Créations

« Les vagues » suivi de « L’industrie humaine »

Les vagues

 

Terrain de vagues. Entêtantes et sages, aujourd’hui, comme faites sur le créneau d’une plaque à gâteau. Perchés sur les cabines de bain, des moineaux forment un public au balcon. Ils suivent une foulque à la patte arrachée qui titube sur le sable à la recherche de miettes, de graines.

Assis presque en rang sous les huées des oiseaux qu’ils semblent ne pas entendre – autres ondes, autres mondes – des retraités fixent l’eau, commentent ou tâtent cette divinité changeante et ses entrailles verdâtres.

Certains y plongent un thermomètre, et lancent un chiffre, comme un pari, vers les autres, dubitatifs ou hilares. Parfois, une voix s’impose pour un moment, s’élève un peu, teinte l’air de sa mélodie. Le ton méduse les adeptes du soleil, encore assoupis peu avant :

– Maintenant, j’étudie les hiéroglyphes. Avant j’apprenais la langue d’oc, l’ancienne, je lisais les poètes du moyen âge dans le texte. Je me suis mis à l’Égypte. Mais je ne lis pas les égyptologues, c’est des crétins, des fonctionnaires planqués. Je vais directement aux sources, moi !

Le silence à nouveau couvre tout, par vagues. Chacun rumine les chiffres, les phrases, chacun gobe la lumière.

Comme tous les soirs, une femme arrive à vélo, après son travail. Elle plie ses habits, enfile son maillot de bain et se dirige droit vers l’eau, imperturbable. Un chignon blond, très serré, semble retenir ou tendre comme un arc les traits de son visage. Tout son corps, d’ailleurs, a l’air suspendu à la boule ramassée, nerveuse, de ses cheveux. Ses jambes fendent l’eau froide sans hésiter : fesses très musclées – un cul de lutteur – soudain aspirées, avalées par l’eau. Lame qui déchire et trace, le corps géométrise la surface. Frissonnante et trop blanche, elle s’arrête un peu lorsque le cercle étreint sa taille, puis fend la masse sombre et y disparaît.

On ne voit plus ensuite que son chignon qui avance, comme le navire amiral de nos regards échoués.

 

*** 

L’industrie humaine

 

 On est sorti tout étourdi d’une grande foire de paroles. Ils avaient donné des faits, des chiffres, puis rivalisé d’explications à leur propos, tant que le monde en était rincé.

Bêtement j’étais resté muet.

Puis ils bouclèrent leurs valises, attendus par un car, destination dix villes d’Europe. Ils me laissèrent désorienté sur un parking.

Instinctivement, chercher l’eau qui lave et soulage.

Gagner à la nuit tombante une gravière, au bord d’un lac d’industrie humaine, mais envahie de roseaux. La voiture dérivait entre des rangées d’arbres. Un passant m’avait nommé le « lac de la brèche ». Voile bleuté de brume au-dessus de l’eau – signature de septembre.

Arbres argentés et vibrants de toutes leurs coupoles inégales. Arômes de pomme, de poire dans l’air moelleux, car les vergers regorgeaient de fruits mûrs, écrasés sur le sol pour la furie des guêpes.

Sur la rive, les habits vite déposés pour se jeter à l’eau. Mordante et trouble, comme un miroir agité de feuillages. J’imaginais des couleuvres d’eau glissant à la surface, dérangées, agressives ou fuyantes. D’invisibles bêtes sous-marines guettaient peut-être. Chaque onde sur l’eau électrisait ma crainte.

Comme ce serait beau pourtant de disparaître ainsi ! S’enfoncer dans la faille, passer le miroir d’ombres vertes, l’entrée du sous-terrain. Ne laisser aucune trace dans l’eau refermée.

Les suicidés font cela avec méthode. On retrouve leurs vêtements soigneusement pliés sur les galets, comme s’ils venaient de ranger leur chambre avant de sortir au grand air.