Final call, Flight number 21 to London. Please proceed to gate 33.
M. Boudreau est prié de se rendre au kiosque d’information.
Mr. Boudreau is requested to go to the information desk.
Le vol Luftansa no 671 partira à la porte 53.
Le départ du vol Alitalia 1271 à destination de Milan est retardé jusqu’à 10 h 45.
Arrivée du vol Sabena 562 en provenance d’Atlanta et de Boston.
Brusquement la litanie s’arrête. La voix du haut-parleur est légèrement nasillarde. Le répit sera de courte durée. Amélie a déposé ses sacs sur l’un des fauteuils dominant la salle des départs et des arrivées, celle qu’on a pris l’habitude d’appeler la salle des pas perdus. Pourtant rien ne ressemble moins à un égarement que ces allées et venues fébriles des voyageurs dans l’attente du signal convenu.
Famille Smith. Les quatre passagers de la famille Smith sont priés de se rendre à la porte pour le départ du vol 123 à destination de Cuba.
Où donc est passée la famille Smith ?
Les adieux sont faits. Elle n’a pas voulu qu’Anne et Philippe restent plus longtemps. Elle n’aime pas faire perdre leur temps à ses amis. Une phrase lui revient, entendue plusieurs fois ces derniers jours : Il faut laisser le temps au temps. Cette tautologie est généralement prononcée d’un ton sentencieux et grave, le regard perdu dans un au-delà nébuleux, la bouche occupée à mâchouiller une pipe à demi-éteinte. Le temps… Basculer d’un temps dans un autre, d’un temps court, morcelé, à un temps plus long, telle était la sensation qu’apportait le voyage à Amélie. Elle comprenait de mieux en mieux le sens d’une expression qu’un peintre lui avait confiée un jour : Il faut travailler dans le temps. Cette phrase lui paraissait moins énigmatique que la précédente et elle aimait penser que les choses qui comptaient vraiment n’avaient que faire de la précipitation. Mais qu’est-ce que le temps en dehors du rapport singulier que chacun entretient avec lui ? Ce n’était pas l’un des minces avantages de ces déplacements que de procurer à Amélie l’expérience intime de la durée.
Attention s’il vous plaît. Air Cubana vol no 123. Ceci est l’appel final. Tous les passagers doivent maintenant être à bord.
Your attention please. Cubana Flight 123. This is the final call. All passengers must be on board.
Atencion. Cubana…
Pour certains de ses compatriotes, les plages de Veradero sont plus acceptables que celles de Miami, considérées vulgaires et mal fréquentées. D’autant que la Floride devient une destination dangereuse, où la quantité d’assassinats augmente en proportion inverse du nombre de touristes qui ose encore s’y montrer. Amélie connaît peu ces lieux de soleil garanti. Un reste d’éducation puritaine l’oblige à considérer l’hiver comme une saison studieuse, au cours de laquelle la brièveté des jours semble appeler en contrepartie un travail prolongé.
Les passagers arrivant de Veradero seront à la sortie 2.
Air Canada informe que le vol 058 à destination de Pointe-à-Pitre est retardé parce que l’avion est arrivé en retard. Un souper est prévu à 7 heures au restaurant de l’aéroport. L’embarquement se fera à neuf heures.
Air Canada informs his passengers that the flight no 158 to Pointe-à-Pitre will be delayed due to the late arrival of the plane. Dinner will be served at the Airport Restaurant at seven o’clock. Boarding time will be 9 o’clock.
La tentation de bifurquer vers le Sud, insidieusement, la sollicite. Elle sait pourtant que l’improvisation ne fait pas bon ménage avec l’industrie des transports aériens. Décider d’aller à Pointe-à-Pitre à la dernière minute est aussi difficile que de se rendre à Paris en radeau. Elle exagère à peine. Ce n’est après tout qu’une question d’argent. Avec quelques milliers de dollars en supplément, tout peut s’arranger. Il lui suffirait d’engager sa carte de crédit, puis de disparaître sans laisser d’adresse. Une simple signature, n’est-ce pas tentant ?
John Amos est demandé au comptoir de renseignements.
John Amos is requested to the Information Desk.
Appel final. Lufthansa vol no 638. Le dernier passager est prié de se rendre à la porte 90.
On se tromperait si on croyait qu’elle fuit, ainsi assise sur l’un des fauteuils en rangée de l’aéroport, avec ses deux sacs pleins de menus objets qu’elle juge indispensables : deux petites bouteilles de shampoing, une boîte en plastique blanc, dans laquelle se trouvent une brosse à dents pliable, un tube de pâte dentifrice, deux sachets de kleenex, un chapeau de pluie transparent dans un étui surmonté d’une feuille d’érable rouge. Ridicule, ce chapeau. Elle ne se souvient pas d’en avoir jamais mis un sur la tête. Quand dans la rue elle croise quelqu’un ainsi affublé, elle ne peut s’empêcher de sourire. Mais l’objet fait partie de sa panoplie de voyageuse. Le fait de l’acheter la rassure. À l’abri des intempéries, elle se croit aussi protégée des contre-temps.
