éviter d’avoir à expliquer la présence d’Aimée, pour laquelle il n’avait aucune justification tenable. Le Suisse allemand finit par dire quelque chose dans la langue de Goethe qui sembla éclaircir son collègue.
- C’est vrai, mon collègue vient de me rappeler qu’il existe un refuge abandonné au col de la Furka. Et moi qui pensais que vous faisiez une exposition à la source du Rhône. C’est notre seul attrait touristique, dans le coin !…
- Refuge abandonné, si l’on veut. Disons qu’il s’agit d’une demeure historique qui n’ouvre ses portes au public que quatre mois par an.
- Oh, je vois… Comme on dit par chez nous, ya pas l’feu au lac…
- … En quelque sorte ! Mais c’est surtout devenu un rendez-vous de l’art conceptuel reconnu au niveau international. Il va y avoir Le Peintre, Catherine Millet, Miller, Annette Messager, Abramovitch, peut-être Bertrand Lavier …
- Abramovitch avec un b ou un v ?
Aimé s’aperçut avec stupéfaction que le garde-chasse francophone notait avec application les noms de ces artistes dans un petit carnet vert kaki. Il s’étonna que des défenseurs de la nature puissent se passionner à ce point pour l’art puis convint qu’après tout, l’art, quand bien même contemporain, se devait d’être démocratique et ouvert à tous. Il esquissa le pâle sourire de connivence des initiés aux gars en uniforme, bien qu’il n’eut jamais ni envisagé que la démagogie l’entraîne jusqu’à de pareils extrêmes. Le germanophone, qui jusque-là était resté de marbre, grommela quelque chose à l’adresse de son collègue, lequel se reprit aussitôt :
- Ah oui, venons-en au fait. Vous savez que vous vous trouvez en zone sensible ?
Tandis qu’Aimé ressentait une légère suée descendre le long de son échine, tout en envisageant la possible amende en francs suisses pour stationnement illicite dans un parc naturel helvète, Aimée se targua d’avoir repéré les edelweiss, ce qui visiblement impressionna les deux gardes. Le francophone plissa des yeux et lui demanda sur un ton équivoque dans quelle direction ils volaient. Aimé et Aimée se regardèrent comme s’ils venaient de découvrir la dernière réserve d’allumés européens au LSD, après tout, ces deux gars en uniforme pouvaient être déguisés, puisqu’apparemment totalement défoncés et puis enfin le LSD avait bien été inventé en Suisse.
Comme s’ils avaient saisi leurs pensées et pour dissiper tout malentendu, ils exigèrent leurs papiers, ayant décliné leur identité. Le caporal Woerth –le germanophone- s’empara des passeports et se dirigea vers le quatre-quatre, tandis que le lieutenant Blanc –le francophone- leur expliquait qu’ils se trouvaient en pleine zone de manœuvre ultrasecrète de l’armée suisse, qu’il était formellement interdit de s’écarter de la route et qu’enfin les Edelweiss étaient les nouveaux avions de combat top secret de l’armée de l’air suisse. L’atmosphère se détendit un peu lorsque le lieutenant Blanc comprit que les edelweiss qu’Aimée avait aperçus étaient ces charmantes fleurs au demeurant symbole national. Il ajouta que le surnom avait été choisi afin de pouvoir en parler sans attirer l’attention des espions, surtout les européanistes, hélas trop nombreux sur le territoire helvète.
Aimé rit jaune. Il commençait à avoir sérieusement froid. Des frissons incontrôlables le secouaient. Il éternua et le lieutenant Blanc lança un « Jésus» sonore dont l’écho se perdit de loin en loin. Mais le caporal Woerth revint vers le groupe et glissa quelque chose à l’oreille de son supérieur. Le lieutenant Blanc s’esclaffa :
- Bon, bon, ils reviennent de Bali. Et alors ? Moi-même, je suis allé en Thaïlande à Noël ! Bien, messieurs-dames, en vous recommandant de revenir sur la route au plus vite, bonne continuation… Ah, au fait, j’espère que vous ne vous êtes pas approchés du lac… Au revoir !
