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Les Maux

De l’autre côté du pont, là où il y a dérive : rencontre.

Rencontre fortuite, inopinée de l’Un et de l’Autre (qui est l’Un ? qui est l’Autre ?) qui veulent bien essayer de se parler, de s’écouter ; mais se comprendre ? Dans le silence de la rencontre s’échappent des mots, comme troublés par la trop longue distance qui sépare leurs rives :

– Tu me parles d’un voyage. Je ne te comprends pas. Je ne suis pas venu ici par hasard. J’ai souhaité venir ici pour te rencontrer… où est chez moi ? Qu’est-ce que chez moi ? Je suis bien né quelque part : ailleurs. Un quelque part que tu veux perdu, en bordure de ton monde. Ce monde que tu appelles « mon Monde ». Mais je ne te comprends pas. Je suis parti – suis-je bien parti ? – et tu m’as accueilli. Hypocrisie ! Personne n’était là à mon arrivée ! J’ai dû marcher dans le froid, j’ai dû frapper aux portes… une année s’est écoulée avant que je ne te trouve… ou peut-être est-ce toi qui m’as trouvé ? Je ne sais pas. Je ne sais rien. rien. Mais toi, toi qui dis tout savoir ! Pourquoi ne me réponds-tu pas ? Je ne te comprends pas !

– D’ici, je t’observais. C’est vrai, tu as longtemps marché dans ma neige, tu as longtemps piétiné ce sol qui est le mien, ce sol qui m’a porté. Tu étais un étranger, mais tu me ressemblais. Alors, lorsque nos regards se sont croisés pour la première fois, je t’ai souri, et je t’ai demandé d’entrer. Il faisait froid, tu avais peur. Mais il fait toujours froid dans mon pays et les hommes ont toujours peur. Peur de quoi ? De toi ! De ton soleil ! Ce soleil qui brûle les corps, qui les calcine et les rend autre. Mon Monde a peur de ton Monde.

– Bien des années plus tard, j’ai compris ta sympathie : ton hypocrisie ?! Ton peuple a marché, beaucoup, sur toute la surface du globe. Il a parcouru les mers et a voyagé, jusqu’aux confins des Océans. Il a vu – vaincu – des mondes, qu’il a nommé ses choses : territoires, colonies, propriétés. Puis, il s’est arrêté. Il a fait une pause dans son long voyage : il s’est arrêté là, d’où je viens – ce qu’il est convenu d’appeler chez moi. Et il a continué à marcher sur ce sol, ce sol neuf et vierge. Ce sol sur lequel il a amené d’autres hommes… d’autres hommes qu’il a asservis. Je suis né de cette servitude. Je suis né de ce temps où les hommes se sont croisés. Et je porte en moi (et non pas sur moi) les traces de tes pas. Ma peau est claire : tu m’as accueilli. Mais mon cœur ? Mon coeur ? D’où vient-il ? D’ici et là. De là et de là-bas. Tu crois que je ne suis qu’un, mais je suis plusieurs. Mon cœur est plusieurs. Tu m’acceptes moi, mais ma famille ? Ceux qui sont comme moi, plusieurs, mais qui ne portent pas sur leur corps les traces de ton passage ? Je ne te comprends pas. Tu me parles. Tu me parlesbeaucoup. Mais tes mots ? Ces mots que tu choisis ? Ils me font mal : tu entends ?

M’entends-tu ?
Ces Doigts ?
Ces Oreilles et ces Yeux ?
Tu crois voir, mais tu ne vois pas.
Parce que tu n’écoutes pas !
Mon corps s’est ouvert au passage des hommes,
et,
toi,
tu as tout voulu prendre.

– J’ai pansé tes blessures : grâce à l’Histoire j’ai éteint ta douleur.

– Tu as voulu, mais tu n’as pas. Et aujourd’hui, aujourd’hui, tu voudrais que je sois comme toi. entièrement. Comme toi : que je pense comme toi, que je parle comme toi, que je ne sois – que je ne veuille n’être – qu’un ! Mais je ne suis PAS !