Dans l’autre sac, en simili-cuir, un oeil indiscret apercevrait en vrac une trousse de cosmétiques, de grandes enveloppes bourrées de papiers, trois carnets d’adresses, un manuscrit complet, deux romans publiés par des maisons rivales, un essai sur Les Intellocrates, maintenant paru en livre de poche, qu’elle se propose de lire depuis longtemps. Le manuscrit s’intitule : Figures de l’Indien dans la prose canadienne-française du X1Xe siècle. Comptant sur l’engouement des lecteurs français pour ce qui a trait au mythe du bon sauvage, elle espère trouver un coéditeur pour cet ouvrage.
Elle profitera du Salon du livre de Paris pour établir des contacts avec deux ou trois maisons d’édition françaises. D’une façon ou d’une autre, elle est déterminée à trouver un débouché pour « ses » livres sur le marché européen et francophone. À quelques reprises déjà, elle avait tenté l’aventure. Mais à chacun des voyages précédents, il était arrivé un moment où la volonté l’avait quittée, où elle avait quasi démissionné. Cette fois elle est bien décidée à ne pas renoncer. À rester le temps qu’il faudra pour que les projets se réalisent. Elle s’est procurée un billet d’avion avec date de retour flexible, un luxe qu’elle s’offre rarement. La présence d’Anne à ses côtés rend désormais la chose possible. Amélie peut partir tranquille. Les éditions de l’Esplanade seront bien gardées.
Passenger Albanie More is kindly requested to proceed to the Duty Shop Store immediatedly.
La personne attendant le passager Asher est arrivée au comptoir de renseignements.
The party waiting for the passenger Asher is now waiting at the Information Desk.
Le vol Air Canada 870 à destination de Paris n’est pas encore annoncé. Il reste quelques minutes à Amélie avant l’embarquement. Le temps de fureter à la Librairie/Bookstore du premier étage afin de vérifier si les livres qu’elle édite s’y trouvent ou, mieux encore, de se laisser tenter par quelque lecture déviante par rapport à ses préoccupations d’éditrice.
Sur la table d’entrée face au couloir plusieurs gros ouvrages, tous en anglais, sont mis en évidence. On remarque d’abord la série des guides pratiques : How to… Jardinage, recettes de cuisine, bricolage…, bouquins sûrement indispensables à qui doit se confiner durant quelques semaines au contenu d’une valise. À côté d’un manuel de construction de granges, un titre retient l’attention : Comment réussir sa vie. En vingt leçons. Elle palpe le livre, hésite à l’acheter. Elle s’aperçoit que dans sa hâte, elle a mal traduit. Le titre anglais se lit comme suit: How to succeed in life. Ce qui donnerait plutôt : Comment réussir dans la vie. C’est beaucoup moins intéressant qu’elle ne le pensait. Plus matérialiste. Réussir dans la vie renvoie à une certaine idée du succès, celui qui s’évalue et se quantifie. Vaut-il vraiment la peine que l’on se donne pour l’obtenir ?
Au rayon des livres français cohabitent tant bien que mal les dernières parutions des maisons parisiennes et quelques titres québécois : Félix Leclerc, le roi heureux, deux pièces de théâtre, un essai sur Trudeau, quatre romans dont l’un seulement est un best-seller, une dizaine de livres de poche. Quelle logique préside au choix de ces livres ? Pourquoi « ses » bouquins n’arrivent-ils pas dans ce lieu ? Simple question de distribution ? Elle essaiera de tirer cela au clair à son retour. Pour l’instant, elle se laisse tenter par un court récit d’Annie Ernaux intitulé Une femme. Le livre n’ayant qu’une centaine de pages, elle pourra le terminer durant le trajet. Son titre laisse entendre que le lecteur passera insensiblement de l’indéfini au démonstratif, du général au particulier, d’une femme à cette femme-là et non une autre. Comment dévoiler l’ensemble d’une vie de façon aussi économe ? S’agirait-il d’un concentré biographique, d’une capsule détachée d’un tout plus vaste ? Elle n’a pas eu encore l’occasion de lire cette auteure, dont on loue le style incisif et dépouillé. La perspective de découvrir un nouvel univers la ravit.
Dans quelques instants, nous allons procéder à l’embarquement du vol 122 pour Free Port.
Passengers who need assistance, please proceed immediately.