Sur ce conseil ambigu, ils disparurent comme ils étaient venus. Lorsqu’Aimé voulut récupérer la bouteille d’eau qu’il avait mis à refroidir dans le lac, celle-ci avait inexplicablement disparu. Il resta un instant sidéré, à considérer les eaux dont le bleu turquoise prit soudain une nuance traîtresse et perverse, mais il ne put se résoudre à accepter cette théorie délirante des sables mouvants dans les lacs d’altitude. Il se garda toutefois de signaler la disparition de la bouteille d’eau à Aimée. Il n’allait, en plus de tout le reste, lui donner raison. Lorsqu’il revint à la voiture, il lui demanda cependant si elle était une adepte de la montagne pour en savoir autant sur les lacs d’altitude. Elle lui répondit que petite, elle avait fait en rêve un voyage astral jusqu’à un lac au pied du mont Kailash, dans la chaîne de l’Himalaya, ce qui l’avait initiée sans faille aux sournois périls des lacs d’altitude. En guise de diversion, Aimé, les dents si serrées qu’elles en grincèrent, démarra la voiture sans le moindre commentaire.
Alors qu’ils retrouvaient la route, Aimée, brusquement comme prise d’un hoquet, prétendit avoir vu le haut d’une montagne s’ouvrir et un avion à réaction sortir de ce hangar improbable. Aimé arrêta la voiture en soupirant. Pourquoi les filles étaient-elles tellement sensibles aux hallucinations d’altitude ? Ça allait être compliqué de lui expliquer. Mais, dans une optique purement statistique quoiqu’un poil psychiatrique, le plus étonnant était que les dits symptômes se développaient de préférence dans des massifs de type alpin. Les volcans, aux sommets plus arrondis, ne produisaient pas le même effet sur ces dames. Aimé était persuadé que c’était à cause de la forme phallique des montagnes alpines. Mais elle insista : on voyait encore le nez de l’appareil entre les portes entr’ouvertes. Il observa à nouveau la montagne signalée et, effectivement, il discerna deux portes recouvertes de treillis camouflage, en train de se refermer. La fatigue leur jouait des tours. Aimé reprit la route en silence. Il était grandement temps de repartir vers le col de la Furka et pourquoi pas vers le Tessin.
Ils n’avaient pas croisé une seule voiture sur tout le chemin. Aimé roulait le plus vite possible et Aimée se gardait de signaler toutes les portes des hangars militaires que semblaient renfermer tous les sommets qui bordaient la route. De temps à autre, ils aperçurent tous deux un couple d’aigles, qui planaient très haut en paraissant ignorer les dangers des Edelweiss volants. La troisième fois qu’ils virent les volatiles, Aimé se demanda s’il s’agissait du même couple, les ayant rattrapés par la magie de courants d’eux seuls connus, ou bien si la région statistiquement présentait la plus importante population d’aigles d’Europe. Aimée murmura que ce n’était peut-être pas des aigles. C’était relativement agaçant cette manie qu’elle avait de lire dans les pensées des autres. Aimé, vis-à-vis d’elle, ne parvenait déjà guère à se sentir plus qu’un « autre ». Les deux aigles s’installèrent au sommet encore enneigé d’un pic, dans un ensemble parfait d’ailes déployées, comme s’ils avaient posé pour la revue du National Geographic. C’était beau comme le souvenir d’une époque disparue, où les animaux sauvages n’avaient pas peur de leurs frères humains.
Juste en-dessous, quelques centaines de mètres plus bas, un panneau de bois déglingué à la peinture écaillée indiquait : « Source du Rhône » en français. Cette fois-ci, Aimé n’avait pas envie de récompenser sa passagère mais il suivit toutefois le chemin de terre cabossé qui montait vers une grotte creusée dans un glacier bleu pâle, et d’où s’échappait un torrent tumultueux aux eaux de même couleur : le Rhône !
La force et le débit du cours d’eau fascinaient Aimée et lui provoquaient une légère angoisse, comme si elle eut voulu éviter cet immense gaspillage, que ce torrent limpide ne se transformât en égout paresseux en traversant la capitale française du sexe puis ne devint la première source de pollution en Méditerranée occidentale. Elle songea que cette idée aurait certainement plu aux deux militaires suisses. Et qui sait ? Ils les avaient peut-être orientés vers cette source afin qu’ils prissent conscience et que cette idée leur vint. Cependant, elle ne se confia pas à Aimé, dont elle avait déjà noté l’allergie aux phénomènes de transmission de pensée. Au demeurant, celui-ci se plaignit que les militaires ne l’aient pas averti de la rudesse du chemin d’accès.