M’entends-tu ?
Écoute-moi !
Écoute-nous !
Écoute ces voix en moi qui te parlent de ce que tu ne veux pas : voir / entendre.
Je te dis que j’ai peur.
J’ai peur et mes mots s’évadent : ils s’évadent pour te dire cette peur… ma peur et ta surdité. À toi, le Sourd, je dois parler, et te dire tout, tout ce que tu n’as jamais voulu entendre. Je dois te parler, et te faire entendre dans cette langue qui n’est pas la mienne. Dans cette langue que tu m’as imposée. Écoute-moi : mes ancêtres ont travaillé dur. Ils ont travaillé pour toi, l’esclavagiste et le conquérant, ils ont sué pour toi et tes ambitions. Mais c’est à moi qu’ils pensaient, à moi qui te dirai un jour tout ce qu’ils n’ont pas pu te dire, hier. Tu es vieux et abîmé, ton sang a caillé sur les innombrables sols que tu as foulés. Mais moi ? Ne suis-je pas jeune et fort ? Ne suis-je pas celui qui doit te dire ce que tu as su faire oublier par ce que tu nommes aujourd’hui Histoire ? Écoute-moi !

– Raconte-moi cette histoire.

– Ne me demande pas de te raconter cette histoire. Laisse-moi simplement te parler – simplement. Parce que je veux que tu entendes, dans tes mots, le crime que tu as omis. Ne me demande pas de te raconter cette histoire, parce que j’en suis incapable. Oui, je suis incapable de comprendre ce qui s’est passé, là-bas, sur la terre où je suis né. Je suis incapable de comprendre cette histoire qui est en moi. Je suis incapable de comprendre ce malheur d’où je viens. Mais je le sens, parce qu’il vit là, sous ma peau, dans ma chair. Et je sais que tu vas m’écouter parce que moi, celui qui te parle, je suis comme toi : j’ai ta couleur.

– Il est vrai que ta couleur ne me fait pas peur. Mais ne crois pas que je t’écoute parce que tu me ressembles. Non, je suis capable d’écouter un Autre parler. Je suis capable d’entendre ses malheurs. J’ai su, avec le temps, devenir plus compatissant, et plus tolérant.

– Ce que tu appelles de la tolérance n’est rien d’autre que de la peur. Tu écoutes parce que toi aussi tu as peur. Tu as peur que je dénonce ton simulacre de liberté. Cette liberté que tu gardes, pour toi, jalousement. Cette liberté de confort que tu souhaites garder pour toi, toi et tes enfants. Serais-tu prêt à m’accueillir, moi et ma famille, moi et mes racines, moi et mes coutumes,définitivement ? Serais-tu prêt à accepter que je fasse pousser, à côté de ton blé, cette canne que mes ancêtres ont coupée là-bas, pour toi, ici ? Serais-tu prêt à entendre cette musique que tu as interdite, ici, dans tes cafés, tes bars et tes Olympias ? Accepterais-tu de m’entendre parler, à tes enfants, dans ma langue ? Ta tolérance et ta liberté sont-elles véritablement faites pour moi ? Pourquoi crois-tu que je te parle aujourd’hui dans ta langue ? Pourquoi ? Parce que tu ne sais rien de moi ! Parce que tu n’as jamais cherché à entendre mes rythmes et mon langage. Parce que tu as toujours désiré m’entendre parler dans la Langue, celle que tu as toujours souhaité imposer.

Aux Ancêtres :

– Non, je n’ai pas su comprendre, assez tôt, les enjeux de la langue qui vous a été imposée. J’étais jeune, et j’ai appris, sagement, la langue de votre malheur. Mais aujourd’hui encore, lorsque je me tourne vers la mer, je vois les innombrables sillons rouges de vos racines. Écorchés à vif, voyageant dans des cales trop petites, débarqués dans des champs trop grands, vous, les esclaves exilés, vous avez été contraints de vous plier au poids des chaînes de vos pieds, de vos mains, de votre cou. Moi, votre terre, votre malheur, votre sueur, votre sang, lorsque je me tourne vers la mer, je peux encore voir, aujourd’hui, les sillons rouges de votre trop long voyage. Ne m’en veuillez pas ! Je suis prêt, aujourd’hui, à défendre et à dire, une histoire dont je suis le fruit. Je veux qu’il sache, lui, l’homme venu du continent, ce qui s’est réellement passé : vos cris de douleurs, vos larmes de couleurs, ces larmes d’hommes et de femmes – vos larmes – enchaînés pour des raisons encore mystérieuses.