Le hall où se font les embarquements est à peu près vide. Quelques passagers s’attardent au bar. D’autres s’absorbent dans la contemplation des personnages en papier mâché montés sur les véhicules de tous genres et exposés sur une mezzanine le long des fenêtres. D’autres enfin s’engouffrent dans la boutique Duty Free, qui occupe un espace symétrique au hall. Des oies y trônent sur des plateaux de simili-porcelaine. Un groupe de phoques taillés dans une pierre grise, pierre sans reflet mais striée de lignes blanchâtres, regarde placidement les voyageurs. Les prix sont élevés : aucun petit bébé phoque à moins de 40 dollars. Des T-shirts affirment I love Montréal. Le coin des fourrures est envahi par des casques de renard à la Davy Crocket, cadeaux plutôt difficiles à offrir à des citadins. Seul le sirop d’érable made in Quebec garde quelque dignité dans ce bazar: un cadeau sans risque.
Amélie aurait juste le temps de téléphoner à Philippe. Elle hésite, Il arrive parfois que la voix au bout du fil feigne la surprise. Elle ne comprend pas la nécessité de cet appel, la voix, puisque les adieux viennent tout juste d’avoir lieu. Ou bien elle répète ce qui a été dit il y a une heure à peine. Ou bien la moindre intonation d’impatience, la moindre parole un peu sèche se répercute comme une onde, s’amplifiant de façon telle qu’elle peut passer pour une agression. Il faut un autre coup de téléphone, depuis l’Europe cette fois, pour se débarrasser de la boule d’angoisse logée au creux de son estomac.
Elle se lève, va vers les téléphones publics, puis revient s’asseoir sur les banquettes. Inutile de téléphoner. Philippe n’est sûrement pas rentré.
Ce départ ne ressemble pas aux autres. Si nous profitions de cette séparation pour réfléchir, avait-il suggéré. Réfléchir? Le mot avait fait sursauter Amélie. Je réfléchis tous les jours, avait-elle répondu sans trop y penser. Sans réfléchir, plus exactement. Il avait alors cru bon de préciser. Après dix ans, n’est-il pas temps de réévaluer les termes de notre entente? Que répondre à cela? Réévaluer, il avait bien dit réévaluer, comme s’il s’agissait de valeurs en bourse.
D’aussi loin qu’elle se souvienne, elle avait connu ce besoin de bouger. De changer de décor et de paysage. D’aller ailleurs. Les choses lui apparaissaient alors avec plus de relief et de rigueur. À Montréal, dans le brouhaha de la vie quotidienne, elle finissait par ne plus rien voir. Entre deux échéances, la liste des comptes à payer – ceux des imprimeurs, des correcteurs d’épreuves, des graphistes, les hypothèques, les assurances, les taxes, le chauffage, l’électricité…- ne cessait de s’allonger. La moitié de son temps passait à régler des factures. L’autre moitié à faire en sorte qu’elle ait assez d’argent pour payer les dites factures. Difficile d’entretenir l’amitié quand on a si peu de temps. Quant à l’amour…Ce n’était vraiment qu’en voyage qu’elle s’accordait quelque loisir. Encore que chacun de ceux-ci était soigneusement organisé, motivé, programmé, avec projets et résultats au bout de la ligne.
M. Claude Serré est demandé au Voyage conseil.
Mme Roseline Hébert est attendue au comptoir des renseignements.
Eva Suez is requested at the Information counter.
M. Jean Lafortune, arrivé avec Air Transat de Paris, est prié de se présenter au comptoir de renseignements.
Tant de gens perdus, attendus. On se croirait dans un hôpital pour amnésiques. À peine l’idée effleure-t-elle Amélie qu’elle aperçoit une hôtesse en tailleur blanc accompagnant un groupe de voyageurs âgés. Les dames ont des chapeaux rigoureusement assortis aux couleurs de leurs toilettes. Une robe de sept couleurs commande un pull avec des carrés de sept couleurs, les mêmes exactement que celles de la robe et du ruban qui orne le chapeau. Un homme porte un sac en bandoulière. Sa courroie est sur le point de céder. Quelqu’un prend une photo. Ils se dirigent vers la porte no 95, qui annonce le vol à destination de Paris.
Cédant à une brusque impulsion, Amélie se dirige vers le téléphone et signale le numéro de Philippe. Un message enregistré lui répond :
Je suis absent pour le moment. Veuillez laisser votre nom et votre numéro de téléphone après le bip.
La fin du message habituel est déjà effacée. Celui-ci, hier encore, se terminait par ces mots : on peut aussi me rejoindre au 681-2733. Ce numéro est celui d’Amélie. Ils habitaient le même immeuble, un triplex qui servait à la fois de résidence et de maison d’édition. Comme Philippe se trouvait chez elle plus souvent que dans son propre appartement, situé juste au-dessus du sien, il avait souhaité diriger ses appels vers son numéro à elle. Cela lui éviterait, disait-il, d’avoir à répondre à une longue liste de messages enregistrés. Amélie n’y avait pas vu d’objection. A l’usage toutefois, elle avait trouvé embêtant d’avoir à faire la secrétaire pour Philippe quand il était absent. Elle n’avait pas cru utile de lui en parler encore, se promettant de rediscuter la question à son retour. Serait-ce bien nécessaire? Pourquoi cet empressement à effacer sa trace?