Mais il fallut bien reconnaître qu’ils avaient raison, la source du Rhône représentait réellement un attrait touristique indéniable, bien que l’aménagement data de quelques décennies et que l’endroit fut aussi désert que le reste du pays qu’ils avaient traversé jusque-là. Les parois de cristal bleuté scintillaient d’une lueur propre et suintaient une eau pure qui courait rejoindre le reste du flux, grignotant inexorablement le tunnel où ils s’étaient engagés. Des formes tout aussi inhumaines que voluptueuses dansaient dans les remous indicibles du fleuve naissant, dont la grande force faisait battre le cœur et provoquait des déluges d’adrénaline dans le cerveau. Le vacarme se répercutait dans la moindre gouttelette et faisait trembler le sol gelé. Aimé s’accrochait à la rampe rouillée, tordue par les fantaisies de l’hiver et les crues de printemps. A l’entrée du tunnel, ils avaient tous deux discuté s’il fallait qu’Aimé prenne la tête de l’expédition ou s’il était plus sage qu’il se positionne à l’arrière-garde, puis celui-ci décida qu’il ouvrirait le chemin : il avait été scout dans son enfance.
A présent, il ne regrettait pas son choix. La pente était raide et le sol gelé, les marches directement creusées dans la glace. A tout instant, on pouvait déraper vers le torrent et ainsi être emporté jusqu’en Méditerranée occidentale, comme une vulgaire pollution. Aimé ne tenait pas à ce que le poids de sa compagne –qui était supérieur au sien- ne l’entraînât vers un tel destin, aussi ouvrait-il la marche et signalait-il les passages difficiles, tout en calculant pour lui-même le prix énergétique d’un sauvetage en haute altitude. Cependant, la beauté éternelle et violente des lieux finit par les lasser avant qu’ils ne parviennent à la véritable source. Aimé prétendit qu’ils étaient déjà en son cœur, aussi tournèrent-ils les talons. A présent, c’était elle qui ouvrait la marche, mais ça avait moins d’importance, puisqu’ils connaissaient déjà le chemin. En tout état de cause, comme à l’aller, si elle glissait, elle partirait seule.
Ils reprirent la route, passèrent le col de la Furka qui, de l’autre côté, se nommait Furkapass et ouvrait sur une profonde vallée. Un peu plus bas, au bord de la route se dressait fièrement une maison ancienne, la première qu’ils voyaient depuis le lac aux eaux bleues turquoise. La bâtisse vieillotte veillait sur un paysage immense qui partait du vallon creusé à ses pieds. Ce versant-ci semblait presque riant, avec son herbe drue et ses champs de fleurs en contrebas. « Enfin ! » soupira Aimé, visiblement soulagé. Le refuge de la Furkapass était si proche de la source du Rhône qu’ils comprirent la confusion des militaires.
Un homme aux cheveux de paille ébouriffés, vêtu d’une chemise blanche et d’un pantalon de paysan, (le typique soixante-huitard, pensa Aimée) sortit sur le seuil de la maison, observa lentement ses alentours avant d’agiter la main dans leur direction. « C’est Hans, le galeriste de Zurich… Un vieux pote de la Grande Époque ! » fit Aimé, satisfait, avant de le saluer à son tour, d’un grand geste amical. Il se gara sur le parking désert.
Ils s’embrassèrent entre hommes puis Hans fit un baisemain mutin à Aimée.
- Pas trop dur, le voyage ?
- On n’en pouvait plus ! On avait vraiment hâte d’arriver ! répondit Aimé, plus joyeux qu’à son accoutumée.
- Tu veux t’installer dans votre chambre ? demanda Hans à Aimée qui ne demandait rien.
La chambre sentait le renfermé et le bois verni, l’espace était réduit, l’ameublement sobre mais la vue était réellement à couper le souffle, on avait l’impression d’être en suspens au-dessus du vide. Hans désigna un ruisseau sale qui serpentait entre les herbes au fond du vallon et fièrement annonça qu’il s’agissait du Rhin.
- Incroyable, non ?
Le galeriste de Zurich semblait ignorer que de l’autre côté du col naissait un fleuve autrement plus impétueux et grandiose. Aimée songea que Le Peintre aurait de la peine à démontrer toute la symbolique de son œuvre à venir mais décida de s’abstenir de tout commentaire conceptuel et enfin se plongea dans la contemplation d’un porte-bouteilles passablement rouillé qui déparait dans ce mobilier de bois. Hans, avec fierté, annonça que ce « remake de Duchamp » lui avait été offert par Daniel Spoeri en personne. Aimée agita longuement la tête, ce que Hans prit pour une fin de non-recevoir. Il s’éclipsa alors poliment en lui souhaitant un « bon rafraîchissement ».
Aimée se sentit soulagée de son départ et en profita pour étrenner les toilettes. Elle tenta de lire un journal allemand qui traînait là, mais rien à faire, ça ne venait pas. Les dépressions suivaient toujours le même processus physiologique et durant des jours après avoir tout arrêté. A la suite des nuits de vidange venait le ressaisissement, qui étranglait les tuyaux relâchés. Et tout le mal restait à l’intérieur.
