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Liens de Sang de Janine Teisson

Mai 2000, midi de la France, à l’hôtel de ville, une exposition sur le grand résistant Jean Moulin. La gentille personne, d’un certain âge, qui accueille les visiteurs, nous parle de son frère et de son oncle, résistants en 1944.

Et l’Algérie ? Je lui demande, vainquant mes hésitations. « Quelle est votre expérience de la guerre d’Algérie? » La réponse me surprend : « Mon mari y était commandant pendant trente-trois mois. Il n’en a jamais parlé. »

Ce silence en dit long sur les rapports France-Algérie depuis l’indépendance. Si aux USA tout se sait tout de suite et puis s’oublie tout de suite après, en France, la curiosité historique, traîne, résiste et se déclare à retardement. Dès 2000, voici une trombe de révélations : Louisette Ighilhariz se rappelle la torture à Alger en 1957. Florence Beaugé, inspirée par ses interviews avec Ighilhariz et le Général Massu, publie un plaidoyer passionné contre le silence et le refus de mémoire, dans Algérie, une guerre sans Gloire. Puis, Raphaëlle Branche, Sylvie Thénault, Claire Mauss-Copeau… on note que ce sont les femmes dans la nouvelle génération qui font les recherches que leurs aînés ont remis ou évité de faire.

Jeanine Teisson a puisé dans ces livres et dans les longs silences qui les précédaient, la substance de son beau roman Liens de Sang. Le ton outragé rappelle celui de Florence Beaugé. D’une manière parfois presque didactique, comme pour protester contre la loi de 2005 qui exigeait des programmes scolaires de reconnaitre « le rôle positif de la présence française outre-mer » Teisson situe son roman dans les pires moments de la relation France-Algérie : les razzias des années 1840, massacres, enfumades, destruction de villages, de medersas, de bibliothèques ; tortures, disparitions et exécutions à Alger en juin 1957, pendant ce que R. Branche appelle « la guerre de reconquête » et finalement, dans la guerre des années « 90 » ou l’Algérie semble (mais les apparences peuvent tromper) s’acharner contre elle-même. Tant de violences dans un roman de 228 pages seraient insupportable, sans le don que Janine Teisson nous fait de trois narratrices exceptionnelles, femmes témoins des horreurs, et plus que témoins, porteuses, souvent à leurs frais, de valeurs humaines : amour, courage, solidarité. Leur intelligence, leur rage de vivre, leurs défauts mêmes, ouvrent une brèche dans la pierre dure de l’histoire, un espace par où l’on entrevoit le rêve (impossible ?) d’une Algérie faite à leur image : une Algérie de respect et de connivence entre races, religions, castes.

Ceci est particulièrement vrai pour la plus ancienne des trois, Djeyhmouna, personnage historique embelli par la fantaisie de la romancière, mariée très jeune en 1840 à Ismaïl Urbain, un français (illégitime, avec une grand’mère esclave, libérée à la colonie de Cayenne) converti à l’Islam, interprète pour l’armée coloniale, saint-simonien et visionnaire, qui envisageait les rapports France-Afrique du Nord gouvernés par le respect de l’égalité, la tolérance et le partage. Je ne connaissais pas Urbain, ami de Gautier, Tocqueville, conseiller de Napoléon III.

Il semble qu’avec lui aussi la curiosité a traîné, ce n’est qu’en 2001 que Michel Levallois en a publié une biographie passionnante : Ismayl Urbain (1812-1884) Une autre Conquête de l’Algérie.

La seconde voix, la plus complexe et tragique, peut-être, est celle de Monique, jeune communiste française vivant à Alger en 1957, enceinte mais séparée par la guerre de son mari, reparti en France. Monique cache un rebelle qui fuit une rafle dans les rues chez elle pour une nuit. Belle scène où cet homme blessé et probablement voué à la mort, se repose un instant auprès de la femme enceinte, comme si l’enfant à naître était un gage de leur salvation. On sait pourtant qu’il n’en est rien.

Dénoncée par les voisins, Monique est arrêtée et finit dans un centre de tortures où la vue des atrocités infligées aux prisonniers lui fait perdre l’enfant qu’elle porte. On l’enferme à la prison de Barberousse, où elle trouve la solidarité, impossible ailleurs dans ce pays sur le point d’éclater, parmi les prisonnières.

Vision poétique mais aussi pleine de détails vrais : parmi les prisonnières arabes, kabyles, espagnoles, pied-noir, entassées dans une même cellule, elle note, « chacune apprend par cœur les enfants des autres » (p.64)

Le roman procède par monologues, les trois femmes parlant par alternance à travers le livre : les époques s’enchevêtrent. Ou comme disait Yacine « Toute guerre est un héritage. » Les brefs chapitres ou Monique raconte Barberousse sont d’une beauté émouvante.

À la place du fils mort-né, Monique accepte d’adopter l’enfant d’une femme algérienne, qui a donné naissance à des jumeaux et choisit de garder uniquement le fils. La fille est confiée à la mère européenne éplorée. Monique appelle cette fille Claudia, l’élève en France en lui cachant pendant quarante ans la vérité sur ses origines. Claudia, la troisième voix de ce roman choral, souffre des silences, de la passivité apparente de sa mère. À quarante ans elle est médecin et travaille dans les camps des refugiés en Afrique, où elle exerce ses dons de guérisseuse mais garde en elle-même une blessure, une sécheresse d’âme qu’elle reconnait à peine. Jusqu’au jour où elle apprend presque par hasard ses origines et part en Algérie, en pleine guerre civile, à sa recherche. Paradoxe : c’est l’Algérie des années 90, pays violent qu’elle trouve incompréhensible et même rebutant à bien des égards, qui rend Claudia à elle-même.

Les deux pays – « ennemis complémentaires » disait Germaine Tillion en 1960 – ont toujours besoin l’un de l’autre, pourvu que la vérité s’en mêle, comme dans ce roman plein d’élan allégorique et de finesse psychologique : l’histoire écrite au féminin dans le plus riche sens du terme.