Des voix, celles des Ancêtres à la chair meurtrie par les chaînes du voyage, se font entendre – échos d’une rive échouée au beau milieu des Océans. Comme pour rompre la trop longue distance qui les sépare de la terre de l’Autre, ils hurlent, ils implorent : « pourquoi ? »

Demande-lui pourquoi !

« Akoz ? »

Pour la grandeur d’une nation ?

« Pourquoi ? »

Pour la gloire                                                            d’un peuple ?

Demande-lui pourquoi !

« Akoz ? »                                                                         « Akoz ? »

Pour le confort des siens ?

« Pourquoi ? »

Pour la prospérité d’une race ? « Pourquoi ? »

« Pourquoi ? »

Demande-lui :                                                                          qu’est-ce qu’une race ?

Demande                                                                                                                 lui !

« Kossa y lé ? »

– Les entends-tu ces cris ? Entends-tu ces cris ? Ces corps ouverts à ton passage ? Les vois-tu ? Ils poussent dans l’ignorance et l’incompréhension. Ils grandissent en souffrance dans le désir de savoir – et de comprendre – pourquoi des hommes et des femmes et des enfants ont dû saigner dans uneHistoire qui n’était pourtant pas la leur. Dans une Histoire qui leur a été imposée par les chaînes. Chaque jour j’entends leurs cris, étouffés, sous terre, cachés dans les livres de ton Histoire, dans les lignes de ton mensonge. Et aujourd’hui je t’accuse ! Je t’accuse, toi, le Sourd : d’avoir meurtri des peuples entiers, d’avoir souillé la mémoire, et tu es rentré, tranquillement – tranquillement – chez toi, le cœur serein. Mais je sais que malgré la distance, aujourd’hui encore on peut entendre, d’ici, sur ton continent, les cris des hommes courbés sous le fouet, les hurlements des femmes engrossées par le viol… je suis l’un de ces enfants. Je suis ce que tu nommes bâtard. Je suis ce que tu nommes encore (est-ce par pudeur ?) exotique. À ton retour chez toi, tu n’as retenu de moi que le soleil, la mer et les fruits. Tu as oublié tes massacres, tes viols et tes fils. Nés dans la violence. Nés de ta violence. De ton ignominie. De ta haine pour l’Autre Différent. Je t’accuse d’avoir voulu aseptiser l’humanité. Je t’accuse d’avoir pensé et d’avoir tenté de rendre le monde toujours plus blanc. Mais le blanc n’est qu’une couleur. Une couleur qui ne s’oppose à rien, pas même à une autre. Une couleur vide de sens, comme toutes les autres. Tu n’as pas le droit – tu n’as plus le pouvoir – de penser que derrière chaque couleur se cache une race. Non, pas de distinction, pas de hiérarchie, et ne me parle pas de géographie. En chaque homme il faut voir un homme, rien de plus ni de moins.

– Mais que crois-tu que je vois aujourd’hui ? J’ai tenu compte de mes erreurs passées et j’ai changé. Je ne suis plus celui dont tu me parles. Je ne suis plus ce conquérant dont tu condamnes les forfaits. J’ai compris mes erreurs passées, et aujourd’hui je les enseigne dans mes écoles pour que mes enfants sachent ce qui s’est passé, là-bas, ailleurs dans le monde. Je leur enseigne le Bien – je leur enseigne aussi ce qu’est le Mal – et ce qui est Bien, ils le feront ; ce qui est Mal, ils le détruiront.

– Ce qui s’est passé là-bas, ailleurs dans le monde, se produit encore aujourd’hui. Les mots ont changé, le vocabulaire n’est plus le même, mais qu’en est-il des intentions ?

Oui.

Des intentions ?