Avec un léger pincement, elle s’approche de la file des voyageurs munie de sa carte d’embarquement.
Passe un homme en chaise roulante poussé par un bossu.
M. Dennis Hoppey est demandé à la porte 89.
Passager M. Tardif (sic) est prié de se présenter au comptoir d’Air Canada.
Les gens se bousculent, fatigués de l’attente ou peut-être davantage de l’imprécision qui accompagne les dernières minutes du départ. Comme si le moindre flottement dans l’horaire obligeait à remettre en cause la décision même de partir. Amélie a l’impression de connaître tout le monde. De reconnaître tout le monde. Le jeune garçon avec ses quatre sacs à dos, l’un sur le ventre, l’autre sur le dos, le troisième sur l’épaule et le quatrième autour du poignet a une allure familière. Cet homme avec son teint basané et ses cheveux longs sur le cou lui rappelle un écrivain d’origine méditerranéenne. Cette femme accompagnée de sa fille, une romancière féministe. Cette autre avec ses cheveux courts et ses lunettes d’écaille, une consoeur d’une maison d’édition montréalaise. Celle-là aux cheveux blondasses, très frisés, une auteure de best-sellers. Une autre, énorme, une fonctionnaire du Ministère des Affaires culturelles. Un homme à la coupe de cheveux très étudiée et aux tempes grises, un cinéaste connu. Voilà son agent d’assurances. Ou presque. L’attachée de presse d’une maison d’édition québécoise. Très maigre. Une auteure aux longs cheveux blonds du type naïade ou ondine, avec des yeux d’épagneul. Encore une auteure, ses abondants cheveux noirs, plats, et son large sourire sur des dents éclatantes. Amélie croit avoir des hallucinations. L’écrivain d’origine méditerranéenne, ou son double, bécote une jeune fille portant une blouse blanche et une jupe à fronces. La romancière aux cheveux frisés fait de grands gestes en direction de quelqu’un resté dans le hall du premier étage, derrière la vitre : on dirait qu’elle tourne un vidéo. Scène quatre : adieux à un fiancé à demi-chauve au teint brun. À moins que ce soit le chapitre deux de son prochain livre. Le cinéaste connu s’entretient avec deux amis. Quelqu’un rédige des carnets. Un air de samba parvient d’un groupe voisin.
Passager M. Tardif (sic) est prié de se présenter au comptoir d’Air Canada.
Encore ! Elle quittera donc Montréal avec dans les oreilles ce drôle de franglais d’Air Canada. Le transporteur est une petite cage, une sorte d’autobus avec sièges latéraux dont la hauteur peut se régler à volonté. Amélie a choisi la première place libre, proche de la sortie. Un homme et une femme entrent avec la solennité d’un couple pénétrant dans l’église le jour de ses noces. Suit une dame d’un âge certain toute vêtue de bleu, y compris les bas. Elle porte un tailleur deux-pièces composé d’une veste longue et d’une mini-jupe étroite et très courte. Une chaîne en or entoure l’une de ses chevilles. Arrive ensuite une religieuse en costume de ville, arborant une large croix sur un chemisier blanc, puis une autre tout de noir vêtue et portant le voile. Et enfin une troisième, robe blanche et voile noir. À côté d’elle s’assied quelqu’un qui pourrait être un poète décadent, fin dix-neuvième, cheveux longs et droits taillés en balai. Entre un rockeur bronzé qui sourit. Son pied accroche l’un des bagages et il trébuche. Le sourire fait place à un grognement. Un homme marche avec peine, appuyé sur sa canne, suivi par deux personnes qui transportent des sacs.
L’employé de l’aéroport clame bien fort, Avancez en arrière, puis avertit le conducteur qu’il peut démarrer. Avant que la porte ne se ferme, le haut-parleur se fait entendre une dernière fois :
Pour des raisons de santé publique, la réglementation d’Air Canada interdit de fumer dans les aéroports hors des zones prescrites.
Une petite vieille adresse un sourire nerveux à son entourage. Une jeune fille paraît dans l’encadrement de la porte. Elle a le nez crochu et le tour des yeux marqué de cercles profonds. Sa mère l’accompagne. La mère est fort jolie. La fille a sans doute survécu à un grave accident. Ce qui expliquerait son visage défait, sur lequel les cicatrices ont laissé leurs traces. Elle lit un magazine qui s’intitule Beauté.
Et Amélie de se laisser porter par le rythme des Mirabel Blues, un rythme ponctué de variations imprévues qui la distraient un temps de son propre destin.