Elle ignorait qui était Daniel Spoeri. Il faudrait qu’elle demandât à Hans, mais discrètement, de façon qu’Aimé ne s’en aperçut pas. Car il était bien évident qu’ils n’étaient pas si amis que cela et d’ailleurs il régnait dans toute la bicoque cet air raréfié si caractéristique, à moins que ce ne soit tout simplement l’altitude ou encore l’art conceptuel, convint-elle toutefois. Mais elle se sermonna: ces pensées étaient celles de la vie d’avant Bali.
Lorsqu’elle voulut se laver les mains, elle ouvrit le robinet ancien de cuivre. L’oxydation du métal disparut sous la pression de ses doigts et un robinet précieux, d’un or cuivré rougeâtre, se révéla ainsi. Toutefois, elle eut de la peine à le faire fonctionner, mais finalement obtint ce qu’elle espérait : un épouvantable boucan fit trembler toutes les canalisations de la bicoque. Ça se répercutait puis ça repartait dans tous les sens, c’était affreux et parfait. Elle attendit quelques instants, puis, comme de bien entendu, aucune réaction ne se faisait entendre, elle put enfin partir à leur recherche avec une excuse suffisante. De toute façon, elle savait déjà à quoi s’attendre.
Évidemment, ils étaient dans le bureau, si occupés que la porte en était restée ouverte. On entendait tout depuis le couloir. Aimée leva à peine le pas, surtout pour éviter de faire craquer le plancher de bois.
- T’as amené quelque chose de Zurich ?
- Je n’ai pas eu le temps.
- Ton nez s’allonge et tes pupilles se rétrécissent.
- Eh, Aimé, comprends-moi. Je suis dans un programme, où ils ne nous donnent que le strict nécessaire. C’est fait exprès pour que nous ne puissions pas partager. Une manière comme une autre de détruire notre tissu social.
- Oh, ça va, ne me sers pas tes alibis trotskystes. J’avais compris qu’en Suisse, ils avaient autorisé les salles de consommation.
- Pour les résidents uniquement. On n’est pas en Hollande, ici. Nous nous en sortons assez bien avec les banques et les montagnes. On n’a pas besoin du tourisme junkie, on ne tient pas à voir débarquer toute l’Europe. Mais à ce propos, comment vas-tu faire pour installer l’œuvre de Le Peintre si tu es tellement accro que ça ?
- Oh, mais c’est du passé ! Ça fait plus de dix ans que j’ai tout arrêté. J’en prends seulement de temps à autre, mais alors vraiment de temps à autre…
Aimée eut la bonté de l’empêcher de supplier en faisant apparition dans le bureau. Ils en restèrent paralysés, leurs gestes en suspens. Aimé prenait de surcroît une teinte écarlate. Quelle salope, quelle sainte-nitouche, s’insurgeait-il. Car il était bien clair qu’elle en cherchait, elle aussi. On ne vit pas impunément avec un zigue comme son mari photographe. Mais elle ignora Aimé et ses regards furibonds pour adresser un de ses sourires enjôleurs à Hans.
- … Je crois qu’il y a un problème de robinets…
Hans tenta de reprendre une discussion qui n’avait jamais eu lieu.
- Comme je te disais, Aimé, Le Peintre arrivera ce soir si tout va bien. Vous pouvez donc vous reposer jusque-là. Quant à moi, je vais essayer d’aller régler le problème des canalisations. Elles sont d’époque et après chaque hiver, c’est la même histoire : elles rechignent à travailler de nouveau. Il faut les traiter avec doigté. Mais c’est de ma faute, j’aurais du vous l’expliquer. Merci toutefois de me l’avoir signalé, Mademoiselle… Euh… Excusez-moi, je ne me rappelle plus bien de votre nom…
- Aimée, comme lui !
- Ah oui ? C’est charmant !
- Avec un e en plus ! s’indigna Aimé.
- Aimé et moi nous connaissons depuis des temps révolus.
- Oh, je faisais ça seulement pour impressionner les filles…
Les deux hommes rirent à l’évocation de ces souvenirs. Mais c’était un rire faux, de complices pris sur le fait, quand bien même il n’y eut pas le moindre fait incriminant. Aimée resta quelques instants pensive, se demandant si, finalement, il n’aurait pas mieux valu pour elle rester à Paris. Puis elle suivit Hans, lequel se délecta en lui racontant quelques anecdotes mirifiques de cette « grande » époque où les hommes ne cherchaient que l’amour et ne trouvèrent que les drogues.